Depuis le 17 mars, la France est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus. Pierre Larrouy, économiste et essayiste, tient pour la Revue Politique et Parlementaire, un journal prospectif.
Territoires, relocalisations, souveraineté ; lundi 27 avril
« La croyance que rien ne change provient soit d’une mauvaise vue, soit d’une mauvaise foi. La première se corrige, la seconde se combat ». Merci Nietzsche, voilà qui est clair.
Le débat sur les relocalisations et la souveraineté mérite mieux que les postures. Le sujet est complexe et ne peut se résumer à des a priori liés aux rhétoriques politiques auxquelles il est associé. C’est ainsi que l’on dénierait à la gauche le droit d’utiliser la notion de souveraineté qui serait un marqueur de droite.
Les invectives caricaturales proviennent du fait que ces mots charrient de nombreuses considérations masquées. S’entremêlent des forces subjectives (identité, fierté versus sentiment de déchéance, autonomie versus repli, besoin de protection etc.) et des évidences objectives (dépendance, perte d’influence, désindustrialisation, manque de compétitivité). A un second niveau, on est renvoyé aux notions de représentation démocratique, de confiance et de capacité d’adhésion.
C’est pour cette raison que tout cela mérite une phase de déconstruction et d’éviter de traiter la complexité par l’affichage d’une illusoire évidence. La volonté d’autonomie et de maîtrise ne doit pas conduire à une opposition avec les notions de complémentarité et de coopération qui sont un trait central des organisations humaines, sociales et économiques.
On a besoin, d’un socle idéologique, d’une représentation réelle des capacités d’adaptation et d’un numéraire qui ne soit pas la monnaie, dans un premier temps, sinon le résultat est pré-écrit.
Il faudrait distinguer ce qui reste du registre du régalien, de ce qui doit devenir un enjeu majeur de la mutation du système économique, les territoires.
J’ai proposé, pour ce niveau régalien, de réfléchir à une stratégie de « dissuasion créative de souveraineté ». Les modes de production devront, dorénavant, être plus plastiques, plus agiles. L’intégration de la valeur adaptation dans les processus de production agira comme des gains de souveraineté par dissuasion.
Pourquoi ne pas calquer une défense nationale qui protège la nation et proposer une défense créative de souveraineté économique ?
Elle ne sera pas bâtie sur des replis et des frontières refermées mais sur l’intelligence et l’agilité. Elle pourra s’inspirer du principe de la dissuasion nucléaire, qui est payer pour ne pas utiliser.
C’est un axe stratégique qui mérite d’être approfondi. (Je l’ai esquissé dans ma chronique du 24 mars 2020 pour Terra incognita dans la Revue politique et parlementaire).
Cela constituerait un pari et un pacte de confiance pour notre société.
Ca n’enlève rien aux urgences défensives sur des secteurs qui constitueraient des « clusters de vulnérabilité ». La crise sanitaire nous y confronte tous les jours.
Les choses doivent être menées de pair.
Mais je veux revenir sur les territoires. Ils constituent l’épaisseur réticulaire, le socle solide et pérenne. Pour qui s’intéresse à l’art de la guerre, c’est essentiel. La ligne de front ne vaut que par la profondeur de son adossement.
C’est pour toutes ces raisons que je cherche, dans la donnée, cette capacité d’être le commun des communs.
C’est une incongruité, pas tant que ça au fond, le village gaulois face à la pandémie du libéralisme algorithmique, se trouve là : en chacun de nous, dans les « terres-à-vies », ces lieux du vivant, face aux mastodontes des GAFAM.
Puisqu’on veut localiser ou relocaliser, il faut insister sur ce fait que la première localisation c’est notre propre production de données.
L’écosystème de cette localisation, ce millefeuille territorial, si décrié pour ses pesanteurs bureaucratiques : laissons cela ! La purge d’après crise fera son travail ; porte, aussi, la mobilisation des énergies, de la créativité de la proximité. Ce sont autant de lignes de défense authentiques. Ce sont des lignes de résistances qu’on ne prend pas la peine de coordonner, auxquelles on n’accorde ni la visibilité, ni la représentation qu’elles méritent. Tant mieux que cette pandémie les expose au grand jour du réel.
Il faut construire ces ilots de néguentropie, à portée de la résistance citoyenne. Il faut, s’il le faut, en appeler à une identité qui n’aurait rien à voir avec celle du repli et de la fermeture : une culture et une fierté territoriale de transmission.
La réappropriation des données n’est pas une fin technologique, elle est un préalable idéologique. Il ne s’agit pas de reprendre nos données aux divers spoliateurs ou usagers. Simplement d’en avoir une copie individuelle et collective pour pouvoir les utiliser dans une relation confiante.
Chaque territoire doit mobiliser ce que j’appelle « un big data patrimonial » constitué par les données de chacun et par les données génériques de ce territoire. Celui-ci doit être confié à une instance de confiance et d’action. Elle réunira les citoyens, les acteurs publics et industriels et la recherche, dans un objectif d’action d’intérêt général autour d’un circuit court de la donnée. Cette donnée, je la donne, je la suis, je co-décide de son utilisation, je vérifie qu’elle devienne usages et services nouveaux.
C’est la base d’un pacte de confiance de proximité. Il doit s’inscrire dans un cadre général d’échanges d’un aménagement du territoire augmenté.
Les régions semblent le bon niveau d’une première coordination stratégique. Elles pourront, à partir de ces données, comprendre et puis apprendre ce que le politique de terrain saisit souvent, mais partiellement, et, dès lors disposer d’outils nouveaux pour accompagner les politiques publiques et les partenariats de terrain pour adapter le territoire.
C’est plus que de la relocalisation, qui en est un outil, c’est un acte de conquête de souveraineté qui lie le citoyen et sa représentation démocratique, c’est une représentation des Nouveaux Possibles, à partir de la richesse des données que chacun possède et met en jeu dans un pacte de confiance.
Le Graal est de compter sur ses propres forces. Non pas de s’isoler mais de bien savoir quels sont nos atouts, surtout inexploités.
Avons-nous le choix d’ailleurs ? La pandémie nous renvoie à la modestie et l’adaptation. L’enjeu climatique le fera ensuite, de la même manière. A son tour il écrira une syntaxe qui deviendra forcément une sémantique politique.
Le politique doit avoir, par apport à cet objet brûlant, de l’audace, mais, aussi, de la retenue devant toute tentative de détournement en termes de communication.
Les Eléments sont devenus trop forts pour les éléments de langage.
A contrario, cette résistance de terrain permet de reconstruire des dialogues confiants et des vérifications rapides dans la vie quotidienne (la santé, l’alimentation, la mobilité…).
Tout cela sera, de toute manière, écrit par la contrainte climatique et le volontarisme instruit des acteurs publics.
Alors la relocalisation, oui, ou pourquoi pas ! Mais d’abord, apprendre, de manière nouvelle, des lieux de vie et des comportements.
La souveraineté des données n’est pas un pari. C’est, avec le choc climatique et le risque pandémique, l’enjeu immédiat de la reprise en main de nos destins.
Comme le rappelle Goethe : « Il reste toujours assez de force à chacun pour accomplir ce dont il est convaincu ».
Pourrions-nous encore ne pas l’être ?
Pierre Larrouy
Economiste et essayiste