Pierre-louis Boyer, maître de conférences HDR en droit à l’Université du Mans, décrypte le discours du 16 mars d’Emmanuel Macron.
Le « macronisme » nous avait habitués, depuis la campagne présidentielle de 2017, à des circonvolutions souvent ubuesques, par ailleurs largement critiquées par l’opposition politique et les ennemis de la nouvelle vague libérale portée par Emmanuel Macron. Celui-ci a usé sans complexe de la formule « et en même temps » que l’on peut rapprocher aisément de l’idéalisme irréaliste et de la dialectique hégélienne.
En effet, un des grands principes de la philosophie hégélienne est celui de la dialectique, non pas dans une approche hellénique de recherche de la vérité par l’opposition des idées, mais dans une approche uniquement évolutive : un affrontement de deux thèses (la thèse et l’antithèse) qu’il est nécessaire de fondre pour parvenir à une « synthèse », qui devient à son tour une thèse, qui elle-même devra s’affronter à une autre thèse. Les méthodes de l’Education nationale française ne sont qu’hégéliennes, les devoirs de philosophie de classe de terminal étant formatés de la sorte ; il faut ici le souligner. L’Esprit humain, dans la phénoménologie d’Hegel, se construirait au regard de cette succession infinie d’idées en perpétuelle négation et en perpétuelle construction, comme dans l’approche héraclitéenne de la contradiction créatrice, du polemos. Dans cette idée de succession d’idées en perpétuelle opposition, on devine le concept de « Fin de l’histoire » qui se réalisera quand l’Esprit sera entièrement réalisé, concept repris depuis par nombre de philosophes et politistes, de Karl Marx à Francis Fukuyama. Jean Touchard résumait ainsi la dialectique d’Hegel :
« Le développement progressif de l’Idée initiale vers l’Esprit universel, c’est l’Histoire elle-même, qui n’est que l’histoire de la plénitude croissante de l’Esprit dans le monde et l’histoire de l’émergence du monde à la conscience. L’Esprit sans cesse se nie, se brise, s’objective dans un monde extérieur, mais toujours pour se rendre plus conscient à soi-même, pour se reprendre et finalement pour croître »1.
« Je suis l’Esprit qui toujours nie », faisait dire Goethe à Méphisto dans son Faust. Je suis l’Esprit de la construction négative, de l’opposition perpétuelle.
Le « et en même temps » d’Emmanuel Macron n’est pas autre chose que l’affirmation que deux idées contraires peuvent être, peuvent exister, peuvent se fondre en une seule autre idée (dans l’absolu, le macronisme ?).
Nul besoin de revenir sur cette dialectique hégélo-macronienne qui a fait fusionner écologie et chasse, l’identité nationale (le « protéger » de son programme) et l’ouverture croissante des frontières (« libérer »), élargissement du DPN et inauguration d’un Café Joyeux sur les Champs Elysées, socialisme et libéralisme, éloge du service public et descabello de celui-ci. Ce n’est nullement une contradiction de l’esprit ou une imposture, c’est l’affirmation consciente mais non réaliste qu’une idée peut être elle et son contraire. C’est la négation absolue du principe de l’identité de l’être au sujet duquel Aristote écrivait :
« Si, enfin, toutes choses sont une par la définition, on tombe dans la doctrine d’Héraclite : identiques en elles seront les concepts du bien et du mal, du bien et du non-bien ; identiques, en conséquence, seront le bien et le mal, l’homme et le cheval ; et ce ne sera plus sur l’unité de l’être que portera leur thèse, mais sur le néant de l’être, et les concepts de la qualité et de la quantité seront identiques »2.
Or, le discours du président de la République du lundi 16 mars 2020 a mis de côté la dialectique germano-romantique ; à l’idéalisme hégélien s’est substitué le réalisme aristotélicien.
Le monde des thèses face à la réalité : « l’épidémie [… ] est devenue une réalité immédiate, pressante »3. Le 12 mars, le discours présidentiel était en train de basculer, mais quelques pointes anciennes demeuraient, et l’on constatait alors que le confinement était demandé, sauf pour les élections municipales, « l’idée de démocratie » étant la synthèse à maintenir. Quatre jours plus tard, en posant des interdits sans contradiction mais uniquement avec des exceptions, en affirmant que « nous sommes en guerre » et qu’une telle situation implique la mise en œuvre d’un « sens des responsabilités et de la solidarité », Emmanuel Macron semble s’être heurté au principe de réalité. Et il entraîne avec lui un peuple qui voulait des parents sans les soigner, des enfants sans les éduquer, de la liberté sans savoir. Sans doute, au-delà de la crise sanitaire douloureuse et éminemment funeste qui nous touche, cette phrase de l’adresse présidentielle du 16 mars est-elle révélatrice d’un basculement au réalisme que seul le temps de guerre pouvait initier :
« En restant chez vous, occupez-vous des proches qui sont dans votre appartement, dans votre maison. Donnez des nouvelles, prenez des nouvelles. Lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel »4.
« Occupez-vous de vos proches », de vos parents en vous inquiétant de leur santé et de leurs conditions de vie, de vos enfants en vous penchant sur les connaissances qu’ils ont à assimiler grâce au travail remarquable de ces enseignants qui continuent de transmettre malgré l’éloignement, de vos familles en les nourrissant plutôt qu’en commandant via votre smartphone un menu maintes fois réchauffé, de vos amis en vous assurant qu’ils se portent au mieux et qu’ils respectent, eux aussi, la sécurité de la Nation.
Et, dans cette redécouverte de la réalité que nous propose, aujourd’hui, le politique et la situation exceptionnelle que nous traversons, « Lisez ». Suivons Pascal plutôt qu’Hegel : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »5. Voilà un précieux conseil, parmi tant d’autres dans l’adresse du 16 mars, donné par Emmanuel Macron aux Français : « Lisez ». Prenons le temps de cultiver la liberté qui nous est offerte dans la lecture car la lecture est source de la liberté. Détournons-nous quelques instants, comme un Montag dans Fahrenheit 451, des écrans pour nous tourner vers les livres. L’économiste Constantin Pecqueur écrivait, l’année de la naissance d’Emile Zola :
« Si la multitude savait lire, voulait lire et en avait le temps, l’harmonie et le bonheur des hommes nous apparaîtraient toujours sans contredit comme un problème à poser et à résoudre, mais du moins comme un problème soluble à n’en point douter. Il y aurait, du point de vue de la souveraineté des peuples, un livre à faire sur la nécessité de lire. Mais combien peu nombreux sont les gens du peuple qui lisent aujourd’hui […] ! Avoir conquis le droit, ou plutôt le temps de lire, en avoir le goût et en sentir le besoin ! mais ce serait pour les masses avoir retrouvé l’entrée du paradis terrestre ! ce serait avoir vaincu la misère, l’ignorance et l’inégalité ! ce serait être à mille lieues au-delà d’où nous sommes ! »6.
Pierre-Louis Boyer
Maître de conférences HDR en droit, Université du Mans
- J. Touchard, Histoire des idées politiques, Paris, PUF, 1959, p. 495. ↩
- Aristote, Physique, I, 2. ↩
- E. Macron, Adresse aux français du 16 mars 2020. ↩
- Ibid. ↩
- Pascal, Pensées, Port-Royal, 1670, p. 200. ↩
- C. Pecqueur, Des améliorations matérielles dans leurs rapports avec la liberté, 2ème éd., Paris, Gosselin, 1843, p. 288. ↩