Ce qui étonne, lorsque l’on voit les images de la débâcle américaine en Afghanistan, est sa soudaineté, l’extrême rapidité avec laquelle le gouvernement mis en place par les américains et « dirigé » par Ashraf Ghani, est tombé.
Les experts et autres observateurs, dans la foulée des dires du département d’Etat américain, annonçaient il y a seulement quelques jours la chute de la capitale d’ici trois mois. Or le pouvoir s’est écroulé en l’espace de quelques heures. Le président en place a pris la fuite, laissant son peuple à l’abandon sous le prétexte d’éviter une « effusion de sang ». Les Talibans, entrés dans Kaboul, n’ont donc eu qu’à investir le palais présidentiel et prendre le contrôle des administrations. Ils auraient été eux-mêmes surpris de la facilité de cette conquête alors que, jour après jour, les principales capitales régionales étaient tombées en leurs mains.
La défaillance et la responsabilité américaines
La rapidité des évènements ne doit rien au hasard. En réalité, le gouvernement civil n’a tenu, pendant vingt ans, que grâce au soutien militaire américain. Aucun travail n’a été fait sur la société civile, aucun investissement n’a été réalisé en profondeur dans l’administration afghane, notamment la police et l’armée, par ce qu’il faut bien appeler (du point de vue afghan) les forces d’occupation. Le pouvoir civil dirigé par une administration corrompue en grande partie, n’a jamais mis à profit ces années pour réformer, faire notamment évoluer le statut des femmes, mettre fin aux règles barbares qui continuent à régner dans ce pays, notamment les règles tribales.
La débâcle est donc essentiellement de la responsabilité des Etats-Unis. Lors de son intervention télévisée du 16 août, le président Joe Biden en a imputé la seule responsabilité au seul gouvernement afghan, oubliant un peu rapidement que l’administration a été, vingt ans durant, défaillante pour stabiliser la situation. Il est peu de dire que beaucoup d’américains ont ressenti un réel sentiment de souffrance et de trahison en se demandant à quoi les quelques 2400 morts et 20 000 blessés avaient pu servir, alors que de surcroît le président a évoqué des raisons de « sécurité nationale » pour partir en Afghanistan, soit le même motif qui avait conduit George Bush à envahir puis occuper ce pays.
Toutefois, on ne saurait reprocher au seul Joe Biden d’avoir procédé à ce retrait. Cette décision avait été déjà prise par l’administration Trump lors de négociations avec les talibans à Doha (Qatar) en 2020. Le reproche que l’on peut formuler à la nouvelle administration démocrate, que l’on sait pourtant expérimentée, fut son amateurisme dans le suivi du calendrier et les modalités de ce retrait.
De la République à l’Emirat islamique
L’évacuation n’est pas encore achevée que la nouvelle administration se met en place. Un gouvernement de « l’Emirat islamique d’Afghanistan » va être constitué. Des négociations sont en cours pour tenter de présenter une vitrine acceptable au monde : le gouvernement comporterait une ou plusieurs femmes et ne serait pas exclusivement composé de membres des talibans, mais également de responsables politiques ayant déjà de l’expérience.
Il faudra juger sur les actes, mais ce n’est pas tant la formation du gouvernement qui est en cause que l’orientation qu’il prendra sur tous ses aspects de la nouvelle politique.
Les nouveaux dirigeants talibans, dont certains ont notoirement pris part à des opérations terroristes dans le passé, ont déclaré qu’ils continueraient à appliquer strictement la loi de la charia, ce qui augure mal du sort cruel qui sera réservé aux femmes. Mais hélas sur ce point, la communauté internationale sera impuissante.
Sur le plan international et quelle que soit la nouvelle politique, plusieurs grandes puissances ont d’ores et déjà décidé de reconnaître le nouveau gouvernement, la Chine et la Russie en premier lieu. Ces deux pays sont dans un schéma de concurrence géostratégique dans cette région si stratégique en Asie aux confins de deux sous-continents, avec d’autres puissances à proximité dont le Pakistan (qui aurait une capacité nucléaire suffisamment développée pour produire une bombe), lui-même en conflit avec l’Inde, sans oublier l’Iran qui sera tenté de collaborer avec les talibans et qui constitue une menace pour Israël et la région. Les implications géopolitiques sont multiples qui pourraient conduire à déstabiliser encore plus cette partie du globe.
L’Europe délaissée et seule face à ses problèmes
Que fera l’Europe ? Elle n’aura d’autres choix à terme que de reconnaître les nouvelles autorités dès lors que celles-ci ne sont pas le résultat d’un coup d’Etat par définition illégitime, mais d’une vacance du pouvoir et de l’armée d’Afghanistan.
Ce qu’ont dit de concert Joe Biden, Boris Johnson, Emmanuel Macron et Angela Merkel, ainsi que les représentants des Nations-Unies, est qu’en aucun cas ce pays ne devra redevenir une base arrière du terrorisme. Or rien n’est moins sûr. Les talibans ont tissé leur toile pendant vingt ans dans toutes les provinces et les moindres villages, ont imposé leurs règles de fait sans que qui que ce soit ne soit en mesure de les arrêter, ni les militaires américains dont ce n’était pas le problème, ni le gouvernement central qui n’en a jamais eu les moyens et/ou la volonté.
Pendant des années, les talibans se sont livrés à des massacres visant tous les civils qui étaient simplement soupçonnés de les dénoncer à la police ou l’armée.
Il n’existe aucune raison que cette violence cesse aujourd’hui.
De surcroît, et cet aspect est moins connu, Daech a aussi combattu en Afghanistan pour fomenter des attentats contre les Américains au cours des dix dernières années et même si cette organisation terroriste est souvent apparue comme concurrente des Talibans, Talibans et Daech se sont tolérés unis dans la haine de l’occupant américain.
Faire disparaître cette présence terroriste ne se fera pas en un jour, ni même en un mois ou plusieurs années d’autant que les talibans ne disposeront pas d’une force de police suffisante pour y parvenir. C’est dire que cette menace restera réelle dans les années qui viennent et tant les Américains que les Européens devront être d’une extrême vigilance pour y faire face à tout instant.
La problématique des réfugiés et instrumentalisation politique
Quant à la crainte d’une nouvelle vague migratoire, l’inquiétude de l’Europe est aussi très palpable. Pour avoir mis en garde contre « des flux migratoires irréguliers », le président Emmanuel Macron a été soupçonné de n’être plus dans le secours aux réfugiés, mais dans la campagne présidentielle afin de ne pas encourir les foudres politiques notamment de la part du Rassemblement national de Marine Le Pen, conduisant le chef de l’Etat à préciser sa pensée et à réaffirmer le devoir d’accueil des réfugiés.
Or face à l’exode en Afghanistan, ce n’est pas quelques centaines de réfugiés qu’il va falloir accueillir en Europe, mais plusieurs dizaines de milliers. Sur ce point, la solidarité européenne risque de faire défaut. Quelques jours avant la débâcle, le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, avait ainsi déclaré qu’il serait mieux que les réfugiés se rendent en « Turquie plutôt qu’en Autriche, Suède ou Allemagne ». Malgré l’annonce d’une réponse unie et forte de l’Europe face à cette nouvelle « vague migratoire » promise par le président de la République de son allocution, il est fort à parier que, de nouveau, l’égoïsme national dominera. Dans son allocution du 16 août, la chancelière allemande Angela Merkel a été également on ne peut plus vague sur l’accueil des réfugiés dans son pays. Il faut dire, d’une part, qu’elle n’est plus candidate aux élections législatives du 26 septembre et que, d’autre part, le candidat de son parti -la CDU- à la chancellerie pour les élections du 26 septembre, Armin Laschet, accumule les déboires. Le débat migratoire pourrait avoir des effets encore plus dévastateurs sur la campagne car de nombreux allemands gardent encore en mémoire l’accueil des réfugiés en 2016, ce qui avait conduit l’année d’après le parti d’extrême-droite, AfD, à remporter plus de quatre-vingt-dix sièges au parlement.
En France, manifestement, Emmanuel Macron a tout de suite intégré une dimension de politique intérieure dans son allocution.
Il a ainsi clairement adressé un message adressé aux Français montrant qu’il resterait ferme sur la politique migratoire de la France, façon préventive de couper court à toute critique de la part de l’extrême droite. Or aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une problématique de migrations de façon générale, mais d’une question relative au droit d’asile avec un volet humanitaire, ce qui est radicalement différent. Mais on voit bien une fois de plus qu’il n’y aura pas d’accord européen sur un « quota d’accueil ».
En outre, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, construit déjà depuis un certain temps un mur de trois cents kilomètres de long de la frontière iranienne et a annoncé qu’il ne serait plus le gardien de la politique migratoire européenne. Les flux des réfugiés seront ainsi fatalement détournés vers l’Europe, ce qui menace, une fois de plus, de faire voler en éclat toute velléité de solidarité.
Cette débâcle aura incontestablement des conséquences majeures dont toutes n’ont pas été évaluées à leur juste mesure. La réflexion sur la capacité de l’Europe à devenir plus autonome vis-à-vis des Etats-Unis va devoir de nouveau s’intensifier d’autant que Joe Biden, sur ce retrait, a purement et simplement abandonné ses partenaires européens, montrant à quel point son slogan « l’Amérique est de retour » était vain et sans issue.
Patrick Martin-Genier