« Les discussions théologiques me semblent presque toujours absurdes et grotesques. » En aiguisant ce trait, Simone de Beauvoir pensait-elle aux doctes Byzantins qui dissertaient sur le sexe des anges, alors que les troupes ottomanes étaient en train de percer les murailles de Constantinople ? Il paraît difficile de ne pas prêter cette pensée à l’auteure des Mémoires d’une jeune fille rangée et du Deuxième Sexe, sans pour autant soupçonner la philosophe de nier la nécessité du débat intellectuel, elle qui faisait dire à l’un des personnages des Mandarins : « Je suis un intellectuel. Ça m’agace qu’on fasse de ce mot une insulte : les gens ont l’air de croire que le vide de leur cerveau leur meuble les couilles1. »
L’art de la disputatio
Oublions ces querelles byzantines du XVe siècle ; restons en revanche dans le Paris des intellectuels cher à la philosophe pour y remonter le temps de quelques siècles et évoquer ce XIIIe siècle qui avait vu la reconnaissance par le roi de la jeune université de Paris et la création d’un collège par Robert de Sorbon. Un lieu et une époque où se pratiquait la disputatio, la dispute théologique, un exercice très prisé des maîtres de la scolastique. S’il est né aux XIe et XIIe siècles dans la pénombre studieuse des cloîtres, cet art devient, avec celui du commentaire, l’un des deux piliers dans la pédagogie universitaire. Son objectif est clair : rechercher la vérité ; sa méthode, dialectique, consiste à examiner des arguments de raison et d’autorité afin de trouver une solution à un problème théorique ou pratique. Le maître pose une question à laquelle un premier étudiant commence à apporter des éléments de réponse ; c’est le respondens. Un autre étudiant apporte alors la contradiction ; c’est l’opponens. Place est enfin donnée au maître afin qu’il apporte sa solution, la solutio, et réponde aux objections. Sont aussi organisées des disputes entre maîtres qui remplissent souvent les aulas.
Oral, cet art n’est pas oratoire. Il suffit de lire les transcriptions de ces disputes, rédigées par les étudiants ou par les maîtres eux-mêmes (comme les célèbres Questiones de Thomas d’Aquin) pour constater l’absence de toute rhétorique, de tout pathos : le raisonnement prime, jusqu’à être brutal. Mais la polémique n’est-elle pas encouragée : si, dans les réponses, les autorités sont explicitement nommées, tel n’est pas le cas de celles qui servent aux objections ; le principe est d’opposer, de contester des thèses mais non de juger des personnes.
C’est à cette époque et dans ce cadre universitaire parisien qu’a lieu, au milieu du XIIIe siècle, une grave crise intellectuelle et disciplinaire. Des théologiens parisiens, et non des moindres comme Thomas d’Aquin, s’inspirent des œuvres d’Aristote redécouvertes depuis un siècle pour enseigner, commenter et « disputer » les dogmes chrétiens. La montagne Sainte-Geneviève s’enflamme, le trouble s’étend jusque dans les venelles de Paris, au point que son évêque doit intervenir : en 1270, Étienne Tempier promulgue une première liste de 13 thèses qui ne doivent plus être enseignées sous peine d’excommunication. Malheureusement, la mesure est insuffisante ; il doit la réitérer sept ans plus tard et dénoncer cette fois 219 propositions. Il y est bien question des anges… mais aussi des extraterrestres !
Simone de Beauvoir aurait-elle qualifié d’absurde ce dernier sujet ? Sous le vocable de « pluralité des mondes », il traverse en réalité l’histoire de la philosophie. Si je l’évoque ici, c’est d’abord pour indiquer la manière dont l’évêque de Paris a tranché les disputes scolastiques et académiques à propos de la possible existence d’autres mondes et d’autres humanités, ailleurs dans le cosmos.
La question peut être résumée ainsi : l’existence d’êtres conscients, intelligents est-elle compatible avec la foi en un Dieu qui crée les humains sur Terre et à son image ?
Est-elle admissible par une tradition religieuse fortement anthropocentrée ? Étienne Tempier répond : il ne revient pas aux croyants, y compris aux théologiens, de décider à la place de Dieu de ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Par conséquent et contrairement à la thèse aristotélicienne, il n’est pas question d’affirmer que la Terre constitue le seul monde habité. En plus d’être raisonnable, la position ou, plus exactement, la posture de l’évêque de Paris concorde avec l’esprit de la dispute : la vérité défendue en fin de compte par le maître n’est pas définitive ; elle devra être ultérieurement reconsidérée, disputée à nouveau, confrontée à de nouvelles opinions. Si, pour les scolastiques, la vérité est probable, si elle peut être prouvée, l’esprit humain, même réuni en collège, en académie, n’en demeure pas moins faible et limité.
La question d’autrui
L’autre raison pour laquelle j’ai choisi de rappeler les querelles parisiennes et, tout particulièrement, celle provoquée par une possible pluralité des mondes habités, tient à son sujet lui-même. À l’instar de celui des anges et de leur sexe, il m’apparaît comme l’un des multiples avatars d’une question aussi ancienne que notre humanité et même que l’apparition de la vie sur Terre, la question d’autrui. D’autres que moi, que nous existent-ils ? Qui sont-ils ? Dois-je les rechercher ou les attendre, les désirer ou les craindre ? Autant d’interrogations qui, si elles jalonnent nos quotidiens individuels, fondent aussi nos manières de construire nos espaces publics, d’y instaurer les débats sans lesquels nos sociétés n’existent qu’en apparence, finissent par s’enliser dans les ornières de l’habitude, par s’enfermer dans les frontières de l’évidence et du quant à soi, en espérant, en prétextant ignorer tout ce qui n’est pas connu, reconnu, maîtrisé.
J’aime dire que cette question d’autrui poursuit notre espèce comme son ombre.
Non seulement parce que nous sommes des êtres vivants et devons comme tels gérer des rencontres avec d’autres vivants dont nous devons savoir ou décider s’ils sont des amis ou des ennemis ; mais parce que nous sommes aussi des êtres dotés d’une imagination qui nous projette sans cesse dans un au-delà spatial et temporel, individuel et collectif. Ceux qui, sur les rives du Bosphore, s’inquiétaient du sexe des anges ou, au bord de la Seine, se disputaient à propos d’éventuels extraterrestres savaient pertinemment qui étaient immédiatement leurs ennemis, qu’ils portent les couleurs du sultan ottoman Mehmed, défendent ou au contraire refusent la pensée d’Aristote. Mais, dans une sorte de sursaut, ils tentaient d’élaborer une vision, de rechercher une vérité de l’être humain qui dépasse les limites de leur connaissance, de la bienséance, des orthodoxies de toute sorte.
De ces disputes théologiques dont les sujets peuvent, comme à Simone de Beauvoir, nous sembler absurdes et grotesques, nous pourrions donc appliquer non seulement quelques traits de méthode et en inspirer nos débats, mais aussi retenir leurs perspectives, leurs horizons qui ne se limitent pas aux murailles de nos quotidiens, de nos habitudes. Si l’intérêt pour le sexe des anges semble avoir disparu en même temps que l’Empire romain d’Orient, celle de la pluralité des mondes a continué à passionner les intellectuels après la querelle parisienne. Ainsi, quatre siècles après les décisions d’Étienne Tempier, le sieur de Fontenelle invitait la marquise avec laquelle il menait ses Entretiens sur la pluralité des mondes à penser « hors les murs » ; au cours d’un de leurs badinages nocturnes, il mit en scène un bourgeois qui, depuis les tours de Notre-Dame, ne pouvait distinguer aucun habitant à Saint-Denis et jugeait donc qu’il n’y vivait personne. « Notre Saint-Denis c’est la Lune, et chacun de nous est ce bourgeois de Paris, qui n’est jamais sorti de sa ville », concluait Fontenelle pour défendre, au contraire, l’existence d’alter ego au-delà de l’espace public parisien, voire sur la Lune.
Il faudra attendre encore un peu avant que nous intégrions les habitants de la Lune ou les anges dans notre espace public ; mais il n’est jamais trop tôt de les accueillir dans notre espace de pensée : avec eux, nous pouvons mieux comprendre ce que signifie être humain.
Jacques Arnould
Théologien et historien des sciences
- Cf. pour les deux citations, Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958 et Les Mandarins, Paris, Gallimard, 1954. ↩