Première élection intermédiaire du quinquennat d’Emmanuel Macron, le scrutin européen du 26 mai dernier s’est avéré une réplique encore plus violente du séisme de la séquence électorale de 2017.
C’est d’abord l’enracinement de la bipolarisation entre la République en marche et le Rassemblement national que cette élection a consacrée. La reproduction du schéma présidentiel a permis à la liste du Rassemblement national de réitérer l’ « exploit » frontiste des européennes de mai 2014, notamment à travers la mobilisation d’électeurs désireux de sanctionner Emmanuel Macron. Parallèlement, cette bipolarité structurant le champ politique a permis à LREM de compenser son indéniable défaite électorale en succès stratégique dans la mesure où elle s’est accompagnée de nouvelles déconvenues pour les formations historiques de gouvernement : effondrement historique pour les Républicains et à un degré moindre, maintien du score du Parti socialiste à l’étiage hamonien. Ici encore, à la seule exception d’EELV, le « big-bang » électoral de 2017 s’est inscrit dans une logique d’amplification le 26 mai.
Dans ce cadre, se posent également des questions liées à la traduction de ce scrutin sur la sociologie électorale française, s’agissant notamment des deux forces politiques l’ayant dominé : la « victoire » politique de la liste de la majorité s’est-elle inscrite en continuité ou inversement en rupture avec la structuration et de la composition sociodémographique de son électorat issu de l’élection présidentielle ? Depuis 2017, le Rassemblement national est-il parvenu à élargir sa base sociologique lui permettant désormais de se positionner en alternative au pouvoir Macronien ?
Le vote La République en Marche : entre continuité et mutations depuis 2017
La structure du vote LREM ayant émergé le 26 mai dernier présente des éléments de continuité importants par rapport au score présidentiel d’Emmanuel Macron. En effet, la comparaison entre la sociologie du vote Macron et celle du vote Loiseau révèle de très fortes similitudes sur de nombreuses catégories de population identifiées dans le sondage Ifop-Fiducial réalisé le jour du scrutin européen1 : c’est le cas pour le genre, le niveau de diplômes et la catégorie d’agglomération2. Ce premier élément constitue une rupture forte par rapport au quinquennat précédent. En effet, confrontée au scrutin européen de mai 2014, la structure du vote PS, caractérisée lors de l’élection présidentielle de 2012 par une dimension « attrape tout », s’était littéralement effondrée : à l’homogénéité du vote Hollande avaient correspondu des baisses particulièrement marquées, auxquelles n’avait échappé aucun segment sociodémographique.
Rien de tel dans l’évolution du vote Macron 2017-2019, aspect qui vient également renforcer la signification du scrutin du 26 mai qui a vu LREM perdre son pari d’émerger en tête mais que l’on peut plus difficilement appréhender comme un vote sanction.
À cet égard, l’analyse du vote LREM à travers les catégories socioprofessionnelles vient confirmer ce caractère de continuité entre 2017 et 2019.
Ainsi, observe-t-on un écart similaire (19 vs 20 points) entre le vote parmi les cadres supérieurs ou les professions libérales et celui observé parmi les ouvriers, auprès desquels le vote LREM est surclassé (de 36 points !) par le vote Rassemblement national. Tout juste peut-on relever un affaissement du vote en faveur de la liste de la majorité dans les catégories sociales supérieures (-7 chez les cadres supérieurs, -9 parmi les professions intermédiaires), lequel s’est largement déporté vers la liste EELV conduite par Yannick Jadot (20 % dans ces deux catégories).
À l’inverse, deux ruptures dans la sociologie électorale du vote « Macron-LREM » sont à considérer :
- La première est avant tout générationnelle et marquée par un spectaculaire vieillissement de la structure du vote LREM. Celui-ci était composé le 26 mai de près d’une personne retraitée ou âgée de plus de 65 ans sur deux (respectivement 46,6 % et 47,4 % de l’électorat Loiseau vs 33,7 % et 24,8 % de l’électorat présidentiel d’Emmanuel Macron). À l’inverse, la part du vote des personnes de moins de 35 ans est passée de 22,2 % en 2017 à 10,9 %. Parallèlement et traduisant ce vieillissement, la liste Loiseau est arrivée nettement en tête parmi les personnes âgées de plus de 65 ans et les retraités devançant de près de 20 points la liste Bellamy. Là réside sans conteste un point de bascule dans l’Histoire de la sociologie des électorats hexagonaux sous la Ve République avec, pour la première fois dans un scrutin national, une droite républicaine qui ne parvient pas à émerger en tête dans son cœur électoral, celui qui au cours de la période récente avait permis à Nicolas Sarkozy de réaliser un score plus qu’honorable au premier tour du scrutin de 2012 ou à François Fillon en avril 2017 de n’échouer finalement qu’à quelques encablures du second tour.
Entamée d’ailleurs lors du dernier scrutin présidentiel3, cette captation de l’électorat âgé, pour le dire autrement d’une partie importante du segment le plus traditionnel de l’électorat de droite, matérialise surtout la mutation de la base électorale de LREM, phénomène tout à fait inédit pour un parti présidentiel. L’agrégation composite d’électeurs des « deux rives » observée lors du dernier scrutin présidentiel4 a fait place à un bloc de la majorité présidentielle très faiblement représenté par des électeurs issus de la gauche5 mais dans lequel, à côté du socle de 1er tour d’Emmanuel Macron, la part d’électeurs venus de la droite a fortement progressé. Un gros quart de l’électorat Fillon 2017 a en effet voté pour la liste Loiseau.
Notons toutefois que ce phénomène était bien antérieur à ce scrutin européen : 17 % des électeurs Sarkozy de 2012 avaient en effet choisi Macron le 23 avril 2017 puis un électeur Fillon sur cinq avait souhaité aux élections législatives suivantes « donner sa chance » à la nouvelle majorité. Les signaux politiques envoyés à cet électorat de droite modérée, de la nomination d’un homme de Droite à l’Hôtel Matignon à la mise en œuvre de réformes que la droite de gouvernement n’avait jamais eu le courage de mettre en oeuvre6, n’ont fait qu’amplifier cette mutation.
- La seconde rupture, moins forte toutefois, a trait à l’affaiblissement du vote LREM comparé au vote Macron 2017 dans les segments de la France du travail. Cette dimension sera décrite plus loin dans cet article dans la mesure où elle doit être reliée à la sociologie du vote Rassemblement national.
Tableau 1 – Evolution du score LREM 2017 – 2019 (en %)
Le vote Rassemblement National de nouveau en dynamique
Le 26 mai, le Rassemblement national a réédité sa performance des européennes de 2014, en émergeant de nouveau en pole position. Surtout, par ce succès électoral, le RN se voit légitimé de manière incontestable comme premier parti d’opposition à LREM et Marine Le Pen7 – effaçant largement son débat présidentiel d’entre deux tours – comme alternative au pouvoir macronien.
Dans ce cadre, la structure du vote RN frappe en premier lieu par sa dissemblance quasi-totale avec celle précédemment décrite du vote LREM.
Cette bipolarisation du champ politique révèle avant tout deux forces antagoniques : en atteste, à titre d’exemple mais également de symbole, la distribution des votes en fonction du niveau de vie.
Ainsi, le vote Loiseau atteint 36 % dans les catégories aisées, 28 % parmi les classes moyennes supérieures puis décroît au fur et à mesure pour ne recueillir que 10 % dans les catégories pauvres. À l’inverse, le choix en faveur de Jordan Bardella culmine à 35 % au sein de ce dernier segment et à 30 % dans les catégories modestes pour retomber à 11 % au sein des catégories aisées.
Tableau 2 – Évolution du score RN 2017 – 2019 (en %)
Au-delà de cet antagonisme, l’analyse du vote RN se caractérise par un triple mouvement :
- En premier lieu, la liste Jordan Bardella obtient ses scores les plus élevés voire réalise un carton plein parmi les segments historiques du vote frontiste : les hommes (+6 points depuis 2017), les catégories populaires avec un résultat chez les ouvriers ayant voté le 26 mai tangentant les 50 %, les personnes dotées d’un diplôme inférieur au baccalauréat ainsi que les habitants des communes rurales (+4 points).
Ces éléments certes peu surprenants sonnent toutefois comme un rétablissement pour l’ex parti frontiste. En effet, ce sont parmi ces segments que le vote Marine Le Pen avait fortement reflué lors de la dernière élection présidentielle, notamment le vote ouvrier (-12 points en avril 2017 comparés au scrutin régional de 2015).
- Parallèlement à ce regain, se fait jour un retour en force du RN au sein du segment générationnel des 50-64 ans. Cette catégorie au sein de laquelle l’angoisse socio-économique est la plus forte – entre inquiétude sur la fin de sa carrière et regards anxiogènes sur le passage activité-retraite – et la crispation sur le pouvoir d’achat voire le sentiment de paupérisation s’avèrent les plus prononcés8 a nettement exprimé un vote RN, et ce davantage qu’aux scrutins précédents. La liste Bardella a devancé la liste Loiseau de 11 points alors qu’en 2017 Marine le Pen et Emmanuel Macron étaient au coude à coude (23 % contre 25 %) dans cette catégorie.
De surcroît, cette percée au sein des 50-65 ans s’est accompagnée d’une progression du vote RN parmi l’électorat le plus âgé. Avec respectivement 19 % chez les personnes âgées de plus de 65 ans (+5 par rapport à 2017) et même 21 % chez les retraités (+4), la liste Bardella recueille des scores peu éloignés de sa moyenne globale au sein de segments naguère réfractaires au vote frontiste. Certes, il demeure pour le parti de Marine Le Pen des « zones » sociodémographiques de grande faiblesse comme les catégories sociales supérieures (11 % parmi les cadres supérieurs et professions libérales) ou très diplômées (11 % à partir de Bac+3). Pour autant, le scrutin européen du 26 mai a vu « la digue » anti-frontiste des électeurs âgés se lézarder spectaculairement.
- Enfin, le succès du Rassemblement national s’est dessiné dans les catégories de la France du Travail, celle du salariat, à savoir une catégorie essentielle pour tout parti aspirant à exercer le pouvoir. Ralliée lors de la campagne présidentielle de 2007 au discours sarkozyen sur la valeur travail et sa reconnaissance, « le travailler plus pour gagner plus », cette France salariée s’était largement détournée du candidat de l’UMP avant de sanctionner à toutes les élections intermédiaires depuis 2012 le pouvoir socialiste.
Tableau 3 – Le vote LREM et RN aux élections européennes en composition (en %)
Tableau 3 – Le vote LREM et RN aux élections européennes en pénétration (en %)
Or, le dernier scrutin présidentiel avait vu cette inclination pour le Front national contestée par Emmanuel Macron, ce qui avait largement permis l’érosion du vote Le Pen en fin de campagne.
Aussi, ce scrutin européen apparait-il comme une revanche pour le RN, lequel, au-delà des catégories populaires, devance La République en marche de 9 points chez les personnes âgées de 35 à 49 ans, de 8 points parmi les salariés du secteur privé et de 11 points chez ceux du secteur public.
Dans le même temps, l’évolution du vote Macron 2017 au vote LREM 2019 s’est inscrite dans une tendance baissière dans cette France active (par exemple -6 chez les salariés).
En dépit de la prudence à adopter entre deux périodes de notre histoire politique, c’est la réédition du transfert intervenu dans la seconde partie du quinquennat Sarkozy (scrutins de 2010 et 2011) d’une partie du vote UMP vers le FN auprès de cette France active que l’élection européenne a révélée entre LREM et le RN.
Ce bis repetita sonne pour La République en marche comme un avertissement sérieux dans la perspective des prochains scrutins intermédiaires du quinquennat d’Emmanuel Macron.
Frédéric Dabi
Directeur Général Adjoint de l’Ifop
- Dans cet article, il sera fait référence au sondage Ifop-Fiducial « Jour du vote » pour CNews, Paris Match et Sud Radio, réalisé en ligne le 26 mai 2019 auprès de 3 600 personnes inscrites sur les listes électorales. ↩
- Cf . tableau 1. ↩
- Emmanuel Macron avait en effet réalisé une première percée chez les retraités avec 27 % vs 34 % en faveur de François Fillon. ↩
- Macron avait en effet 48 % de l’électorat Hollande, 52 % des électeurs de Bayrou et 17 % de l’électorat Sarkozy. ↩
- 20 % des électeurs présidentiels d’Emmanuel Macron ont voté pour la liste EELV, 7 % pour celle de Place publique et du PS. ↩
- Extrait de verbatim quali récurrents dans le discours de cet électorat de droite âgé. ↩
- Cf. Tableau de Bord Politique Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio réalisé le 28 et
29 mai : 51 % des interviewés voient dans le RN la force incarnant le mieux l’opposition à Emmanuel Macron, soit une hausse de 15 points par rapport à l’enquête menée fin avril. ↩ - Cf. une évolution particulièrement spectaculaire issue de l’enquête Ifop/FESP, menée du 19 au 22 novembre 2018 auprès d’un échantillon de 1 507 personnes, âgées de plus de 50 ans : 37 % de celles-ci déclarent avoir la possibilité d’épargner chaque mois, elles étaient 56 % en décembre 2010. ↩