La nouvelle édition du rapport annuel mondial de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Ramses 2022, aborde cette année l’état du monde au-delà du Covid.
Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’Ifri, nous livre dans ses « perspectives » une analyse complète et claire des principaux enjeux sanitaires, économiques, géopolitiques et géostratégiques qui agitent le monde. Il identifie des problèmes internationaux spécifiques, leur hétérogénéité, faisant ainsi ressortir l’enchevêtrement des facteurs qui y sont à l’œuvre et la complexité des relations internationales. Dans Ramses 2022, il intègre la pandémie dans le fait économique et dans l’explication qu’il donne de la marche du monde. La pandémie, qui n’est pas encore vaincue, a fait progresser la connaissance scientifique et contribué à renforcer l’accélération de la mutation de l’économie mondiale par l’envahissement de l’économie numérique : développement fastueux du télétravail, téléenseignement, visioconférence, comme substitut au voyage d’affaires, explosion de l’e-commerce avec ses implications au niveau logistique, développement record de fusions et acquisitions, mais aussi : déclenchement à moyen et long terme des pénuries et amplification de la cyber-criminalité. Plusieurs de ces évolutions génératrices de hausse de prix, font craindre le spectre de la hausse des taux d’intérêt. Il soulève par ailleurs l’accélération de la redistribution des puissances à la base de problématiques marquantes :
- Le multilatéralisme est-il un simple slogan ? Ne doit-on pas creuser la notion de puissances de toutes tailles et analyser la structure de leur zone d’influence ?
- Depuis le dernier sommet de l’Otan, la Chine est-elle considérée comme une menace pour l’alliance atlantique ?
- Le flanc sud de l’UE est-il destiné à devenir « l’horizon stratégique majeur des européens» ?
Thierry de Montbrial insistait dans ses « perspectives » depuis Ramses 2008 et ses multiples écrits, sur la notion de multipolarité du système international, son hétérogénéité (politiquement et idéologiquement), sa globalité et sa complexité. Dans Ramses 2022, il soutient qu’au-delà du slogan, le multilatéralisme traditionnel pourrait bien ne jouer qu’un rôle marginal ; il apparaît à présent dominé par deux pôles : les Etats-Unis et la Chine. « L’hétérogénéité présumée entre les deux, montre que la première vise à préserver sa position et la seconde à acquérir la position dominante ». Les Etats-Unis et la Chine ne sont pas les seuls à vouloir constituer des zones d’influence, « la Russie joue sa partition de jeu de puissance ». Autre exemple retenu celui de la Turquie. Erdogan, comme Poutine cherche à saisir les opportunités extérieures. « Si le multilatéralisme ne joue plus par ailleurs qu’un rôle marginal ou formel dans les prochaines années, et si le système de l’ONU ne parvient pas à se réformer dans l’avenir prévisible comme il est hautement probable, la tentation pourrait être grande pour les Etats-Unis, la Chine, voire la Russie – en s’associant avec tel ou tel autre Etat en tant que de besoin – de former une sorte de directoire planétaire de fait, fondé sur le réalisme, de façon aussi à réduire le risque d’un accident susceptible d’enclencher une Troisième Guerre mondiale » écrit de Montbrial.
Qu’en est-il de l’Europe et de ses flancs ? Avant d’examiner l’état de l’Union européenne, Le président de l’Ifri rappelle des préliminaires : géopolitique, politique internationale, guerre et diplomatie, concepts développés dans son ouvrage L’action et le système du monde1.
Il considère qu’il ne serait pas sage à ce stade de discourir abstraitement sur le concept d’identité européenne. Il serait plutôt indispensable d’œuvrer à identifier les intérêts communs des membres de l’Union et à les faire partager par les populations : par exemple la coopération spatiale, la coopération militaire…
De Montbrial soulève par la suite le problème auquel l’Union européenne aura à faire face au sein de l’Alliance atlantique à un moment où la Chine pourrait représenter une menace. « La question des relations transatlantique par rapport à la Chine est fondamentale, car les EU de Biden ont déjà commencé à jouer la carte discutable d’une approche idéologique, consistant à réunir sous la bannière étoilée l’ensemble des Etats supposés démocratiques face à la coalition abstraite des démocratures et des dictatures. De ce point de vue il est possible que le rapprochement actuel entre la Russie et la Chine serve la cause de ceux des Démocrates américains qui promeuvent l’esprit de croisade. Les Européens ont mis le doigt dans un engrenage qui risque d’y conduire. » ajoutant plus loin, « Les Européens doivent maintenant savoir ce que les historiens de la longue durée voient comme évidence ; rien n’est jamais acquis à long terme ; ni le succès de la construction européenne, ni la pérennité du protectorat américain […] le plus grand risque serait de pratiquer la politique de l’autruche ou si l’on préfère celle du non choix. » insiste de Montbrial. Quelle autonomie stratégique alors se présente pour l’Europe ? Pour répondre à cette question, il adopte une approche constructive : les Européens devraient prendre en charge leurs propres intérêts dès lors qu’ils ne sont pas incompatibles avec ceux des Américains.
« Le point d’ancrage pour identifier un intérêt immédiat, proprement européen, concernant l’Afrique du Nord/Moyen-Orient – entendu comme le flanc sud le plus proche – est le phénomène migratoire, dont les origines sont bien antérieures aux tragédies du « printemps arabe » […] On ne peut expliquer en détail ces flux humains qu’en se remémorant l’histoire. » soulignant que l’immigration européenne est, culturellement, marquée par l’islam et par la mémoire de la période coloniale. « Quoi qu’il en soit, ne serait-ce qu’en raison du poids croissant des communautés musulmanes au sein de l’UE, celle-ci, en tant que telle, ne peut plus se permettre de regarder en spectateur ce qui se passe en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient, et de subir passivement les conflits qui s’y déroulent » avertit de Montbrial.
Quant à l’action de la France au Sahel, elle s’inscrit dans le cadre général du jeu qui se manifeste en Afrique comme partout. « D’un point de vue européen, l’idée qu’on doive défendre le sud de notre flanc commence à être timidement reconnue » souligne de Montbrial, insistant sur le respect de la ferveur des pratiquants de la religion musulmane, il s’oppose à l’instrumentalisation de l’islam comme de toutes les religions à des fins politiques ou criminelles.
S’agissant de l’autonomie stratégique de l’Europe, de Montbrial affirme « qu’elle pourra prendre sens dans son voisinage (au sud, mais aussi à l’est et au nord) en faisant l’effort d’identifier des objectifs communs, tout en admettant que l’entente sur les grands principes de sécurité n’est pas incompatible avec la concurrence économique ou culturelle entre Européens. »
Il termine ses perspectives par un avertissement aux futurs candidats de l’élection présidentielle « L’avenir de l’Union européenne désormais otage de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, se jouera dans les prochaines années. La France ne pèsera pas dans les choix à venir si son incapacité à se réformer devait lui faire perdre la maitrise de son destin ».
La deuxième partie de Ramses scrute trois principaux enjeux pour 2022 : sortir de la crise, la course à la puissance et 30 ans après la chute de l’espace post-soviétique.
- Les conditions de la sortie de la crise ne peuvent être calibrées sur les expériences d’hier. Les constructions politiques et institutionnelles dérivées du concept de santé mondiale ont été inopérantes face à la pandémie et ont marqué la fin des illusions. La crise incitera à de multiples remises en cause ; au niveau national ou de l’organisation de la sécurité sanitaire mondiale. La société internationale doit tout repenser pour faire face aux prochaines pandémies.
- Le temps du Covid n’a pas pulvérisé la course à la puissance qui continue depuis trente ans, et tend à redéfinir âprement la hiérarchie des puissances. La crise a seulement permis de mieux identifier quelques éléments contemporains désormais déterminants dans l’avenir : les facteurs technologiques, financiers, militaires, culturels. Une question se pose : dans quelle mesure le monde ouvert à la mondialisation survivra-t-il aux confinements de crise ?
- 30 ans après la chute de l’espace post-soviétique, Moscou fait son retour remarqué dans le jeu de la puissance. Des questions se posent sur sa stabilité, sur la pérennité de son régime politique, sur la viabilité de son économie. Compte tenu du poids du pays, la question russe est à réintégrer dans les réflexions sur la construction d’un nouveau système international quel qu’il soit.
« La crise sanitaire mondiale nous renvoie à un programme inchangé : les questions de demain – nouveau dessin des puissances, organisation collective, maîtrise des technologies, prise en charge des problèmes transversaux… – sont celles d’hier, en plus grave. Après le temps panique, le temps stratégique est de retour » écrit Dominique David, conseiller du président de l’Ifri, rédacteur en chef de Politique étrangère.
Le troisième volet de Ramses 2022 « Le Monde en questions » examine les enjeux européens : quelle Allemagne après Angela Merkel ? Les orientations de la prochaine présidence française du Conseil de l’UE seront essentiellement dominées par la relance post-Covid et par la volonté d’affirmer une autonomie européenne dont la pandémie a révélé les manques. Veiller à garder des relations actives, bien qu’encadrées, entre l’UE et la Chine, dans le cadre d’une stratégie propre en dépit du durcissement des pressions américaines. Un tour du monde des crises apporte un éclairage particulier sur des thèmes fondamentaux qui marqueront l’avenir : terrorisme vingt ans après, les crises du Sahel, l’enjeu de la Cop 26, les Etats-Unis de Biden, les ambitions turques, les évènements tragiques qui secouent la Péninsule arabique et l’Asie face à la Chine.
Les Repères offrent dans la quatrième partie une chronologie 2020-2021, une cartographie originale, le monde en chiffres comportant notamment des chiffres du Covid-19 et des vidéos des chercheurs de l’IFRI.
Ramses est un ouvrage essentiel de référence : les problèmes et stratégies aux niveaux national, régional et international, sont scrutés par des chercheurs et spécialistes de ces questions. Un rapport annuel utile répondant à l’attente du lecteur et chercheur curieux d’appréhender les différents enjeux qui secouent le monde.
Katia Salamé-Hardy
Ramses 2022
Au-delà du Covid
Sous la direction de Thierry de Montbrial et Dominique David
Ifri/Dunod, 2021,
372 p. – 27 €
- L’action et le système du monde »PUF 2002 réédité en 2011 : approche des relations internationales fondée sur la « praxéologie » science de l’action en vue de changer une partie du monde, théorie confortée par des classiques de la philosophie d’Aristote et de Kant et se situe dans le sillage de l’approche de Raymond Aron ↩