S’il est bon que les dirigeants économiques gardent leur sang-froid, il ne faut pas confondre self-control et inconscience. Tous sont-ils bien au fait du choc énorme que subit actuellement l’économie mondiale ?1J’en doute. Nous sommes, en fait, devant un déni de réalité collectif.
La guerre en Ukraine a déplacé le plus grand nombre de réfugiés en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. À ce jour, 5,6 millions de réfugiés ont fui le pays dont une moitié d’enfants. Au total, la guerre a poussé près de 30 % des Ukrainiens à quitter leur foyer. Soit la deuxième plus grande crise humanitaire depuis les années 1960 en termes de nombre de personnes déplacées. Et la situation ne peut qu’empirer : les Nations unies estiment que 8,3 millions d’Ukrainiens pourraient être des réfugiés d’ici la fin de l’année. La gravité et le coût de ce drame humanitaire… qui en prend la mesure ?
La guerre a fait grimper les prix des produits de première nécessité. Les effets sont universels, mais seront ressentis plus durement par les plus pauvres. La flambée des prix du gaz naturel et du pétrole a fait grimper les factures de chauffage. De même, le coût des transports augmente à mesure que le carburant devient plus cher. Les pressions s’étendent bien au-delà de l’Europe. L’indice des prix alimentaires de l’Office des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture pourrait augmenter de 45 % en 2022.
Le monde -et pas seulement les pays émergents- n’échappera pas au retour de la grande pauvreté.
Depuis plusieurs décennies, l’Europe dépend des sources d’énergie russes : charbon, pétrole brut, fioul et, surtout, gaz naturel. En 2021, le continent a importé de Russie environ 36 % du gaz qu’il utilise, ainsi que 30 % de son charbon et 10 % de son pétrole brut.
Tout le monde en convient : il faudra réduire les besoins de l’Europe en gaz russe au cours de l’année prochaine de 36 % de sa consommation totale à environ 10 % – ce qui laisserait le continent importer encore environ 30 à 40 milliards de mètres cubes de Russie par an. Un comble : l’Europe va encore payer 100 milliards de dollars à la Russie cette année à ce titre car l’explosion des prix compense la réduction des volumes.
Inutile de souligner combien cela va compliquer la transition énergétique partout annoncée comme essentielle.
L’offensive de la Russie en Ukraine a profondément perturbé le système mondial de production alimentaire. Les deux pays produisent environ un tiers des exportations mondiales d’ammoniac et de potassium, ingrédients essentiels des engrais. Ils sont également le grenier à blé d’une grande partie du monde, fournissant environ 30 % des exportations mondiales de blé et d’orge, 65 % de l’huile de tournesol, et 15 % du maïs. Selon les dernières estimations de l’ONU, 30 à 40 % de la récolte de l’automne 2022 en Ukraine est menacée, car les agriculteurs n’ont pas pu planter.
Or de nombreux pays dépendent fortement du blé pour leur alimentation nationale. Ces pays sont concentrés en Asie centrale et occidentale ainsi qu’au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Leur situation devient critique au moment où le protectionnisme agricole fait contagion après l’embargo indien. La faim, partout, menace.
Bien avant février 2022, les matériaux industriels de toutes sortes étaient en forte demande. Les matières premières. Nombre d’entre elles atteignaient leur plus haut niveau de prix depuis dix ans, avec toutefois une volatilité considérable.
Puis la guerre est arrivée, ce qui a accéléré la hausse pour des dizaines de produits de base que la Russie et l’Ukraine exportent (le charbon, l’acier, le nickel). Les parts combinées des deux pays sur ces marchés varient approximativement entre 10 et 50 %. Les deux sont responsables de 48 % du commerce mondial de palladium pour 20% de l’Uranium consommé en Europe. À méditer : l’industrie aéronautique française dépend à 70% du titane… produit en Russie et en Ukraine !
Avis de tempête pour de très nombreuses industries dont l’automobile, les télécoms, l’aéronautique…
Après la pandémie, la guerre en Ukraine et les sanctions qui en découlent affligent les dirigeants à revoir leurs chaînes d’approvisionnement. Déjà 80 % d’entre eux ont déclaré, en mars 2022, avoir mis en place un “double approvisionnement”.
Alors que les ruptures s’accumulent, la relocalisation (en particulier dans les secteurs de la haute technologie) revient à l’agenda, rejoint par une nouvelle idée : le “friendshoring” (qui est, selon les mots de Janet Yellen, un engagement à travailler avec des pays qui ont “une forte adhésion à un même ensemble de normes et de valeurs”. On l’a peu remarqué : le Canada et le Mexique ont d’ores et déjà éclipsé la Chine pour devenir les plus grands partenaires commerciaux des États-Unis.
La globalisation fait plan à la régionalisation.
L’internet mondial n’est pas encore pour demain. Certes, de nombreux pays participent à un système d’information largement partagé. Mais même avant la guerre, plusieurs pays avaient limité ce que les résidents peuvent voir et faire. Ils avaient également pris des mesures pour promouvoir les normes technologiques qu’ils privilégiaient, comme en témoignent les récentes batailles sur les normes matérielles et les propositions de remplacement des protocoles Internet. L’invasion de l’Ukraine a accentué ces divisions. Le souci de souveraineté devient majeur. De plus, le départ massif de la Russie de nombreuses grandes entreprises occidentales, a pour effet d’exclure ce pays d’une partie importante de la chaîne de valeur mondiale des hautes technologies. Environ 80 % des entreprises technologique occidentales ont quitté la Russie ou réduisent leurs activités.
En fin de compte, cette démondialisation technologique va entraîner partout des services plus chers pour les consommateurs et une productivité plus faible pour les entreprises.
Sur le plan technologique, la mondialisation a vécu.
De leur côté, les marchés financiers ont résisté au choc initial. Mais pour combien de temps ?
Les banques européennes sont très exposées, avec environ 75 milliards de dollars d’actifs à risque en Russie, soit environ 6 à 7 % de leur capitalisation boursière avant l’invasion. Au-delà, la guerre aggrave les risques du système financier dans son ensemble : l’inflation est là (du jamais vu en Europe depuis 30 ans), la hausse des taux est imminente, dans les pays développés la baisse du chômage accroît le cout du travail, dans les pays émergents l’augmentation des dettes devient insupportable. À cela va s’ajouter un risque croissant de défaillance des crédits détenus par le secteur bancaire parallèle. Toutes ces menaces s’accumulent d’autant plus que les deux leviers classiques – monétaire et budgétaire- deviennent de moins en moins opérants : les banques centrales ne peuvent plus continuer à injecter des liquidités sans limites et les budgets publics sont contraints. L’incendie menace au moment où les pompiers sont impuissants.
Cette volatilité va peser lourdement sur les investissements et la croissance. La confiance n’existe pas sans visibilité.
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« La vie serait sans doute insupportable sans une certaine dose d’inconscience » dit-on. Voire ! L’absence de lucidité collective sur tout ce qui précède est assez impressionnant. L’économie mondiale est en train de passer de la désinflation à l’inflation, des taux d’intérêt négatifs à une sérieuse hausse des taux, de la globalisation à la régionalisation, des coûts contrôlés à une hausse incontrôlée des matières premières, de la croissance à la stagnation… Nous allons faire face à ce que les économistes appellent « un orage parfait » (« a perfect storm »). Qui nous en parle ? Qui nous y prépare ?
Bernard Attali
Essayiste
- McKinsey, Mai 2022. ↩