Depuis les lois constitutionnelles de 1875, la critique de l’action politique porte régulièrement sur la fabrication de la loi. Beaucoup ne savent pas comment elle est élaborée, et il est sûr que la simple lecture du texte publié au Journal officiel ne suffit pas à en saisir véritablement l’esprit. En remontant le processus délibératif de la loi, on peut y parvenir. La fabrication de l’ordre du jour des Chambres, en France, constitue un indicateur performant du travail législatif et donc, du bon cheminement de la confection de la loi. Étudier comment ce mécanisme a été initialement conçu et comment il a évolué éclaire les relations entre l’exécutif et le législatif. On constate alors que le développement de ces relations, dans un face-à-face régulier, au gré de trois républiques, a nécessité la création d’une structure ad hoc – la Conférence des présidents, dans l’optique partagée d’un ordre du jour efficace.
Réguler le parlementarisme absolu
La prépondérance du Parlement dans les institutions politiques de la Troisième République a nécessité de parfaire l’organisation de la délibération de la Chambre des députés et du Sénat. Ce parlementarisme « absolu » fut rapidement victime du succès de son postulat démocratique.
La programmation des travaux législatifs connaît l’encombrement dès 1880, à partir de la réforme de la magistrature.
Avec le développement des forces politiques au Parlement, suivi de la constitution des partis politiques à partir de 1901, la diversité fragmentée de l’expression politique des républicains rend souhaitable une réforme des procédures parlementaires.
À la suite de la réforme des grandes commissions (1902), des conditions de leur nomination (1910)1 et de la naissance de groupes parlementaires structurés (1910), la résolution du 8 novembre 1911 met en place la Conférence des présidents. L’article 94 du règlement de la Chambre, adopté le 4 février 1915, en fixe le statut. L’objectif est d’introduire plus d’ordre et de méthode dans la marche des travaux législatifs2, Paris, Libraires-Imprimeries réunies, disposition de l’article 94 du Règlement de la Chambre des députés, 4e édition, 1919, p. 1156.]. Inspirée d’une proposition de résolution d’Abel Ferry, député des Vosges3, la Conférence des présidents organise l’ordre du jour des travaux sans remettre en cause le principe de sa maîtrise par la Chambre elle-même. Elle réunit les présidents des commissions et les présidents des groupes ou leurs représentants, sous la présidence du président de la Chambre4, qui peut se faire suppléer. Ce dernier la convoque chaque semaine si nécessaire. Le Gouvernement peut y prendre part, s’il le souhaite. Aucun des membres des quatre-vingts gouvernements de la Troisième n’a reçu explicitement les relations avec le Parlement parmi ses attributions. Elles ont été assumées parfois par le sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, avant d’être reprises, dans les années 1930, par le secrétaire général de la présidence du Conseil5.
Pour lutter contre les demandes intempestives d’urgence sur des projets et propositions de loi de plus en plus nombreux, les articles 95 et 96 du règlement ont introduit deux règles de priorité obligatoires dans la fixation de l’ordre du jour : la suite de la délibération d’une proposition ou d’un projet de loi, interrompue par la levée de séance, doit être inscrite par priorité en tête de l’ordre du jour de la séance suivante (article 95). D’autre part, les propositions et projets de loi revenant à la Chambre après modification par le Sénat sont inscrits en tête de l’ordre du jour immédiatement après le débat en cours, sauf si la Chambre en décide autrement. L’ordre du jour d’une séance ne peut plus être modifié après son ouverture, sauf à la demande de cinquante députés au moins dont la présence effective est constatée par appel nominal. La Chambre garde cependant la faculté de tenir des séances supplémentaires ou de supprimer les séances prévues. La discussion immédiate d’un texte peut être demandée à tout moment par la commission ou le Gouvernement. Globalement, le législateur a obtenu la régulation du fonctionnement parlementaire qu’il souhaitait. Comme le rappelait Eugène Pierre, « la seule méthode pour travailler utilement, c’est de faire chaque chose à son heure. »6
Pour parvenir à une délibération mieux régulée, il aura fallu encadrer le temps parlementaire dans la procédure législative.
La contribution de la réforme à une meilleure fluidité de la délibération parlementaire se mesure dans les rapports avec le Sénat et le Gouvernement. Au Sénat, en l’absence de Conférence des présidents ou d’une autre instance dédiée à cette tâche, l’établissement de l’ordre du jour reste à la charge du Président. Le dialogue régulier entre les deux assemblées du Parlement est imposé par la nécessaire coordination de leurs travaux respectifs. À cette fin, le président du Sénat doit régulièrement avertir la Chambre des inconvénients que certaines initiatives d’inscription à l’ordre du jour des travaux peuvent avoir sur le vote de projets urgents, tels que la loi de finances. Par ailleurs, il est autorisé, en matière de fixation d’interpellations, à demander à la Chambre le droit de s’entendre avec les interpellateurs et avec les ministres, afin de proposer en séance un ordre préalablement accepté7. Il peut informer la Chambre de tout retard dans la procédure parlementaire et des « efforts nécessaires » qu’il a faits auprès des commissions pour accélérer le dépôt des rapports8.
De manière générale, les relations entre les Assemblées et le Gouvernement se sont trouvées mieux structurées, grâce à la régulation apportée par la Conférence des présidents qui leur a fourni un lieu de délibération commune. Eugène Pierre faisait de l’effectivité de cette concertation un préalable à l’approfondissement du rôle de la Conférence, lorsqu’il affirmait : « Dans un régime républicain, il n’y a certainement pas de cloison étanche entre le législatif et l’exécutif, imprégnés du même esprit. Le Gouvernement et les Chambres peuvent se pénétrer à toute heure, et ce que l’on appelait confusion des pouvoirs sous le régime falot des doctrinaires, n’est plus qu’un fantôme bien terrible. Il serait détestable, au contraire, que des ministres eussent la tentation de conduire les affaires ou de choisir les agents sans se soucier des vœux de la majorité. »9
Si la Troisième République a réussi à réguler le parlementarisme absolu en faisant naître la Conférence des présidents, la Quatrième République va permettre, en stabilisant la République parlementaire, d’associer davantage le pouvoir exécutif aux décisions de la Conférence des présidents désormais établie dans les deux Chambres.
Stabiliser la République parlementaire continuée
Les constituants de 1946 confient, à nouveau, l’essentiel du pouvoir de décision aux assemblées. Le Règlement des Assemblées constituantes et le Règlement de l’Assemblée nationale en 1947 (article 34) confirment la fonction de la Conférence des présidents dans la préparation de l’ordre du jour. On élargit d’abord sa composition, notamment en y admettant les présidents de commissions spéciales10. À partir du 25 juin 1954, le rapporteur général de la commission des Finances y a également accès. La présidence de la Conférence demeure confiée au président de l’Assemblée nationale ou à un vice-président désigné par lui.
Si la nouvelle République s’inscrit dans la même tradition de « bon vouloir des assemblées »11 que la précédente, le Gouvernement se trouve associé de plus près à l’élaboration de l’ordre du jour.
Un rééquilibrage des pouvoirs s’est effectué progressivement au sein de la Conférence.
La représentation des groupes parlementaires est aménagée de deux manières : seuls peuvent siéger les présidents des groupes dont l’effectif est supérieur à 14 membres en début de législature, au moment de la constitution de la Conférence des présidents. De plus, le vote des présidents de groupes est pondéré en fonction de leur importance numérique. Par ailleurs, le Gouvernement est représenté en permanence à la Conférence.
Dans la discussion au fond ou dans les votes, la position du Gouvernement demeurait fragile, sa capacité de peser sur les décisions du Parlement dépendant du « degré d’autorité » qu’il exerçait sur sa majorité12. Mais les intérêts dont il avait la charge étaient progressivement protégés par un ensemble de règles permettant de déclarer irrecevables les propositions ou les amendements les plus importants. Tout en reprenant les principales règles en vigueur sous la Troisième République, le règlement adopté en 1947 par la première Assemblée nationale de la Quatrième met l’accent sur la nécessité de limiter strictement la possibilité de modifier l’ordre du jour des séances initialement établi. Par la suite, plusieurs modifications du Règlement donnent à la Conférence des présidents compétence pour fixer l’ordre du jour des deux semaines à venir ; les simples députés ne peuvent obtenir l’inscription de nouveaux textes au cours de la période. La stabilité du programme des travaux législatifs résultant de cette innovation règlementaire permet d’accroître l’influence du Gouvernement sur le déroulement de ces travaux, et rééquilibre ainsi l’exercice des pouvoirs sans remettre en cause la prépondérance du législatif.
Tenus à huis clos et impliquant un nombre limité de députés, les travaux de la Conférence des présidents bénéficient d’une efficacité plus grande qu’en séance publique, surtout depuis que la réforme adoptée le 25 mai 1954 en a modifié les conditions de délibération.
Le Gouvernement avait la faculté d’expliquer largement les raisons de ses choix et les difficultés qu’il affrontait, et pouvait d’autant plus facilement emporter l’adhésion de la Conférence qu’elle était généralement composée de parlementaires éprouvés ayant souvent exercé des fonctions gouvernementales. Seul à disposer, par définition, d’une vision d’ensemble de l’organisation de son action, le Gouvernement pouvait en développer de façon systématique, devant la Conférence des présidents, la traduction en termes de fixation de l’ordre du jour. Il lui était de toute manière plus facile, dans un régime parlementaire, de conduire le débat sur l’ordre du jour une fois par semaine que de résister à des remises en cause répétées chaque jour.
Les travaux de la Conférence des présidents étaient précédés par une phase administrative confiée conjointement au secrétaire général de l’Assemblée nationale et au secrétaire général du Gouvernement. L’article 6 de l’Instruction générale du Bureau13 leur confiait le soin d’établir un ordre du jour « prévisionnel », facilitant les choix opérés ultérieurement par l’instance politique qu’est la Conférence. À partir de 1952, la pratique de cette phase préparatoire contribua à établir une distinction entre les points prévisionnels d’ordre du jour relevant des débats politiques et ceux relevant des travaux législatifs. Il en résulta un progrès dans la sélectivité des points traités qui accroissait le poids du Gouvernement dans l’organisation des travaux du Parlement. À partir de 1954, la sélection des points d’ordre du jour se fit encore plus drastique : de 45 au début de 1954, leur nombre passa, courant 1955, à 14. La résolution de 1954 donne au président du Conseil, personnellement, le pouvoir de proposer la tenue d’autres séances que celles arrêtées par la Conférence des présidents. Cette faculté a été successivement utilisée par Pierre Mendès France, les 17 et 27 décembre 1954, Edgar Faure, les 9 et 16 novembre 1955, et Maurice Bourgès-Maunoury, le 26 juin 1957.
Au Conseil de la République, la Conférence des présidents a été instituée de manière singulière par le Règlement de 1947.
Celui-ci prévoyait en effet la convocation, pour une réunion hebdomadaire, de personnalités exerçant les mêmes fonctions qu’à l’Assemblée les membres de la Conférence des présidents, mais ne parlait que de « la conférence » au sens obvie de « réunion ». C’est seulement par la résolution du 20 mai 1986, qui a modifié de nombreux articles du Règlement du Sénat, que la dénomination de « Conférence des présidents » sera introduite, en même temps que lui est intégré le rapporteur général de la commission des Finances du Sénat, qui lui était jusqu’alors associé de fait.
En apportant sa contribution à la stabilisation de la République parlementaire, puisqu’elle organisait une meilleure prise de décision, la Conférence des présidents, établie de fait dans les deux Chambres, a résisté au changement de République. Sous la Cinquième, son rôle de conciliation des pouvoirs législatif et exécutif sera renforcé par la présence dans le Gouvernement d’un nouvel interlocuteur permanent, le ministre des Relations avec le Parlement.
Concilier les pouvoirs
À la différence de la Constitution de 1946, qui ne contenait aucune disposition relative à la conduite des travaux parlementaires, la Constitution de 1958 s’est préoccupée de régir les pouvoirs et le mode de délibération des Assemblées de manière à garantir au pouvoir exécutif les moyens d’une action stable. C’est ainsi que la notion d’un ordre du jour prioritaire, fixé à la discrétion du Gouvernement, a été inscrite dans le texte initial de l’article 48 de la Constitution, la Conférence des présidents étant maintenue par les Règlements des assemblées.
Le texte même de la Constitution impliquait la définition d’une procédure institutionnelle permettant l’exercice de la compétence nouvelle ainsi conférée au Gouvernement à travers la communication de l’ordre du jour prioritaire à la Conférence des présidents (cet ordre du jour prioritaire pouvant être modifié, à tout moment, par communication du Gouvernement au président de chaque Assemblée). À partir du premier gouvernement de Georges Pompidou, constitué en avril 1962, la gestion au jour le jour de cette procédure a été confiée au ministre des Relations avec le Parlement. Chaque semaine, le ministre transmettait l’ordre du jour prioritaire à la Conférence des présidents, tout en engageant, dans ce cadre, le dialogue nécessaire entre les deux pouvoirs dont la Constitution a profondément modifié le cadre des relations. L’importance de ce « ministère de l’ordre du jour »14, présent dans chaque gouvernement depuis avril 1962, est soulignée par la place attribuée à son titulaire, au banc du Gouvernement, à côté du Premier ministre.
Jusqu’à la réforme constitutionnelle de 2008, la Conférence des présidents ne joue, sur l’ordre du jour prioritaire, qu’un « rôle purement formel », car « elle se borne à prendre acte des propositions de l’exécutif sur lesquelles elle ne peut émettre aucun vote »15.
Si cet ordre du jour prioritaire « ne constituait pas pour autant un « diktat » imposé à l’ensemble des parlementaires »16, c’est dans la mesure où il n’emportait pas impossibilité rédhibitoire au Parlement d’examiner d’autres questions ou d’autres textes que ceux qui y étaient inscrits – la tenue de tels débats, inscrits à l’ordre du jour complémentaire, étant dans une large mesure une question de volonté politique17. L’exécutif trouvait ici une forme de revanche sur le rôle limité que la Troisième République et, dans une moindre mesure la Quatrième, lui avaient imposé en l’espèce. La révision constitutionnelle de 2008 définit un nouvel équilibre en organisant un partage de l’ordre du jour entre le Gouvernement et le Parlement18.
Inversant la perspective fixée jusqu’alors par la Constitution, l’article 48 dispose désormais que « l’ordre du jour est fixé par chaque Assemblée », avant de préciser que deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité à l’examen des textes dont le Gouvernement a demandé l’inscription à l’ordre du jour. Il en résulte que les assemblées peuvent dès lors fixer librement la moitié de leur ordre du jour.
L’article 39 de la Constitution mentionne la Conférence des présidents, dont l’institution acquiert ainsi par ricochet valeur constitutionnelle, à propos des modalités d’inscription des projets de loi à l’ordre du jour. En revanche, l’article 48 n’en parle pas. La fonction précise de la Conférence dans la fixation de l’ordre du jour est définie par les règlements des assemblées. Aux membres précédemment présents, et, bien sûr, au ministre chargé des Relations avec le Parlement s’ajoutent désormais le rapporteur général de la commission des Affaires sociales et le président de la commission des Affaires européennes. Les présidents des commissions spéciales et le président de la commission dite des immunités (à l’Assemblée nationale) peuvent, à leur demande, participer à la Conférence.
L’article 48 établit « un cadre général obligatoire » dans lequel doivent s’exercer les pouvoirs de chaque Conférence des présidents. Réunie, en pratique, chaque semaine, celle-ci examine l’ordre du jour des travaux pour la semaine en cours et pour les trois semaines suivantes. Pour les deux semaines dont l’ordre du jour est consacré aux textes et aux débats choisis par le Gouvernement, seul un « aménagement » peut être envisagé à la suite d’un « échange de vues » avec celui-ci. Le Gouvernement peut parfaitement ne pas tenir compte des demandes d’aménagements exprimées par les parlementaires en Conférence des présidents, « en raison de la priorité constitutionnelle qui (lui) est reconnue dans la fixation de l’ordre du jour ». Pour les deux semaines laissées à l’appréciation des Chambres, qui comportent notamment un jour de séance dont l’ordre du jour est fixé à l’initiative des groupes d’opposition et des groupes minoritaires (sur des sujets qualifiés par un usage maintenant établi de « niches parlementaires »), la Conférence des présidents élabore un programme soumis sans possibilité de modification au vote des députés en séance publique. Enfin, il revient à la Conférence d’organiser le troisième temps des travaux parlementaires prévu par l’article 48 de la Constitution, la semaine de contrôle de l’action du gouvernement.
Celle-ci est régulièrement utilisée – réquisitionnée ? – par le Gouvernement pour la discussion de textes jugés prioritaires par rapport à l’activité de contrôle parlementaire.
Contrairement à la procédure d’urgence organisée par l’ancien article 45 de la Constitution, les Conférences des présidents des deux Assemblées peuvent s’opposer conjointement, en vertu de l’article 45 nouveau, à l’engagement par le Gouvernement de la procédure accélérée d’examen d’un texte. Elles peuvent invoquer notamment à cet effet la méconnaissance par le Gouvernement du délai de six semaines, imparti pour l’examen d’un texte en séance publique à compter de son dépôt. Par ailleurs, l’article 39 nouveau de la Constitution empêche l’inscription à l’ordre du jour de tout projet de loi pour lequel la Conférence des présidents « constate que les règles fixées par la loi organique [n°2009-403 du 15 avril 2009] sont méconnues ».
Le secrétariat des réunions des Conférences des présidents et leur préparation technique sont assurés par les secrétaires généraux de l’Assemblée nationale et du Sénat et les fonctionnaires placés sous leur autorité, en liaison avec le cabinet du ministre des Relations avec le Parlement avec lequel ils entretiennent des relations régulières. La tenue continue des « précédents » sur lesquels se sont appuyées jadis, à la Chambre des députés en particulier, la pratique et l’œuvre écrite d’un Eugène Pierre, alimente l’expertise de l’administration parlementaire, qui peut être précieuse au Gouvernement comme au président de chaque assemblée dans sa conduite des travaux de la Conférence des présidents.
L’équilibre des relations entre l’exécutif et le législatif permet à l’examen des textes de prendre le rythme de croisière de l’adoption d’une loi tous les trois mois. La réforme constitutionnelle de 2008 a réduit la possibilité d’une obstruction effective ; en revanche, il ne faut pas sous-estimer les risques de parasitage de l’ordre du jour provoqués par une utilisation volontairement faussée, quelles que soient les protestations contraires, du droit individuel d’amendement. La Conférence des présidents a les pouvoirs nécessaires pour régler ce type d’incident, pourvu qu’elle ait la volonté politique de jouer son rôle de conciliation entre les parlementaires et l’exécutif.
Il est vrai cependant que cette ambition peut être contrariée par le formalisme qui caractérise normalement le fonctionnement de la Conférence, consacrée dans une large mesure à prendre acte de décisions dont le contenu a été préparé en amont.
Et même dans ce cadre préétabli, l’inscription d’un texte ne relève pas de l’arbitraire19 ; elle dépend de la prise en considération d’une trentaine de critères objectifs et de la bonne coordination de l’ensemble des parties prenantes à la procédure : les ministres, les présidents de commission et les fonctionnaires des assemblées œuvrant au bon déroulé de la Conférence. « Il ne faut oublier personne ! »20 Assurer la séparation des pouvoirs dans leur complémentarité est la mission principale de la Conférence des présidents et les conditions du succès de leur conciliation. Même s’il ressort de la pratique qu’en raison de la pondération des votes des présidents de groupes, c’est bien le président du groupe majoritaire de chaque Chambre qui, sous la Ve République, a la capacité politique de prendre la décision ultime sur les questions posées à la Conférence des présidents.
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En insérant pour la première fois dans la Constitution un titre spécifiquement consacré aux « rapports entre le Parlement et le Gouvernement », les constituants de 1958 ont montré l’importance fondamentale, pour l’équilibre des pouvoirs, de la bonne définition des conditions de fonctionnement du travail parlementaire. À tel point qu’on ne peut parler d’un pouvoir sans évoquer l’autre, et inversement : ils sont les deux faces d’une même pièce et les modalités de leur interaction réciproque permettent de saisir les ressorts de leur fonctionnement propre. Dans ce cadre, au fil de trois Républiques, les décisions politiques qui, au Parlement, président à la fabrique de la loi ont été fluidifiées par la Conférence des présidents. Aujourd’hui, ni le Gouvernement, ni le Parlement ne remettent en question son existence plus que centenaire, tant la fixation ordonnée des travaux des Chambres reste une ardente nécessité dans une République parlementaire, fût-elle à correctif présidentiel. Et le ministère des Relations avec le Parlement est, pour le Gouvernement, un poste de vigie. Winston Churchill, s’adressant jadis à son propre pays, avait déclaré : « Pour faire de grandes choses, il faut avoir un plan et manquer de temps. » Ces paroles lucides s’appliquent, plus modestement mais tout aussi exactement, à la Conférence des présidents
Christophe Bellon
Maître de conférences en histoire contemporaine aux facultés de l’Université catholique de Lille
Vice-Doyen de Faculté
Membre correspondant du Centre d’histoire de Sciences Po
- Voir Jean-Félix de Bujadoux, « L’Institutionnalisation et l’affirmation des groupes parlementaires : un révélateur de la mutation du parlementarisme à l’œuvre sous la République parlementaire (1910-1958) », dans Elina Lemaire (dir.), Les Groupes parlementaires, Paris, Institut francophone pour la Justice et la Démocratie, 2019, p. 105-119. ↩
- Eugène Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire. Suppléments de 1910, [803 ↩
- Proposition de résolution du 23 février 1911. Voir Eugène Pierre, op. cit., p. 1157. ↩
- Les vice-présidents ne sont pas mentionnés en 1911 ; mais ils apparaissent dans le Règlement de 1915. ↩
- Un exemple désormais connu : Théodore Tissier, Conseiller d’État. Voir Christophe Bellon, Aristide Briand, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 221. Et Christophe Bellon, La République apaisée, Paris, Éditions du Cerf, 2016, tome 2, p. 343. ↩
- Eugène Pierre, op. cit., p. 1159. ↩
- On peut voir les précédents des 17, 20 et 26 mai 1904 à la Chambre des députés. ↩
- Journal Officiel, Sénat, Débats, séance du 18 octobre 1904 : voir Eugène Pierre, op. cit., p. 1160. ↩
- Eugène Pierre, Traité politique, électoral et parlementaire, introduction aux Supplément de 1910, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 3ème édition entièrement refondue, 1914, p. XXXIII-XXXIV. ↩
- Exemple de la commission de la Réforme administrative de 1947. ↩
- André Hauriou et Jean Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Montchestien, 7e édition, 1980, p. 1078. ↩
- Georges Galichon, « Aspects de la procédure législative en France », Revue française de science politique, 4e année, n°4, 1954, p. 819. ↩
- Jean Lyon, Nouveaux suppléments au Traité politique, électoral et parlementaire d’Eugène Pierre, Paris, publications de l’Assemblée nationale, 1990, tome deuxième, la IVe République (1946-1958), p. 472-473. ↩
- Guy Carcassonne, « Penser la loi », Pouvoirs, n°114, 2005, p. 51. ↩
- Pierre Hontebeyrie, « La fixation de l’ordre du jour prioritaire : un pouvoir sans contre-pouvoirs », Pouvoirs, n°34, 1985, p. 14. Voir aussi Xavier Roques, « Le mythe de l’ordre du jour prioritaire », Les Petites Affiches LPA, n°54, 1992, p. 33. ↩
- Basile Ridard, L’Encadrement du temps parlementaire dans la procédure législative. Étude comparée : Allemagne, Espagne, France, Royaume-Uni, Paris, Institut universitaire Varenne, 2018, 820 p. ↩
- Ainsi que le fait remarquer Pierre Hontebeyrie, op. cit., p. 16. ↩
- Christophe Bellon, « Présider à l’épreuve de nouvelles règles constitutionnelles, de Jules Grévy à Bernard Accoyer », dans Jean Garrigues (dir.), Les Présidents de l’Assemblée nationale de 1789 à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 81-97. ↩
- Alain Vidalies, « Le ministre chargé des relations avec le Parlement », débat avec Roger Karoutchi, Constitutions, juillet-septembre 2013, p. 3. ↩
- Entretien du 27 octobre 2021 avec François Charmont, haut-fonctionnaire et ancien directeur de cabinet de quatre ministres des Relations avec le Parlement. ↩