« Il est un mot qui résonne désagréablement dans une époque de « droits égaux pour [tou.te.s] » : c’est la hiérarchie. ».
F. Nietzsche.
Ces dernières années, la France s’est vue donner, non sans une certaine forme de perplexité, des leçons d’égalité de la part d’une Amérique qui incarne pourtant à ses yeux le parangon des inégalités. Celle-ci s’est malgré tout progressivement convertie à cet égalitarisme américain (qui constitue un des piliers idéologiques de la globalisation libérale), y voyant même, signe de son infrangible gallo-centrisme, la fécondité de son génie intellectuel qui aurait germé en terre américaine, l’enfant prodigue de la French theory et de la pensée libertaire. Pourtant, ce que les Français ignorent, ou mésestiment, c’est qu’il existe une passion américaine pour l’égalité, consubstantielle à la création du nouveau monde comme Tocqueville l’avait déjà théorisé en son temps, qui annonce tous ces mouvements égalitaristes qui caractérisent notre époque.
Les « états sociaux », selon l’expression de Tocqueville, des cultures françaises et américaines sont l’incarnation de cette rupture sociétale entre le nouveau monde et l’ancien : l’état social de l’Amérique est « démocratique», dans le sens égalitaire du terme, tout autant que celui de la France est « aristocratique », dans son sens hiérarchique.
L’horizontalité du nouveau monde s’est en effet construite dans une large mesure en opposition à la verticalité de l’ancien, et il existe, particulièrement entre la France, patrie de la monarchie absolue, et les États-Unis, terre du checks and balances, une parfaite orthogonalité ; encore plus marquée d’ailleurs qu’envers la mère patrie britannique, qui comportait une part de libéralisme resté étranger à l’Etat social français, et qui servira de matrice idéologique à la jeune nation américaine. Et cette orthogonalité se retrouve dans tous les pans du « caractère national » de ces deux civilisations. Verticalité du catholicisme, et de son autorité sacerdotale, qui s’oppose à l’horizontalité du protestantisme, dans lequel l’autorité siège dans le cœur même de la communauté. Verticalité de l’État, et de l’administration, alpha et oméga de la vie civile française, qui s’oppose à l’horizontalité de la culture libérale anglo-saxonne, laquelle plébiscite la responsabilité individuelle et l’esprit d’association. Verticalité du jacobinisme et de la culture normative, qui s’oppose à l’horizontalité du sacro-saint respect de la liberté individuelle et de l’identité communautaire. Verticalité de la société française, empreinte des reliefs des statuts, patronages et autres clientélismes, à laquelle s’oppose l’horizontalité plane des rapports contractuels, qui structurent les relations interindividuelles américaines. Verticalité du maintien de la sécurité et de la civilité, confiée à la police et à la cité, en opposition à l’horizontalité du second amendement et de l’autodéfense, et au contrôle social exercé par les pairs dans la communauté. Verticalité du monde politique, avec son culte de l’homme fort, sa noblesse d’état, et ses inamovibles chefs de parti, qui contraste avec cette méfiance toute américaine envers les gouvernants, le spoils system, et les grands raouts des primaires qui font émerger par la base les candidats à la fonction suprême. Verticalité enfin de la culture française, marquée par le culte de l’excellence, de la forme, et du savoir-vivre, qui contraste avec la culture de masse américaine et son obsession pour l’utile et le pratique.
Néanmoins, à l’image de l’ultra-verticalité française qui aura généré en réaction un égalitarisme révolutionnaire, perpétuel taon de l’Etat social français, l’horizontalité de l’Etat social américain est elle aussi en proie à ses propres dialectiques, à ses propres contradictions. Le démocratisme américain, qui a germé dans les états du Nord, s’est heurté au proto-aristocratisme des états du Sud et à sa pratique infamante de l’esclavage. L’horizontalité américaine n’a pas empêché l’établissement d’une hiérarchie entre les peuplades vivant sur son sol, la culture des « égaux » « Anglo-Américains » portant envers les cultures métèques, qu’elles soient autochtones ou immigrées, une exigence, si ce n’est d’assimilation, tout du moins d’adhésion à la culture fondatrice. Enfin, si l’individu reste libre de l’emprise de la société, ou de l’Etat, il n’en reste pas moins soumis à la transcendance de la religion et du patriotisme ; l’absence des premiers étant d’ailleurs compensée par une ardeur pour les seconds, comme le relevait déjà Tocqueville, selon lequel « il n’y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but l’universalité des citoyens. »
En résumé, si la France est fille de Rome, l’Amérique est, elle, fille d’Athènes.
Et la civilité américaine est en effet frappée de cette recherche d’abolition de puissance qui s’exercerait sur l’individu. L’égalitarisme statutaire est d’ailleurs une constante dans les rapports interpersonnels, structurant les différentes dyades : homme/femme, majorité/minorité, parent/enfant, étudiant/professeur, médecin/patient… Il en résulte l’impératif catégorique de respecter l’individu et son autonomie, de ne pas l’assujettir en projetant sur lui ses besoins personnels, de respecter sa subjectivité et ne pas lui imposer ses propres vues. Cette conception égalitaire des rapports interpersonnels a ses vertus, que mettent en exergue les Américains pour se différencier des Européens, en particulier pour ce qui a trait aux aspects délétères des relations hiérarchiques : les abus de pouvoir et les dynamiques de prédation sont traqués, les enjeux interpersonnels assainis par les relations contractuelles et des attentes explicitées, les combats d’égo sont tempérés au profit de l’échange et la co-construction, le leadership repose sur les dynamiques de conviction et d’adhésion, et non sur la peur et l’autorité… Elle a aussi ses défauts, que mettent en avant les Européens, qui voient d’ailleurs cet égalitarisme américain s’installer sur leur sol : ce corsetage social aseptise et affadit des relations interpersonnelles qui perdent leur naturel, le nivellement égalitaire étouffe les ambitions tout autant que l’individualisme tue le collectif, l’abolition de la hiérarchie relationnelle annihile certes ses vices, mais elle en supprime aussi ses bienfaits, que ce soit les dimensions affectives des relations asymétriques (loyauté, dévouement, transmission…), ou ces atavismes aristocratiques qui sont à la source de cette civilité européenne (la galanterie, la quête du beau, l’excellence, la prestance) qui fascine tant les américains.
« La patrie des droits de l’homme » et « la cité sur la colline » se voient chacune, dans un jeu de miroir, comme le modèle aboutit de l’humanisme et de l’égalité, percevant l’autre comme un anti-modèle, respectivement social ou sociétal. Si toutes deux partagent en effet une passion déclarée pour l’égalité, celle-ci n’est pas du même ordre, s’inscrivant donc dans le contexte de l’Etat social des cultures respectives. L’égalitarisme français est ainsi, à l’image de la société française, un processus collectiviste, qui porte essentiellement sur le partage des ressources : il vise à assoir l’égalité parmi des individus fondus au sein d’un collectif, et il n’empêche pas la constitution d’une hiérarchie au sein du groupe, qu’elle fusse implicite, ou établie au nom de l’égalité. L’égalitarisme américain est lui, reflet de la civilisation américaine, un processus individualiste, qui cherche à établir l’égalité entre les individus, et entre ces associations d’individus que sont les communautés. Il ne combat pas la réussite matérielle, l’Amérique étant par essence ce continent « où l’on professe un mépris le plus profond pour la théorie de l’égalité permanente des biens », mais il travaille en revanche à l’abolition des hiérarchies statutaires et des relations de puissance qui s’exercent sur les individus et sur les communautés. Résumé en un mot, si la pierre de touche de l’égalitarisme français, venant clore le triptyque républicain, est la valeur homogénéisante de la fraternité, pour l’égalitarisme américain il s’agit de la valeur singularisante de la tolérance. Et ces deux égalitarismes peuvent s’additionner, ou se combattre. Le premier, qui se considère comme « universaliste », et qui est d’essence socialiste, reproche au second « d’essentialiser », de diviser, de détourner les passions égalitaires, sabotant ainsi le combat pour le juste partage des ressources ; d’être en somme les idiots utiles du capitalisme et des séparatismes. Le second, qui se considère comme « éveillé », et qui est d’essence libérale, reproche au premier son autoritarisme, son aveuglement face aux injustices sociétales, son refus de la « diversité » ainsi que ses hiérarchies ; d’être de fait les suppôts du fascisme et des conservatismes.
La dialectique chère à Nietzsche, confrontant les principes égalitaires et hiérarchiques, s’est matérialisée au XXe siècle sur la thématique de l’économie des ressources, entre capitalisme et communisme. Avec un égalitarisme économique âprement combattu par le bloc occidental, en particulier l’Amérique, contrée sans égale dans le fait que « l’amour de l’argent tienne une plus large place dans le cœur de l’homme ». Ironie de l’Histoire, la dialectique du XXIe siècle, qui se porte désormais sur l’économie des statuts, verra les rôles s’inverser, et la furia égalitariste incarnée cette fois par le camps occidental, avec une Amérique se rêvant en terre des lendemains qui chantent sociétaux. Concrétisant ainsi les craintes de Tocqueville, quant aux dialectiques propres à l’Etat social américain : « ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité ».
Quitte à « préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté ».
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal