Plus de dix-neuf mois après le déclenchement de la guerre par la Russie, l’Ukraine se défend de façon toujours aussi héroïque sur tous les fronts, en prenant encore récemment des initiatives en Mer noire démontrant sa capacité à harceler l’ennemi, sans toutefois parvenir à l’anéantir.
Depuis le début des hostilités, le 24 février 2022, les démocraties occidentales, l’OTAN, les États-Unis et l’Union européenne ont toujours été présentes pour apporter un soutien militaire et économique sans précédent depuis la seconde guerre mondiale pour la défense de ce pays situé en plein cœur de l’Europe. Des critiques, souvent injustes, portant sur une lenteur des réactions et de l’acheminement des armes, ont été émises par l’Ukraine qui s’aperçoit aujourd’hui que constituer une économie de guerre n’était pas une opération aisée à réaliser. L’Europe n’est d’ailleurs toujours pas dans cette situation et ne le sera sans doute pas dans la mesure où les grands groupes industriels d’armement envisagent à présent de montrer des chaînes de production en Ukraine même.
Les négociations de paix mises entre parenthèses mais jamais oubliées
Mais si divers scénarios de résolution des hostilités ont été envisagés depuis des années notamment s’agissant du Donbass avec les réunions dites de Normandie (rencontres diplomatiques formées de l’Ukraine, de l’Allemagne de la France et de la Russie), ceux-ci, qui avaient été un échec, ont été mis entre parenthèse depuis le déclenchement de la guerre et personne n’a osé dès lors employer le terme de « négociations » de paix. Pourtant, différents schémas de sortie de guerre existent bien depuis le début du conflit. Dans les mois qui ont suivi le début des hostilités le 24 février 2022, différents pays se sont proposés afin de trouver une issue à cette guerre et, parmi eux, la Turquie dont on sait qu’elle eut un rôle important dans la négociation de l’accord céréalier destiné à laisser la possibilité d’importer et d’exporter du blé depuis le port d’Odessa, qu’il s’agisse du blé ukrainien ou du blé russe. Les efforts de Recep Tayyip Erdoğan se sont toutefois révélés très limités et sa position pro-Hamas depuis le 7 octobre 2023, suite à l’attaque terroriste contre Israël, a fortement réduit sa crédibilité sur la scène internationale.
Ces différents plans de paix n’ont en réalité jamais complètement disparus. Parmi les États, notamment européens, à mesure que cette invasion s’inscrit manifestement dans la durée et où Vladimir Poutine plus que jamais conforté dans son pouvoir n’a pas l’intention d’abandonner son « opération spéciale », la perspective d’une reprise des négociations revient.
L’amorce d’un débat politique en Ukraine
Il convient tout d’abord de prendre en compte la situation politique de l’Ukraine dont, d’une certaine façon, la longue interview donnée à l’hebdomadaire américain The Economist le 1er novembre 2023 par le commandant en chef de l’armée ukrainienne le général Valeri Zaloujny, a été, non pas le déclencheur, mais le révélateur. En affirmant que la « guerre était à un point mort » et en évoquant les difficultés de l’armée ukrainienne, il s’est fait l’écho de l’impasse où l’armée ukrainienne se trouve aujourd’hui dont il est l’acteur central. Certains observateurs estiment qu’il n’y a rien de plus normal que le chef des armées s’exprime de façon aussi forte sur la situation militaire difficile pour rappeler à l’Occident et à l’OTAN qu’ils doivent agir encore plus vite dans l’aide militaire à l’Ukraine.
D’une part, quelles que soient les caractéristiques d’un régime politique, dès lors qu’il s’agit d’une démocratie, il appartient aux responsables politiques de faire de telles déclarations et non pas aux plus hauts gradés de la hiérarchie militaire.
D’autre part, on en veut pour preuve la déclaration faite deux jours plus tard par le chef de l’État Volodymyr Zelenski, selon laquelle les propos tenus par le général Zaloujny étaient de nature à affaiblir la défense de l’Ukraine. Qu’on le veuille ou non, à supposer même que les déclarations de Zaloujny auraient été faites avec l’accord du président Zelenski, cela traduit un dysfonctionnement au plus haut de niveau de l’État.
L’adhésion à l’Union européenne sans souveraineté territoriale pleine et entière ?
Cet épisode montre également qu’un débat politique commence à poindre en Ukraine sur la poursuite des activités militaires et les pistes éventuelles pour tenter d’un sortir. Certes, la population ukrainienne est, dans son immense majorité, derrière son président aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que différents responsables, dont des proches du président Zelenski, commencent à demi-mot à reconnaître que les difficultés de la guerre pourraient ouvrir une nouvelle phase à ce sujet.
Cela est d’autant plus vrai que l’Ukraine demande, si ce n’est exige, que le conseil européen du 14 décembre 2023 donne son accord pour l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne avant la fin de l’année. Sur ce point, jeudi 9 novembre 2023, la commission européenne a donné son avis favorable à l’ouverture des négociations de la même façon que pour la Moldavie, et a aussi donné son aval pour que la Géorgie obtienne le statut de candidate officielle à l’adhésion. La présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen, a toutefois mis l’accent sur la nécessité de continuer les réformes qui, manifestement, ne sont pas encore, loin de là, achevées.
A supposer que tel soit le cas et que tous les États donnent leur aval à ce processus, cette bonne nouvelle pour l’Ukraine pourrait aussi signifier la nécessité de faire des choix politiques majeurs sur le plan intérieur.
Volodymyr Zelensky a ainsi affirmé que la fin de la guerre, qu’il espère proche, signifierait la fin du processus d’adhésion à l’Union européenne et non pas le début.
Même si le scénario apparaît hautement improbable pour différentes raisons, cela signifie que l’Ukraine pourrait « découpler » le recouvrement de sa souveraineté territoriale de l’adhésion à l’Union européenne pour en faire deux sujets et enjeux différents. En d’autres termes, comme certaines voix ukrainiennes l’ont déjà exprimé, l’Ukraine envisagerait à terme d’entrer dans l’Union européenne amputée d’une partie de son territoire, le Donbass et la Crimée. Même si les deux situations ne sont pas complètement comparables, il s’agirait d’opter pour un scénario à la chypriote dans lequel, tout en ne reconnaissant pas le fait accompli de l’occupation d’un territoire, le pays tout entier serait officiellement membre de l’Union européenne.
Ce scénario est réaliste, sauf si bien entendu, l’arrivée des F16 américains en nombre et la livraison en masse de missiles de longue portée changeaient la donne d’ici le premier trimestre de l’année 2024.
Une adhésion accélérée à l’OTAN ?
D’une façon concomitante, l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, a également déclaré que l’adhésion à l’OTAN pourrait se faire très rapidement malgré le traité qui prévoit qu’un pays en guerre ne peut entrer dans l’organisation. Mais encore une fois, par une fiction juridique dont les diplomates et juristes ont le secret, de facto, les mêmes régions contestées pourraient être d’une certaine façon occultées, permettant de réduire la portée de l’article 5 qui consacre le principe de l’assistance mutuelle en cas d’agression militaire.
En évoquant ces différents scénarios de négociation de paix, il n’est pas question de les reprendre à notre compte en raison de la grande sensibilité du sujet et des positions extrêmement tranchées et souvent irréconciliables des uns et des autres. Il est simplement question de recenser les hypothèses qui circulent aujourd’hui.
La question politique rejoint la question militaire et celle de l’état des forces en présence. Si l’économie russe rencontre des difficultés, il en est de même pour l’économie ukrainienne soutenue en bonne partie, notamment pour les salaires des fonctionnaires, par les aides financières considérables de l’Union européenne et des États-Unis, lesquels ont déclaré récemment que « 96% des ressources fournies par le Congrès » étaient épuisées, laissant planer une interrogation sur la poursuite de cette aide malgré les dénégations officielles.
Les atouts et faiblesses des différents camps
Pour la Russie, malgré une armée dont il a été démontré à plusieurs reprises depuis le début de la guerre le faible niveau d’équipement, la faible motivation, un commandement déficient, son principal atout demeure dans sa capacité de mobilisation avec l’augmentation de l’âge de la conscription depuis plusieurs mois. Au mois d’octobre, 20 000 soldats supplémentaires ont été recrutés. La Corée du Nord a aussi livré des munitions, soit un million d’obus d’artillerie de 152 mm selon les sources américaines. Sur le plan technologique, les russes ont aussi amélioré leurs performances et appris beaucoup depuis le début de la guerre. Les ukrainiens, de leur côté, continuent à se battre héroïquement, mais dépendent toujours plus du soutien militaire de l’OTAN et des puissances occidentales. La capacité de recrutement n’est pas aussi importante que celle de la Russie et, comme les russes, les pertes sont considérables notamment autour de la ville d’Avdiivka où le front se fige. La tentative de franchissement du Dniepr s’est aussi révélée jusqu’à présent aventureuse et a généré de nombreuses pertes. Ainsi, malgré les informations selon lesquelles les russes connaîtraient de nombreux déboires ce qui n’est pas faux, et que l’armée ukrainienne enregistrerait des avancées notables, au final, ni l’une ni l’autre partie n’a, jusqu’à présent, réussi à opérer une percée significative sur le terrain.
Cela signifie que la guerre est destinée à s’inscrire dans la durée, relançant la réflexion sur une sortie de crise, perspective qui pourrait, pour les différentes raisons évoquées dans cet article, devenir plus précise dans les semaines qui viennent, toutes choses égales par ailleurs.
Patrick Martin-Genier