1969 est resté comme un pas de géant pour l’Humanité, 2024 ne doit pas restée un (tout) petit pas pour l’Europe…or ça en prend malheureusement bien le chemin. Au fil des décennies les puissances pionnières et de nouvelles (Inde, Chine, Japon) ont fortement investi, seule reste à quai, l’Europe, en dépit des enjeux tous azimuts que notre satellite représente.
La course Apollo vs Spoutnik
Le 14 décembre 1972 mettait fin à la dernière mission Apollo.
Cette 17ième mission clôturait 6 alunissages réussis sur notre satellite depuis le 20 juillet 1969.
Le programme Apollo était l’aboutissement d’une compétition de 8 ans qui opposait les Etats Unis d’Amérique et l’ex URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques) dont les implications géopolitiques étaient considérables dans le monde bipolaire de la guerre froide opposant les deux géants. Qui maitriserait au mieux la(les) technologie (s) permettant d’envoyer un homme sur la Lune et le faire revenir vivant scellerait dès lors la domination géopolitique du susdit pays.
A la mise en orbite de Spoutnik 1 en 1957 (mise en orbite du premier satellite artificiel de la terre) et Vostok 1 le 12 avril 1961 (premier vol humain dans l’espace effectué par Youri Gagarine), John Kennedy réplique le 25 mai 1961 en lançant le programme Apollo.
Depuis lors plus aucun être humain n’a foulé le sol Sélène.
Entre 1966 et 1976, on a dénombré 18 missions américaines et soviétiques (missions Apollo comprises) ayant réussi un alunissage. Ces alunissages réussis représentaient un peu moins de 50% des tentatives. Or ce chiffre est à rapprocher des 30% d’alunissages réussis depuis 2019.
Ce différentiel s’explique tout simplement par le fait que sur les 18 alunissages réussis entre 1966 et 1976, 6 missions concernaient une EVA (sortie extra véhiculaire) lunaire avec 12 astronautes. S’agissant pour un peu plus de 30% de missions humaines aucun risque ne pouvait ainsi être pris.
Aujourd’hui le mot d’ordre est de faire plus avec moins même s’il faut en passer par plus d’échecs comme le montre la stratégie retenue par Space X.
Des retombées multiples : du GPS aux couches-bébé…
Les missions spatiales seraient à l’origine, selon la NASA, de près de 2000 produits dérivés et d’un peu plus d’une centaine de technologies que nous retrouvons dans nos « maisons intelligentes » ou encore nos smart-cities.
Ainsi dans le cadre de la féroce compétition que se livraient les USA et l’URSS, les programmes américains et soviétiques des années 60 sont à l’origine de nombreuses innovations.
Citons par exemple le GPS (c’est véritablement Spoutnik qui est à l’origine du GPS moderne même si cette technologie existait déjà de façon embryonnaire) ou encore les couvertures de survies issues de l’enveloppe d’aluminium recouvrant l’armature métallisée en Mylar (polytéréphtalate d’éthylène) qui servait d’isolation réfléchissante et permettait de mieux protéger les vaisseaux spatiaux et leurs occupants. On pourrait encore citer les mousses à mémoire de forme qui permettaient alors de protéger les occupants du vaisseau contre tout choc éventuel et que l’on retrouve aujourd’hui par exemple dans les casques de motos.
Autre exemple, le premier ordinateur au monde à circuits intégrés (Block 1) qui a été développé par le MIT pour les missions spatiales et plus particulièrement pour les fusées Saturne des missions Apollo ou encore les Airbags qui ont été proposés par les ingénieurs soviétiques pour amortir l’alunissage de Luna 9. Moins techniques mais tout aussi utiles, les couches pour bébés inventées suite à la mésaventure d’Alan Shepard en 1961 dont l’exploitation commerciale ne s’est pas démentie.
Par ailleurs les alunissages ont permis aussi de mieux étudier le sol de notre satellite et notamment le régolithe lunaire cette poussière remontée en surface suite à l’impact des météorites.
A ce jour plus de 400 kg de roche lunaire ont été ramenés sur terre permettant de mieux comprendre la composition du sol Sélène et son évolution.
L’étude du sol lunaire permet de mieux comprendre sa composition et notamment la présence de métaux de terres rares dont sont si friands aujourd’hui nos nouvelles technologies (smartphone, ordinateurs, …).
En résumé la première course à la Lune a été riche en retombées technologiques, scientifiques, commerciales, géopolitiques, géostratégiques sans oublier l’impact d’image.
Ne serait-ce que pour une indication économique, la NASA avance le chiffre de 10 dollars de retombées pour 1 dollar investi dans le cadre de la mission Apollo (pour rappel l’investissement se chiffrerait à environ 150 milliards de dollars). Il est toutefois nécessaire de prendre ce chiffre avec recul car l’agence spatiale américaine a tout intérêt à démontrer un fort retour sur investissement d’un de ses programmes spatiaux les plus couteux après celui de l’ISS et des navettes spatiales.
Toutefois il est manifeste que le programme Apollo a généré de nombreuses retombées économiques notamment en termes d’emplois.
Ainsi rien que le programme Apollo coordonnait près de 30 000 sous-traitants ce qui permet d’avoir une bonne indication quant aux retombées économiques d’un tel programme.
De bipolaire à multipolaire, la course à la lune démultipliée
2024, année de la Lune comme le titrait le New Scientist de janvier dernier ? Notre satellite va-t-il faire face à une « invasion » de missions terriennes dans les prochaines années ? Jadis terrain d’affrontement d’un monde bipolaire, la Lune est aujourd’hui le reflet de la multipolarisation de notre Terre. L’alunissage chinois de 2019, celui de l’Inde en 2023 et le tout récent touch down du SLIM (Smart Lander for Investigating Moon) japonais en janvier dernier en sont des exemples. La toute récente réussite de JAXA (l’agence spatiale japonaise) a permis au Japon de devenir la cinquième nation à s’être posée sur la Lune après l’Amérique, la Russie (anciennement URSS), la Chine et l’Inde.
Ainsi toutes les plus grandes nations et puissances industrielles ont mis le pied sur l’astre Sélène. Toutes ? Non car force est de constater que l’Europe est étrangement absente.
Étrange quand on sait que l’UE avec ces 15 905 milliards d’euros en 2022 (source Eurostat et FMI) représente la troisième économie mondiale loin derrière les États Unis et ces 27 000 milliards de dollars et les 18 000 milliards de la Chine (Tous les PIB de cet article s’entendent en nominal). L’Inde quant à elle déclare un PIB de près de 4 milliards de dollars comme le Japon.
Quand on analyse le PIB par Pays de l’Union on constate que l’Allemagne avec un PIB de 4120 milliards d’euros contre 2806 milliards d’euros à la France et 1991 milliards d’euros pour l’Italie représentent 9 000 milliards d’euros à eux trois soit plus de 50% du PIB de l’UE.
Par ailleurs au palmarès des plus grandes puissances militaires mondiales, la France occupe la septième place derrière des sus dites nations et juste après la Corée du Sud dont les dépenses en recherche et développement sont d’ailleurs trois fois plus importantes en points de PIB que l’UE. Une remarque dès lors s’impose à la lumière d’une cartographie des sites d’alunissage par pays. Les Etats Unis comptent à ce jour 11 sites d’alunissage, le tout dernier ayant eu lieu au Pole sud de la Lune avec la mission Odysseus, suivis par la Russie avec 7 sites (en comptant l’ex URSS), la Chine avec deux sites dont une mission sur la face cachée de la Lune, et un site respectivement pour l’Inde et le Japon. On constate ainsi que les principales économies mondiales ou puissances militaires sont présentes, à l’exception notable de l’Europe, sur le sol lunaire avec d’ailleurs d’autres projets annoncés pour les dix prochaines années au rang desquels il faut noter l’ambition des Émirats Arabes Unis de faire aussi partie de ce cercle fermé.
Avant d’essayer de comprendre cette absence de l’UE dans cette nouvelle course à la Lune, il faut essayer de comprendre quels sont les objectifs poursuivis par ces différents pays qui ont déjà aluni.
Vers une lune privatisée ?
Le premier constat est celui de la commercialisation de l’espace. Jadis domaine réservé des seuls grands états, la conquête de l’espace s’est peu a peu privatisée.
C’est ainsi que Space X a été le prestataire retenu pour les missions habitées privées Inspiration 4 (mission uniquement orbitale) en 2021, et Ax-1 et Ax-2 en 2022 et 2023 qui permirent l’accès à l’ISS.
Mais au-delà de ses missions privées qui s’apparentent à du tourisme spatial, la dernière mission Odysseus a marqué un tournant dans l’histoire spatiale en devenant le premier alunisseur logotypé puisque le tissu isolant de l’alunisseur arborait les couleurs de la firme Columbia Sportswear. La voie est ainsi grande ouverte aux nombreux clients d’Odysseus d’autant plus qu’aucune loi ne l’interdit. En effet le cadre juridique de l’exploration et de l’exploitation lunaire est régi originellement par le traité de l’espace de 1967 ratifié aujourd’hui par 114 pays. Cet accord avait été signé initialement sous l’égide des Nations Unis par les Etats Unis, l’URSS et le Royaume Uni le 27 janvier 1967 dans le cadre des missions Apollo à venir. Il permettait entre les deux principales puissances spatiales de déterminer le statut juridique des corps célestes et nonobstant de la Lune. Ce traité de droit public international que l’on peut considérer comme la première constitution de l’espace régit tout ce que l’on peut faire et ne pas faire dans l’espace. Il est applicable non seulement aux états mais aussi à toute activité privée.
Au rang des interdits principaux figure la non-militarisation et la non-appropriation de l’espace (article 2). En revanche l’exploitation des ressources est autorisée à la condition que cela contribue à l’ensemble de l’humanité.
En effet ce traité sur l’espace ne contient pas de règles spécifiques relatives à l’utilisation relative de matériaux extra-terrestres et donc de ressources lunaires.
Toutefois la réussite des missions Apollo qui laissaient à penser jadis une possible colonisation américaine de la Lune, incitèrent l’Argentine soutenue par l’URSS à proposer « un projet de convention sur les principes devant régir les activités en matière d’utilisation des ressources naturelles de la Lune et des autres corps célestes ».
C’est ainsi que fut élaboré « l’Accord régissant les activités des Etats sur la Lune et les autres corps célestes » dont le cadre juridique était bâti sur les éléments de base du Traité de l’espace de 1967. Cet accord fit l’objet de nombreuses discussions, la principale pierre d’achoppement concernant d’ailleurs l’exploitation des ressources lunaires. Il est finalement entré en vigueur le 11 juillet 1984. Ainsi l’exploitation des ressources lunaires relève aujourd’hui pour ses signataires de ce traité multilatéral. La France est signataire mais les principales puissances spatiales ne le sont pas. Au demeurant les Etats Unis depuis 2020 ont établi de nombreux accords bilatéraux dans le cadre d’Artémis. Ces accords sont signés à ce jour par 34 pays à l’exception de la Russie et de la Chine. Bien que reprenant les principes fondateurs du traité de l’espace de 1967, ces accords introduisent des dispositions stratégiques permettant entre autres de favoriser le premier arrivant sur un site comme la mise en place de zones de sécurité conséquentes sur les zones d’alunissage excluant de facto toute tentative d’alunissage concurrent.
Ainsi alunir le premier sur une zone prometteuse en termes d’exploitation de ressources permet ainsi de disposer d’un réel avantage concurrentiel.
L’exploitation de zones spécifiques comme celles situées aux pôles, où a été découvert de la glace martienne, permettrait, couplé à la mise en place d’unités lunaires photovoltaïques l’électrolyse de l’eau en ces deux constituants que sont l’hydrogène et l’oxygène qui pourraient être utilisés in situ dans le cadre de projets plus vastes comme des bases lunaires.
Ces bases permettraient dés lors de mettre en place des écosystèmes viables sur de longues durées (on a pu faire pousser des végétaux sur de la « terre » de lune ramenée à l’occasion des missions Apollo).
La voie serait ainsi ouverte à de nombreuses applications ; citons au hasard des hubs touristiques spatiaux, des usines de production médicamenteuse, des terminaux permettant de façon plus lointaine le départ de missions vers d’autres planètes du système solaire. L’exploitation des ressources compte tenu des coûts ne pourra se faire qu’in situ ce qui permet déjà d’écarter toute volonté d’exportation vers la Terre de métaux de type Terres rares à des fins d’exploitation industrielle comme par exemple en téléphonie mais aussi dans l’énergie, le médical et l’armement. Selon le site Vie-publique.fr, « le rythme de production actuel (280 000 tonnes) et au vu de ces réserves, le monde dispose d’au moins 430 ans de consommation de terres rares devant lui. » Le plus gros producteur est aujourd’hui la Chine qui a d’ailleurs dépassé les Etats Unis du fait de la mise en place sur leurs sols de normes moins contraignantes.
La France quant à elle dispose de nombreux gisements exploitables ce qui la met à l’abri de toute dépendance vis-à-vis d’autres pays. De même on ne peut envisager pour les mêmes raisons de coûts d’utiliser notre satellite comme une alternative aux centres d’enfouissement de déchets spéciaux comme il en existe sur terre.
Europe réveille-toi pour te prémunir de lendemains difficiles !
L’UE est donc malheureusement, à ce jour la grande absente à la course lunaire. La politique spatiale européenne est essentiellement dédiée à tout ce qui peut faciliter le bien commun sur Terre. C’est ainsi que les satellites mis en orbite autour de la Terre servent à améliorer les transports, les télécommunications sans oublier le volet soutenabilité. Par exemple les Sentinels de Copernicus sont considérés comme les meilleurs systèmes d’observation de notre Terre existant à ce jour.
Comme l’a souligné l’ex-Commissaire européen en charge de l’espace Thierry Breton, l’Europe se concentre essentiellement sur les lanceurs et sur l’exploration scientifique, sur l’espace dit utile. Ainsi, l’Europe est partie prenante du programme américain Artémis. Elle a fourni en décembre 2022, dans le cadre d’Artémis 1, le module de propulsion et de service de la capsule américaine Orion qui saluait 50 ans après le retour des Etats Unis autour de la Lune. De même l’Europe fournira un module d’habitation pour la future station orbitale lunaire Gateway. Même si l’agence spatiale européenne (ESA) par la voix de son directeur affirme que l’objectif est dans un premier temps « des chargements vers et depuis la Lune, et ensuite des astronautes », tout en n’excluant pas de s’installer ensuite sur le sol lunaire à des fins d’exploitation, la stratégie retenue semble être celle de fournisseur de technologies ou de systèmes.
Un rapport commandité il y a deux ans par l’ESA a pourtant souligné l’importance pour l’Europe d’accéder à une autonomisation en développant un programme permettant une présence permanente et indépendante sur la Lune.
Le choix est donc avant tout politique.
La réussite des programmes Ariane ou Airbus démontre pourtant l’expertise de l’Europe dans la réalisation et la coordination de grands programmes aéronautiques et spatiaux. Ne reproduisons pas l’échec du projet européen de navette spatiale (Hermès) dans les années 1990 du fait de grandes dissensions qui existaient alors entre les 3 grands d’Europe à savoir la France, l’Allemagne et l’Italie. L’abandon de ce projet a sonné le glas de l’autonomisation européenne en termes de véhicule habité. Toutefois la volonté de se doter d’un accès autonome à l’espace a refait surface en novembre 2023 lors du dernier sommet de l’ESA. Cela se traduirait dans un premier temps par la construction d’un vaisseau cargo. La version lourde d’Ariane 6 devrait permettre ce type d’emport. Ceci amène à se poser une question. L’Europe ne serait-elle pas en décalage en voulant se doter aujourd’hui de son propre véhicule habité ? En se dotant de ce type de vaisseau l’Europe pourrait ainsi accéder de façon autonome à la future station Gateway et accéder de façon indirecte ensuite au sol lunaire ;
Toutefois elle n’aurait qu’un statut d’invité qui pourrait être potentiellement congédié à tout moment ou limité dans l’exploitation d’une zone lunaire appartenant aux Etats Unis. Ceci nous ramène à des considérations géopolitiques bassement…terrestres.
L’incertitude gouvernant les futurs équilibres géopolitiques mondiaux et l’évolution des partenariats avec notre « ami » américain devrait nous faire réfléchir. L’échec d’Hermès a tenu avant tout au fait qu’il n’était pas perçu comme suffisamment fédérateur par l’ensemble des partenaires européens a contrario du succès du programme Ariane. Nous pensons que le projet d’alunissage peut emporter l’adhésion de l’ensemble des pays européens notamment quant aux retombées scientifiques, technologiques et conséquemment économiques (notamment en termes d’emploi) que cela peut amener. Par ailleurs en se lançant dans cette nouvelle course à la lune, l’Europe afficherait ainsi sa solidarité et sa solidité comme autant de signes forts vis-à-vis de nations limitrophes qui auraient des visions terrestres annexionnistes.
L’adage est bien connu, on a tendance a s’attaquer aux plus faibles et se méfier de la réplique des plus forts. En ce sens, la cartographie et la nationalité des missions d’alunissages nous semblent très représentatives des équilibres géopolitiques et puissances terrestres économiques et militaires actuelles : Etats Unis, Russie, Chine, Japon, Inde et bientôt EAU, mais à ce jour point d’Europe…
Tout est dit… et c’est bien dommageable, car la conquête des richesses de la lune, loin de représenter une fantaisie, est redevenue centrale dans les joutes géostratégiques et capitale dans la course à l’indépendance des nations.
Thierry Debergé,
Enseignant-chercheur en géostratégie Imagine Campus.
Frédéric Dosquet,
Docteur en Sciences de Gestion, directeur de thèses (Hdr), Professeur éklore-ed School of Management, Auteur de Marketing et communication politique, EMS, 3eme édition.
Lionel Camblanne,
Docteur en Sciences de Gestion, consultant.