Depuis des décennies lorsque l’on aborde les problèmes de la justice en France, on met avant tout en exergue son manque de moyens. Le budget 2023 s’avère sans précédent depuis 1958. Nous avons décidé de nous y attarder un peu.
Il s’avère que depuis le premier mandat d’Emmanuel Macron, d’abord sous la houlette de notre collègue Nicole Belloubet en charge de la Justice de 2017 à 2020 puis surtout celle d’Erice Dupont-Moretti en poste depuis 2020, le budget justice a assez considérablement augmenté. Après avoir été un des parents pauvres de l’UE, le budget de la justice par habitant progresse nettement depuis quelques années. Mais le retard de la France sur les autres grands pays européens subsiste.
Avec 2,2 milliards d’euros de moyens budgétaires en plus sur les cinq ans du premier quinquennat Macron, soit un bond de 30 %, et 7 400 emplois en équivalent temps plein créés, l’effort consenti pour permettre à la justice française de rattraper une partie de son retard sur ses voisins européens est aussi substantiel que patent.
Personne de sérieux n’a pu le contester. Quelques précisions pour mesurer le (bon) chemin parcouru. Avec une dépense qui frôle 70 euros par an et par habitant, la France occupait en 2018 le bas du tableau des 15 pays de l’Union européenne affichant un PIB par habitant d’un niveau comparable (entre 20 000 et 40 000 euros, hormis la Norvège, la Suisse et le Portugal). Le Royaume-Uni (avant le Brexit), et l’Italie, tous deux un peu moins riches, dépensent un peu plus (76,3 et 73 euros) que la France. C’est encore plus vrai pour l’Espagne et la Slovénie dont le PIB par habitant est nettement moindre que celui de la France. Le « budget judiciaire par tête » s’y élève respectivement à 92,6 euros et 96,2 euros. Cette photographie, tirée de l’édition 2020 de l’enquête bisannuelle de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), place toutefois l’Hexagone dans une situation encore moins favorable vis-à-vis des pays les plus riches de l’UE. L’Allemagne est à 131,2 euros par habitant, c’est-à-dire deux fois plus et la Suède à 117,5 euros (Les Echos.fr, 18 octobre 2021).
Cette situation budgétaire assez préoccupante, même si elle s’améliore, explique de façon incontestable et pour une grande partie, un problème clef de la justice en France : sa lenteur.
Et cette dernière participe d’un autre sentiment assez largement réparti dans la population, celui d’une certaine inefficacité de l’appareil judiciaire. Il existe incontestablement un problème qui concerne la diligence de nos tribunaux à juger. Ainsi « le délai moyen de traitement des procédures pénales en matière criminelle stagne à 41,5 mois en 2020 », pointait l’an dernier le Sénat dans son rapport sur le projet de budget de la justice. Le chiffre est assez implacable. On doit noter qu’en matière civile ce n’est guère mieux. Le délai moyen de traitement des procédures civiles était de 16,8 mois pour la Cour de cassation en 2020, alors qu’il aurait dû être limité à 15,5 mois. Cette lenteur de la justice a été souvent condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui a mis en cause l’absence de « délai raisonnable » (notion cependant assez abscons).
Cette lenteur, on le notait plus haut, est substantiellement liée au problème budgétaire. Il n’existe quasiment pas une Cour ou un tribunal hexagonal qui ne connaisse un problème d’effectifs. L’institution judiciaire française accuse d’importantes carences en la matière. S’agissant des juges, la France, se trouve particulièrement sous-dotée et pas seulement au niveau de l’UE. En effet là où le bas blesse c’est que cela se fait par rapport aux 45 pays européens enquêtés par la CEPEJ. En 2018, elle comptait 10,9 de ces magistrats pour 100.000 habitants, soit deux fois moins que la moyenne (21,4 juges). Là encore les chiffres parlent d’eux-mêmes.
Mais ces chiffres sont à relativiser, la rapidité de fonctionnement de la justice ne dépend pas uniquement du nombre des magistrats mais aussi de celui des greffiers et des personnels dans les tribunaux. La loi de programmation 2018-2022 pour la justice a commencé à y mettre bon ordre. En plus des 850 greffiers recrutés sur le quinquennat, « un effort massif a été fait cette année avec la justice de proximité qui a permis d’embaucher dans les juridictions des agents : +11 % d’effectifs dans les juridictions hors magistrats », indique-t-on au ministère de la Justice. Puisque de justice de proximité il s’agit, nous nous interrogeons toujours de savoir pourquoi Nicolas Sarkozy s’est évertué à supprimer cette justice créée en 2004 et décédée effectivement en 2017. Ces juges que l’on a dit parfois « au rabais » rendaient des services fort utiles dans le cadre d’une juridiction civile ou pénale du quotidien. Nous pouvons d’autant mieux en parler que nous avons eu le grand honneur d’être de la première promotion !
Le second quinquennat d’E. Macron va marquer le début d’une ère nouvelle en matière de budget de la justice. Pas un seul prétoire de France ou de Navarre n’ignore qui est « Acquittator » depuis l’affaire d’Outreau. Comme on peut le lire dans un passage de son livre Bête noire, repéré par les colonnes du Figaro, Eric Dupont-Moretti a d’abord été surnommé « Acquittador » en référence à son amour inconditionnel pour la corrida. Puis le mot a été cueilli au vol par un journaliste, et déformé en « Acquittator ». En effet avant d’accéder au Ministère de la Justice en 2020, plus d’une centaine d’acquittements avaient été obtenus par ce célèbre pénaliste lillois. Record de France à ce jour inégalé.
Il fallait être aussi iconoclaste qu’anticonformiste, comme peut l’être l’actuel président de la République, pour nommer à ce poste sensible, Eric Dupont-Moretti. Il fut le pourfendeur de centaines de magistrats de Cour d’Assises mais aussi de tribunaux correctionnels.
Il avait aussi déclaré le 15 avril 2018, sur LCI ne pas avoir les compétences d’un ministre de la Justice, et qu’il n’acceptera jamais ce poste. Ne jamais dire fontaine……. !
Rappelons-nous du résultat immédiat de cette nomination. Cette « personnalité clivante » provoque « un très vif émoi dans la magistrature » et suscite l’opposition de l’Union syndicale des magistrats, qui y voit une « déclaration de guerre à la magistrature ». Mais il va faire son chemin. Malgré ce mécontentement et une affaire. Ainsi le 16 juillet 2021, il est mis en examen pour « prise illégale d’intérêts » par la CJR. C’est la première fois qu’un garde des Sceaux en exercice se retrouve sous ce statut. Il est tout de même maintenu à son poste avec la confiance du chef de l’Etat (même si ce dernier estimait en 2017 qu’un ministre mis en examen devait quitter son poste). Ladite confiance est maintenue lorsque, le 3 octobre 2022, son Garde des Sceaux est renvoyé en procès par la CJR (ses avocats se pourvoyant en Cassation).
On peut penser ce que l’on veut de l’actuel Ministre de la Justice. Il nous a été donné de le croiser dans un prétoire auvergnat. Le personnage est rugueux dira-t-on ! Mais l’objectivité doit amener à convenir que sous son égide, le budget de la Justice a cru de façon aussi importante qu’inégalée. Le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti s’est engagé à porter le budget de la Justice de 9,6 milliards en 2023 « à près de 11 milliards d’euros » en 2027, ce qui permettra de créer 10 000 emplois. C’est une nouvelle augmentation de 8% des crédits alloués à la Justice (pour la 3e année consécutive). Cela représente une croissance de… 40 % depuis 2017. Et pourtant les principaux syndicats de magistrats et de personnels judiciaires sont descendus dans la rue pour protester, encore et toujours, contre le manque de moyens.
Il est évident que notre pays est encore à la traine par rapport à une grande partie des autres pays de l’UE. Mais un pas important a été incontestablement accompli depuis des années et notamment depuis les années Dupont-Moretti.
Le budget alloué à la justice judiciaire en 2023 s’élève à 4,14 milliards d’euros. C’est une augmentation sans précédent. Il faut regarder aussi d’où l’on part. En réalité, la « sous-dotation » de ce ministère est structurelle en France et remonte au XIXe siècle. On a donc beau augmenter, plus ou moins, les crédits chaque année (plutôt de l’ordre de 2 à 3 % l’an sous N. Sarkozy et F. Hollande), la situation ne s’améliore guère. Elle semblait même se détériorer. Les raisons ? Sans doute la multiplication des réformes (entre 2010 et 2020 pas moins de 6 réformes de la justice) et aussi la complexification des dossiers (notamment civils et pénaux). Les magistrats ne craignent plus désormais d’avouer leur souffrance au travail (l’un s’est même suicidé et un autre décédé d’une attaque cardiaque récemment).
Précisons que le budget de la justice c’est cinq postes : justice judiciaire, administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), accès au droit, administration centrale. Le poste le plus « budgetivore » est l’administration pénitentiaire juste devant la justice judiciaire. Pour 2023, 1220 postes sont annoncés. Précisons que 31 mois sont nécessaires pour former un magistrat, de sorte que les recrutements ne vont pas soulager immédiatement les juridictions. Le nombre de Magistrats à Titre Temporaire (MTT) devraient aussi augmenter. Le MTT est une personne issue de la société civile exerçant temporairement des fonctions judiciaires, notamment celles de juge des contentieux de la protection ou d’assesseur dans les formations collégiales des tribunaux judiciaires. Ces fonctions peuvent être exercées en même temps qu’une activité professionnelle compatible. Des postes vont être créés qui vont soulager la tâche des juges professionnels.
Les syndicats estiment que les critères ministériels pour créer des postes ne tiennent pas suffisamment compte de la charge de travail. Selon eux la classique « circulaire de localisation des emplois » n’est plus opérationnelle. Ensuite, les syndicats estiment qu’il faut tenir compte des départs en retraite. Beaucoup de créations de poste compensent donc des sorties par des entrées sans augmenter le nombre global de magistrats. Sans oublier aussi l’effet de décalage entre les annonces et les prises de poste effectives compte tenu du délai pour former un magistrat (2,5 ans). Pour résumer, les besoins sont sous-évalués et pas entièrement couverts, surtout si on y ajoute les congés maladie qui se multiplient en raison de la difficulté des conditions de travail. Pensons aussi aux demandes de mutation pour d’autres fonctions publiques voire quelques démissions.
Selon le Syndicat de la Magistrature, il manquerait au moins 5000 magistrats en France à l’heure actuelle. Et encore ! Si la France voulait s’aligner sur les effectifs des États du Conseil de l’Europe ayant un PIB comparable, il faudrait, selon une estimation de l’Union des Syndicats de la Magistrature porter le nombre de magistrats à 13 600 au siège et 7 400 au parquet. Or, ils étaient en tout et pour tout 8 500 en juridictions (siège + parquet) soit seulement 1 200 de plus qu’en… 1 880 alors que la population a quasiment doublé. Il y a donc encore des efforts à faire !
La situation est encore plus critique dans les greffes avec un taux de vacance de 7,24 % en 2022. Or les greffes sont une institution charnière dans tous les tribunaux. Sans greffe un tribunal ne peut fonctionner !
Bien entendu des efforts restent à faire en matière budgétaire. C’est une évidence. Mais tout n’est pas qu’une affaire de budget. Il y a aussi ce que N.Sarkozy appelait la performance ou le rendement dans la fonction publique (il visait plus spécialement la police). Il fut vilipendé ! Mais ce ne sont pas là des gros mots tout de même ! Qu’on le veuille ou non, et cela vaut pour les policiers, les magistrats ou les professeurs, certains œuvrent plus vite que d’autres. Certains travaillent mieux que d’autres. Certains ont plus d’envie que d’autres. Chacun fait avec ses moyens et avec, il est vrai, un travail toujours plus pressant et exigeant. Dans un entretien croisé pour « Les Echos Week-End », la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury et le sociologue Jérôme Fourquet ont analysé l’état d’esprit des Français à l’aube de cette nouvelle année. La longue succession de chocs subis, depuis les attentats terroristes jusqu’au Covid, se traduit par une grosse fatigue d’une partie de la population, particulièrement palpable dans le monde du travail. Et incontestablement les agents des services publics le ressentent aussi. Juges et policiers en tête. Selon les auteurs de l’étude, « pour les Français, la valeur travail est devenue moins centrale» (https://www.lesechos.fr/weekend/perso/cynthia-fleury-et-jerome-fourquet- 1894341; 8 janvier 2023).
Rajoutons que le budget 2023 prévoit aussi la poursuite et la finalisation du plan de construction de 15 000 places de prison. Le premier quinquennat d’E. Macron a pris incontestablement du retard en la matière. Cela porterait à un total de 75 000 places disponibles d’ici 2027. Enfin il est aussi prévu la poursuite de la modernisation et de l’extension de l’immobilier juridictionnel (palais de justice notamment dont certains sont en piteux état).
À l’issue des états généraux de la justice qui se sont déroulés en 2021-2022, le Garde des Sceaux a estimé à titre liminaire : « Que nous ont dit les professionnels ? Qu’ils manquent de moyens, qu’il faut endiguer les vagues de réformes et que la procédure est trop compliquée ». La feuille de route ? Une justice plus rapide, plus efficace, plus proche des citoyens. Et à l’ancien ténor du barreau de rajouter : « Ce n’est pas la première fois qu’on réforme, mais c’est sans doute la première fois qu’une réforme s’accompagne des moyens humains et financiers ». Lors de la présentation de son budget, il a opiné qu’avec ce dernier, « de presque 10 milliards d’euros, le ministère de la Justice poursuit son changement de dimension avec des moyens à la hauteur de ses missions. Des efforts sans précédent ont été faits depuis 2017 par le gouvernement pour débloquer les crédits et par les cours et juridictions pour les utiliser à bon escient. Je m’étais engagé à redonner à la Justice les moyens de travailler. ».
Raphaël PIASTRA
Maître de conférences en droit public des Universités