La situation très explosive qui prévaut en Guadeloupe aujourd’hui est un sujet de réelle consternation pour tous ceux qui sont viscéralement attachés aux liens entre la France et son prolongement outre-mer et par conséquent aspirent ardemment à un retour au calme devant les images de chaos atterrantes en provenance de l’archipel.
L’ironie du sort veut que cette année 2021 soit celle du 75e anniversaire de la loi de départementalisation adoptée le 19 mars 1946 à l’unanimité sur proposition d’Aimé Césaire, le plus jeune des députés de l’outre-mer pour transformer le destin des quatre vieilles colonies issues du premier empire colonial français, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion. La France sortait à peine de la deuxième guerre mondiale et tout semblait augurer d’une nouvelle ère sous l’égide du Gouvernement provisoire de la République… Cette loi elle-même élaborée à partir des trois propositions émises par de grandes figures politiques de l’outre-mer, Léopold Bissol pour la Guadeloupe et la Martinique, Gaston Monnerville (futur Président du Sénat sous la Cinquième République) pour la Guyane et Raymond Vergès pour la Réunion, portait toutes les espérances d’un bond dans la modernité et le progrès pour les habitants de ces territoires éloignés de la métropole et repliés sur eux-mêmes pendant le conflit titanesque qui avait ensanglanté et transformé profondément le monde au delà de leur ligne d’horizon. On était loin déjà de la célébration désuète à Paris en 1935 du tricentenaire du rattachement des Antilles à la France… Tout semblait alors possible pour rattraper retards et injustices hérités d’une histoire riche, tumultueuse et complexe, marquée au fer rouge de l’esclavage aboli une première fois en 1794, définitivement seulement en 1848, après avoir été rétabli en 1802 sous le gouvernement des trois Consuls (Bonaparte, Cambacérès et Lebrun), douloureuse très souvent mais partagée -en témoigne le sang versé par les soldats originaires des quatre vieilles colonies dans les tranchées de 14-18 et plus tard en 39-45…
L’ampleur du gâchis constaté ces jours et nuits derniers sur les routes de la Guadeloupe et dans les rues de la sous-préfecture, Pointe-à-Pitre, cœur économique du département, est la marque d’un échec retentissant et probablement un tournant dangereux au bout de décennies de dysfonctionnements, de retards et ratés administratifs et économiques de tous ordres, et d’une incompréhensible ignorance et absence de prise en compte des spécificités du contexte insulaire, qui frisent le mépris pour ceux qui souffrent sur place de cette situation dramatique.
La crise sanitaire provoquée par la pandémie, qui entre dans sa cinquième vague en Europe, ne saurait expliquer à elle seule ce qui s’apparente au réveil d’un volcan.
En Guadeloupe et en Martinique, on connaît intimement le danger mortel des éruptions volcaniques, toujours précédées de signes avant-coureurs et force est de constater qu’ils n’ont pas manqué avant les manifestations de la violence du désespoir et de la désillusion qui s’expriment sur les barrages routiers principalement tenus par des jeunes en colère – un jeune sur trois au chômage ! Il est inutile d’énumérer la longue liste des causes de cette exaspération car elles sont connues de trop longue date : problèmes sociaux, économiques, environnementaux (chlordécone, distribution de l’eau) et sanitaires qui n’ont fait que s’amplifier au fil du temps, objets d’innombrables débats, annonces, colloques, plans, sans que rien ne vienne réellement enrayer la détérioration de la situation. Les explosions sporadiques de colère, toutes marquées par une violence intense en Guadeloupe et réprimées en retour avec en définitive les mêmes recettes – les CRS en mai 1967 avec morts à l’appui, le RAID et le GIGN en novembre 2021…- n’ont jamais réellement ouvert les yeux des responsables politiques sur l’impérieuse nécessité d’assumer leur responsabilité, comme si une étrange malédiction planait sur l’hôtel du Comte de Montmorin (infortuné dernier ministre des affaires étrangères de Louis XVI, massacré en septembre 1792), siège du Ministère des Outre-mer rue Oudinot, bien loin des terribles réalités des territoires ultramarins… L’outre-mer n’est pourtant plus sous l’Ancien Régime ; comment expliquer qu’on en soit arrivé là au 21e siècle en Guadeloupe, un département français depuis le 19 mars 1946 ?
Au moment où on apprend avec horreur que des armes ont été volées et circulent pour être utilisées contre les forces de l’ordre, l’urgence est avant tout de rétablir la sécurité et le libre accès aux établissements de soins pour nos concitoyens en Grande Terre et BasseTerre, mais la tâche s’avérera périlleuse, et ce sera une énième erreur d’appréciation si on ne veut voir dans les émeutes de novembre 2021 que l’expression de l’irresponsabilité d’une minorité se servant d’une opposition à la politique sanitaire du gouvernement pour des fins inavouables et que, une fois la fureur apaisée, l’on remette aux calendes grecques un état des lieux exhaustif et un examen approfondi pour y apporter des réponses tangibles de tous les maux qui accablent les territoires antillais aujourd’hui. Pire, ce serait une faute impardonnable et le début d’une renonciation et d’un abandon criminel des devoirs de la France vis-à-vis d’une part éminente de son destin et de son avenir.
La confiance perdue en la parole publique sera très difficile à rebâtir et le temps intolérablement long mis depuis juillet 2021 à ouvrir un dialogue avec ceux qui expriment leur désespoir sous les formes extrêmes observées depuis le démarrage de la grève générale en Guadeloupe le 15 novembre (En Martinique le 21 novembre) constituera probablement un handicap supplémentaire pour tenter de réparer ce gâchis d’une rare ampleur.
Réveil de volcan ? Prémices d’insurrection ? Propagation au-delà de l’arc antillais ? Tout peut déraper dans une situation aussi délétère et il faudra faire la lumière, le temps venu, sur les responsabilités, les omissions et négligences coupables dans le déclenchement de cet embrasement qui aurait dû être prévenu avant d’en arriver à un tel degré de pourrissement, particulièrement en période de pandémie dans un contexte international instable et à la veille d’un autre enjeu majeur pour l’outre-mer, le référendum en Nouvelle-Calédonie… L’heure est donc très grave et la France n’avait pas besoin d’une épreuve de cette nature dans le contexte de pré-campagne électorale actuel…
Eric Cerf-Mayer