Dernier en date parmi les dizaines de rapports publics ou parlementaires consacrés aux collectivités locales depuis une génération, au moins, celui publié par le Sénat1 en octobre dernier dresse un bilan similaire à tous ses prédécesseurs. Réaction de Hugues Clepkens.
« L’élan initial de la décentralisation, confirmé par la révision constitutionnelle de 2003, entendait donner de plus amples marges de manœuvre aux collectivités territoriales pour décider des règles qui s’appliquent sur leur territoire. Près de quarante ans après les lois décentralisatrices de 1982, force est de constater l’échec de ce mouvement, en particulier du fait de l’exercice toujours plus intrusif du pouvoir réglementaire de l’État dans les compétences des collectivités territoriales, qui a abouti à une recentralisation de fait. »
…et d’en appeler à participer à l’élaboration d’« nouvelle génération de la décentralisation » pour pallier les détestables défauts qui ont conduit à la situation dégradée contemporaine, en « Réécrivant largement les dispositions constitutionnelles relatives aux collectivités territoriales, ces textes permettent un rééquilibrage des pouvoirs centraux et locaux en France, sans toutefois proposer un nouveau « big bang » territorial. »
In cauda venenum !
Foin d’une réforme territoriale fondamentale pour corriger les erreurs passées, pour autant qu’il soit convenable, de nos jours, de s’engager dans la voie de ce qui pourrait (horreur !) faire espérer une véritable révolution fondée sur quelques principes forts… et pourtant.
Et pourtant ! N’est-ce pas justement parce qu’on a renoncé à respecter les fondements de l’existence d’un réel pouvoir politique local, que l’on en est arrivé là où le bât blesse tant ? N’est-ce pas dans la confusion des concepts qu’a crû le désordre si bien dénoncé à longueur de rapports publics ?
N’est-ce pas parce qu’on a négligé ou oublié l’essence même des collectivités, qu’elles sont ballottées dans la houle des réformettes incessantes, incohérentes, donc inefficaces ?
Quelques exemples concrets et précis apportent la preuve que ce n’est pas innocemment que l’on a procédé, parfois subrepticement, à l’élagage, non seulement des branches maîtresses, mais aussi et surtout à la coupe des racines de l’arbre local.
1/ Issu de la pratique et du droit antérieurs, le législateur révolutionnaire avait, par la loi du 10 vendémiaire an IV consacré la responsabilité collective des habitants, de sorte que « tous les citoyens habitants la même commune sont garants civilement des attentats commis sur le territoire de la commune soit envers les personnes soit contre les propriétés ».
Souvent présenté depuis comme un dispositif visant principalement à responsabiliser les habitants du fait des émeutes survenues sur le territoire de leur commune, quelques rares connaisseurs de la chose locale savaient encore, dans les années 1970, qu’il s’agissait là d’une « conséquence de l’existence du pouvoir de police municipale2 ». Force était de relever aussi que, dès 1884, la substitution de la responsabilité de la personne morale « commune », à la place de la « communauté » des habitants, avait engagé cette obligation dans une voie qui allait la déconnecter de ses origines. Une première tentative avortée fut tentée en 1974 par une proposition de loi du PS et des radicaux de gauche, pour transférer cette responsabilité à l’État ; la seconde tentative fut couronnée de succès par la rédaction d’un article de la loi du 7 janvier 1983 – devenu, d’abord l’article L 2216-3 du CGCT… puis L 211-10 du code de la sécurité intérieure par la grâce d’une ordonnance du 12 mars 2012 – et selon lequel « L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée. »… Ou comment l’on est passé, de la fin du XVIIIème siècle, au début du XXIème de la reconnaissance de l’existence d’une communauté d’individus, responsable collectivement, à celle d’un État… dont les représentants ne manquent pas de regretter la perte de conscience et de responsabilité de ces mêmes habitants !
2/ A la même époque, c’est-à-dire en plein mouvement de « décentralisation », le législateur modifia en profondeur le régime des biens communaux, dont l’existence était attestée plusieurs siècles avant la Révolution3, laquelle s’était déjà attachée à en modifier les règles. Ce fut finalement l’objet d’articles de la loi du 9 janvier 1985, lesquels modifièrent le statut des sections de communes, dotées de la personnalité morale « possédant à titre permanent et exclusif des biens ou des droits distincts de ceux de la commune » et gérées par le conseil municipal – le seul maire, à présent ! –, d’une part, et par une commission syndicale, d’autre part. En dernier lieu, la loi du 27 mai 2013 a clairement tracé la ligne directrice de l’évolution future des sections de communes, et donc de leurs biens, en prévoyant que « Aucune section de commune ne peut être constituée à compter de la promulgation de la loi n° 2013-428 du 27 mai 2013 modernisant le régime des sections de commune. » Exit donc, à terme, la propriété collective des habitants, distincte de celle de la commune « personne morale ». Ou comment, l’une des fondations les plus anciennes et les plus profondes de la communauté des habitants est destinée à être absorbée par le principe désincarné de la personne morale, laquelle – par le comportement de ses représentants élus et techniciens – s’ingénie de plus en plus à se distinguer des habitants eux-mêmes…
3/ Puisque c’est bien de la nature de la collectivité locale dont il s’agit, la conception contemporaine du « récolement des archives » apporte une preuve supplémentaire de la perte de sens qui le caractérise. Or, les archives communales, « mémoire, au sens propre du mot » comme l’écrivit excellemment Maurice Agulhon4, ne sont plus considérées que comme des éléments du patrimoine dont les collectivités territoriales sont banalement propriétaires5. Alors que les procès-verbaux de récolement concrétisaient la transmission de cette mémoire, d’un maire à l’autre en personnalisant ainsi la permanence historique de la commune, ils ne servent plus qu’à « formaliser la passation de responsabilité du maire sortant au nouveau maire. Ils permettent de certifier de façon contradictoire l’existence des archives à un moment donné.6 »
Bref, il ne s’agit plus que d’une « paperasse » parmi tant d’autres, dont le symbolisme aurait disparu. D’ailleurs, combien de maires sont-ils appelés à lui porter une attention particulière ? Combien de responsables de services locaux attachent-ils une importance à cet acte… quand ils en connaissent l’existence ? Pourtant, à travers les siècles, ces récolements sont comme des pierres blanches sur le chemin parcouru par un être vivant, la commune et non pas par un organisme administratif désincarné. Or, quand on néglige la mémoire, que peut-on attendre de l’avenir ?
4/ Une négligence du même ordre s’attache à l’utilisation, voire à l’oubli, du cachet représentant Marianne et censé officialiser la signature du maire : sans lui, c’est un banal individu qui signe un document ; avec, c’est le représentant de la commune de la République. Certes, notre époque est marquée par la perte de la plus élémentaire des politesses épistolaires puisque nombre de lettres commerciales ne portent même plus de signature du tout, quand elles passent directement de l’imprimante à la machine à mettre sous plis… il n’empêche, la détention et l’utilisation de la « Marianne » confèrent une responsabilité notable qui fit, longtemps, l’objet d’attentions particulières. D’abord, on ne la distribuait pas inconsidérément parmi les services communaux et, surtout, on conservait scrupuleusement la trace de sa possession pour pouvoir en retrouver aisément l’utilisateur. Qui n’a pas connu les conséquences du vol de ce petit objet en vue d’un usage détourné, n’en mesure pas l’importance.
Aujourd’hui, quel « manageur » se préoccupe-t-il encore de cela, privilégiant l’examen attentif des messages évanescents de son « smartphone » allumé en permanence ?
5/ De même oublie-t-on souvent d’apposer au fronton des simples immeubles administratifs que sont devenues les « maisons communes », la devise de la République. Elle avait fière allure pourtant en affichant publiquement que Liberté, égalité, fraternité trouvaient là le lieu de leur concrétisation. Même si, comme M. Agulhon le rappelle opportunément dans le texte précité, seuls l’usage, la tradition républicaine… et la pédagogie civile imposaient qu’on écrive notre devise sur les hôtels de ville, sa présence symbolisait chaque jour, au regard de tous, l’existence même de la République.
Négliger de l’écrire, comme c’est souvent le cas à présent, n’est pas qu’un oubli ; c’est aussi, concrètement, l’oubli du cadre politique dans lequel nous devrions vivre, théoriquement.
6/ Enfin, last but not least, c’est d’une des racines les plus profondes et les fortes du pouvoir communal – le pouvoir propre de police municipale – dont on vient incidemment de se débarrasser au détour d’un texte récent. Dans son Livre blanc pour la sécurité intérieure, le ministère de l’Intérieur entend dessiner « le pacte de protection et de sécurité des Français, en plaçant l’humain au coeur de l’action. » ; nous résisterons à la tentation de voir là une manifestation bien involontaire d’humour noir dans les circonstances actuelles de maintien de l’ordre, pour nous concentrer sur une autre considération dudit document.
Afin de conforter le rôle du maire dans la sécurité du quotidien (sic), « Le livre blanc réaffirme que le maire est et doit rester le pivot7 de la sécurité dans sa commune, en sa qualité… d’agent de l’État8
disposant d’un pouvoir général de police administrative. » La banalité du propos passe en pertes et profits deux siècles de débats théoriques et politiques dont le pouvoir propre de police municipale constituait l’un des thèmes majeurs. Des interrogations, des querelles, des arbitrages ont émaillés cette discussion, sous tous les régimes, mais il restait entendu jusqu’à une date récente, que le maire détenait cette partie-là de ses « attributions exercées au nom de la commune9» « sous le contrôle administratif du représentant de l’État » et, que, par ailleurs, au titre de ses « attributions exercées au nom de l’État » et « sous l’autorité » du préfet, il concourrait notamment à l’exécution des mesures de sûreté générale10.
De ce subtil, voire trop complexe, équilibre, il ne resterait plus, selon le ministre de l’Intérieur, qu’un maire, agent de l’État, considéré comme prestataire de services dépouillé de toute légitimité politique autonome.
Au total, on notera que les commentaires bien tardifs et relatifs à la désaffection des citoyens à l’égard des élections municipales, ne trouvent toute leur portée utile que si on les replace dans la perspective des pertes de sens relevées précédemment. Ce n’est pas par hasard que la progression continue de l’abstention, au moins depuis les élections de 2001, a suivi une pente parallèle à celle de la perte de légitimité de la commune, y compris à travers quelques symboles significatifs de son histoire et de sa raison d’être, ne serait-ce que la quasi suppression du vote des impôts directs. Il n’est pas encore trop tard pour s’en alarmer ; mais il est certainement temps de réagir !
Hugues Clepkens
- Sénat, Rapport n° 48 (2020-2021) de M. Mathieu DARNAUD et Mme Françoise GATEL, fait au nom de la commission des lois, déposé le 14 octobre 2020 ↩
- La réforme municipale, Maurice Bourjol, p. 148, Berger-Levrault, 1975 ↩
- Propriété collective et identité communale, Les biens communaux en France de 1750 à 1914. Nadine Vivier, publications de la Sorbonne, 1998 ↩
- Les lieux de mémoire, I La République, p. 185, Gallimard, 1984 ↩
- Code du patrimoine art. L 212-6 ↩
- Circ. Du 1/12/2019 ↩
- En gras dans le texte. ↩
- Souligné par nous. ↩
- CGCT art. L 2122-24 ↩
- CGCT art. L 2122-27 ↩