Ouvrons les yeux. Arrêtons le déni. Nous sommes entrés dans un conflit mondial.
La Russie a déclenché l’offensive. En Ukraine, à défaut de l’emporter sur le terrain elle s’est engagée dans un conflit contre les valeurs occidentales. Des pays baltes au Caucase elle impose sa menace. Les États Unis et leurs alliés ne peuvent plus reculer : ce serait perdre toute crédibilité. La Chine, en plein surarmement, attaquerait immédiatement Taiwan et les îles du Pacifique Sud.
L’Iran va disposer de l’arme nucléaire. Tout le monde sait – sans le dire – que c’est imminent. Imaginer qu’Israël restera immobile devant une menace létale c’est prendre ses désirs pour des réalités. Face à ces poudrières la neutralité goguenarde des pays émergents, de l’Indo-pacifique à l’Afrique en passant par les pays arabes, est éloquente : l’Occident paie aujourd’hui des décennies d’égoïsme et d’arrogance.
Le pire est à venir dans tous les cas de figure : vainqueur Poutine ne s’arrêtera pas là ; humilié il sera encore plus dangereux.
Tout ceci est aggravé par un contexte global qui excite la violence. Le retour de la faim dans le monde, l’intensification des flux de réfugiés, la crise climatique et son cortège de catastrophes, la rareté hydrique, la concurrence pour la recherche de minerais, la montée du protectionnisme… Tout laisse à penser que la mondialisation « heureuse » ne l’est plus du tout. Face à cette situation la soi-disant communauté internationale ne sait plus faire parler la raison : l’ONU est paralysée, l’OMC a échoué, et les traités de désarmement sont déchirés les uns après les autres.
Ce constat peut paraître pessimiste. Il l’est. Mais comment ne pas reconnaitre nos aveuglements passés ? Nous avons laissé un dictateur sanguinaire martyriser la Syrie, nous avons fermé les yeux devant l’agression russe en Transnistrie, en Tchétchénie et en Crimée, nous avons encouragé nos politiques et nos entreprises à flirter avec la Chine, nous avons accepté les chantages de la Turquie… et nous avons partout laissé piétiner les droits de l’homme…
L’Europe est en première ligne mais en état de faiblesse : elle reste très divisée comme le montre la difficulté à construire de grands projets industriels communs en matière de défense. Or sa masse critique est essentielle : on voit bien que même les efforts importants engagés en France par la dernière loi de programmation militaire ne suffiront pas à lui permettre de faire face seule à une guerre de haute intensité.
Endormie par les années de croissance et la naïveté des démocraties l’Europe n’a pas vu arriver le péril.
Enfin l’élargissement qui s’annonce au profit de nouveaux pays des Balkans sera un nouveau facteur de dissolution, un de plus. Le Brexit n’a pas accru la crédibilité géopolitique de l’Union. L’entrée de pays notoirement inéligibles et corrompus n’arrangera rien.
Ce désarmement n’est pas que militaire : il est moral. « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux » disait Tocqueville. Nous avons oublié que la liberté n’était pas un acquis mais un combat1. L’Europe a éteint ses lumières : elle n’a plus foi dans ses valeurs. Dans l’histoire la plupart des pays vaincus l’ont d’abord été par leur propre lâcheté ou leur propre nonchalance. Nous avons les deux.
Quand on assiste au spectacle lamentable de notre Assemblée nationale au cours des dernières semaines on se demande sur quelle planète vit notre classe politique. Le Président de la République serait bien inspiré de prendre de la hauteur et de mobiliser la Nation. Par exemple en organisant un débat au Congrès sur la guerre qui nous menace. Cela, au moins, nous changerait des points de retraite.
La guerre en Ukraine n’est qu’un banc d’essai, comme le fut la guerre d’Espagne avant la Deuxième Guerre mondiale. « Toutes les défaites se résument en deux mots, disait un grand général : trop tard ! »
Bernard Attali
- Cf. Nicolas Baverez, Démocraties contre empires autoritaires, Ed. L’Observatoire ↩