La France tremble à l’occasion de la réforme des retraites. Il est tentant de voir dans ce mouvement de révolte un camaïeu de phénomènes typiquement français : l’éternelle ritournelle révolutionnaire, le progressisme socialiste dans son combat pour la diminution perpétuelle du temps de travail, l’infrangible résistance aux changements des « gaulois réfractaires ». Mais il est aussi tentant d’y voir une réplique sismique de ces tourments politiques qui fracturent l’Occident.
L’Occident a en effet succombé à l’utopie politique, celle de l’État libéral, qui succède aux deux autres grandes utopies qui l’ont précédé, l’État socialiste et l’État fasciste. L’État libéral constitue la forme politique de l’Occident globalisé, le mode de gouvernance de la « Fin de l’Histoire » et de la marchandisation du monde. Il incarne l’état des individus, et des associations d’individus, c’est-à-dire les communautés. Il règne sur les États-Unis de Joe Biden, le Canada de Justin Trudeau, la France d’Emmanuel Macron, et enfin l’Union européenne d’Ursula Von der Leyen. Tout comme les États socialistes et fascistes en leur temps, l’État libéral se pose comme une téléologie, la forme finale et aboutie du gouvernement des hommes, le fruit mûr du sens de l’histoire, de la modernité et du progrès. Il est lui aussi administré par un parti unique, central (plus que centriste), qui scelle la fin de l’alternance politique, puisqu’il ne saurait y avoir de contestation d’un système qui prétend à l’hégémonie. En revanche, à l’inverse des deux autres utopies, il s’agit là d’un autoritarisme doux et bienveillant, qui régente par la raison et la démonstration, à l’aide d’axiomes et de syllogismes. Le libéralisme économique est le seul garant de la prospérité. Le libéralisme sociétal est lui le seul garant de la paix (qu’elle soit civile ou entre les peuples) et de la pleine liberté de l’individu.
Sortir du libéralisme, c’est donc plonger le monde dans la ruine, la guerre et l’oppression.
Démonstration est ainsi faite qu’il n’y a pas d’alternative ; mais avec tout de même la promesse de lendemains qui chantent, faits de consommation et de progressisme sociétal.
L’État libéral dérive, et diffère, du libéralisme dit classique ; s’il reste peu interventionniste en matière d’économie et qu’il promeut la production et la compétition économique, il l’est en revanche fortement sur le plan sociétal, se voulant le garant d’une liberté qui serait égale pour tout un chacun.
Il vient en cela défaire l’association des deux clivages, qui allaient de pair dans l’ancien monde du clivage gauche-droite, l’économique et le sociétal, en instaurant l’alliance de la droite économique et de la gauche sociétale.
La droite économique rejette ainsi son alter ego sociétal (en particulier la défense de l’identité nationale), rompant avec le conservatisme. La gauche sociétale délaisse elle son alter ego économique (en particulier la lutte pour l’égalité économique), rompant avec le socialisme. Les élites de chaque camp fusionnent ainsi en un « en même temps » de droite et de gauche, et abandonnent là leur masse respective, toutes deux rendues caduques dans le paradigme de la mondialisation : celle des travailleurs pour la gauche, celle des Français pour la droite.
Cet État libéral s’est installé insidieusement dans le monde Occidental, comme une évidence, sous l’effet de la globalisation.
Une « révolution tranquille », dont l’élection d’Emmanuel Macron a été pour la France l’épiphanie. L’élection de Donald Trump aux États-Unis a été elle, la révélation inverse, la première secousse tellurique de la remise en question de la téléologie libérale. Les Américains ont désormais assimilé que le clivage gauche-droite n’est plus, que les conservateurs d’hier marchent désormais main dans la main avec les libéraux d’aujourd’hui, au sein de l’ « uniparty ». Les Français contemplent à leur tour cet état de fait dans ce théâtre de guerre qu’est devenue l’Assemblée, observant le parti unique de la révolution libérale subir le siège, et les assauts, des mouvements de la contre-révolution, qu’ils soient animés par l’esprit de revanche de la gauche économique, ou par la soif de conquête de la droite sociétale.
François-Xavier Roucaut
MD, MSc, Psychiatre
Chef du département de psychiatrie, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec (CIUSSS MCQ)
Professeur adjoint de clinique, Faculté de médecine de l’Université de Montréal
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