Dans le kaléidoscope des images diffusées par les médias, on peut mesurer les différences d’appréhension face aux évènements majeurs qui jalonnent le cheminement de l’humanité, et pour tous ceux qui sont sensibles aux leçons du passé, de l’Histoire avec un grand H si l’on préfère, l’actualité éveille des comparaisons et des échos souvent douloureux mais toujours significatifs…
Dérision des images de contrôle du pass sanitaire dans des galeries commerciales de France vides d’affluence en période estivale par des forces de l’ordre confrontées par ailleurs à des désordres et incivilités lourdes de conséquences, illustrées par ce qui vient de se passer à Stains, dans un climat de délitement généralisé, oblitéré par l’inconscience collective, comparées à celles de la tragédie qui se déroule sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul, depuis la chute de la capitale afghane aux mains des Talibans dimanche de l’Assomption 2021, oui, on peut frémir et s’interroger sur le cours des événements et les leçons à en tirer…
Tandis que les propos du Chef de l’état sur la maîtrise des flux migratoires prévisibles en provenance d’Afghanistan soulèvent une énième polémique à Paris, le grand honneur du Président de la République fédérale d’Allemagne, Frank Walter Steinmeier, est de lancer un cri à la hauteur du drame de l’heure : « Les images de détresse à Kaboul sont une honte pour l’Occident politique. » En effet, la panique et l’effroi qui poussent des milliers d’Afghans, femmes, hommes, enfants, à se ruer au peril de leur vie vers les appareils sur les pistes de l’aéroport de leur capitale, susceptibles de les arracher à leur terre natale pour fuir un enfer prévisible, devraient couvrir de honte et inciter à la plus grande compassion ceux qui resteraient insensibles à ces images terribles. Personne de raisonnable ne peut porter crédit aux paroles des Talibans sur une prise de contrôle de la capitale afghane apaisée et dans le respect de l’intégrité des populations piégées par le retrait de la coalition et de leurs autorités en fuite, eux qui en 2001 n’ont pas hésité à dynamiter la figure tutélaire des trois Bouddhas de Baniyan, trésor de l’humanité, et à infliger les pires sévices à leurs compatriotes au nom d’une lecture fanatique et dévoyée de l’Islam… Ce serait probablement la réitération de la confiance accordée aux promesses d’un Hitler, déguisé en queue de pie, par les diplomates des démocraties occidentales lors de la cérémonie des vœux de l’année 1939 dans la nouvelle Chancellerie à Berlin…
Tragique destinée de l’Afghanistan, verrou et clé d’accès au sous-continent indien, par la mythique passe de Khyber empruntée par les Perses, les Mongols et les Tartares pour répandre l’islam en Inde, patrie de figures éminentes disparues comme le dernier Roi, Mohammad Zaher Shah du clan illustre des Barakzai, déposé pour le plus grand malheur de son peuple en 1973, du Commandant Massoud ou du Président Hamid Karzai, terre meurtrie par le dernier grand conflit de la guerre froide de 1979 à 1989, dans lequel s’est enlisée l’armée d’U.R.S.S, à l’instar des troupes américaines au Vietnam, oui, il y a tout lieu de ressentir de la honte et de la tristesse pour les promesses non tenues et l’échec, après tant d’années de luttes et de souffrances pour les populations afghanes, de l’instauration d’un régime stable et tolérable par tous. C’est un grand échec partagé à l’échelle des démocraties reconnu à juste titre par le Président de la République fédérale d’Allemagne, avec une lucidité exemplaire, comparée au laconique faire-part de départ en provenance de Washington, pour des considérations de politique interne propres aux États-Unis…
Alors, c’est bien le moins que puisse faire l’Occident démocratique que d’assurer à travers des norias aériennes le salut de ceux que l’on pourra sauver du désastre et du fiasco dans lesquels des politiques hasardeuses et présomptueuses, face à la complexité historique et culturelle afghane, les ont entraînés… Ne jamais revivre la honte et la tâche morale pour les diplomates occidentaux de tragédies passées comme la chute de Phnom Penh ou de Saigon -au moins aucun organe de presse digne de ce nom n’osera parler de libération de Kaboul ou de victoire du peuple afghan devant le drame actuel !-. Et il faut espérer qu’aucune Afghane et aucun Afghan ayant eu des liens avec nos pays d’Europe et ayant cru en la protection de nos valeurs démocratiques ne subissent le sort tragique des Cambodgiens refoulés de l’enceinte de l’Ambassade de France, au cœur du cauchemar déclenché par la chute de Phnom Penh aux mains des Khmers rouges, si bien décrit dans le livre admirable de François Bizot, Le Portail… Il faut aussi souhaiter qu’aucune personnalité afghane, politique ou issue de la société civile, ne vive le calvaire d’Amir Abbas Hoveida, ex Premier Ministre iranien, interviewé sans beaucoup de compassion ni de respect pour sa personne dans sa cellule, avant d’être conduit au supplicie par les sbires de l’ayatollah Khomeini…
Les heures qui viennent nous diront vite ce qu’il faudra retenir de la chute de Kaboul et des images de détresse qui nous parviennent de son aéroport, ultime espoir de lueur dans les ténèbres qui s’apprêtent à retomber sur l’Afghanistan pour des êtres de chair et de sang victimes de nos présomptions et illusions face à des forces dont on sous-estime toujours le pouvoir de nuisance néfaste, en oubliant trop vite les erreurs du passé dans d’autres conflits au contexte certes différent, mais qui ont aussi donné lieu à des crimes hélas trop vite oubliés dans nos mémoires et consciences collectives. Serons-nous en mesure d’en tirer une leçon salutaire ? On peut hélas en douter dans le flot continu d’une information où l’actualité semble rebondir de tragédies en catastrophes, sans nous laisser de répit, sur fond d’incendies meurtriers autour de la Méditerranée et de séisme dévastateur en Haïti, loin de Kaboul abandonné à son destin obscur…
Eric Cerf-Mayer