De la commémoration du débarquement en Normandie, à celle de la fin des hostilités de la seconde guerre mondiale, l’an prochain, nous allons vivre des événements qui nous rappelleront que nous viendrons de vivre 80 ans de paix entre les principaux pays européens historiques. Quatre-vingt ans ! Une durée de vie moyenne d’un européen, mais aussi, la plus longue période pacifique connue depuis plusieurs siècles… C’était le premier et principal objectif des promoteurs du projet d’union européenne et il a été atteint ; combien de grands projets politiques peuvent-ils lui être comparés ?
En occultant cette réalité majeure, nombreux sont ceux qui, par ignorance ou, pire, par choix délibéré, s’attachent à présent à remettre en cause l’idée même de construction européenne, sous prétexte que les institutions actuelles et la politique qu’elles mènent ne leur conviennent pas. Comme si, en France, on rejetait la République au motif que son fonctionnement et ses actions sont insatisfaisantes. C’est confondre le contenant et le contenu ; le projet et sa réalisation.
Pour mieux asseoir la critique, il est de bon ton de nier l’évidence qui fonde pourtant le propos : l’Europe n’existerait pas en tant que telle car il n’y aurait ni peuple, ni nation européenne.
Laissons aux exégètes les plus compétents le soin de nous expliquer doctement ce que signifient, pour tout le monde, les mots : Europe, peuples et nations et limitons-nous à quelques constatations. Qui contestera que la conscience des habitants actuels du continent européen ait été profondément et durablement marquée par les réflexions des philosophes grecs, des penseurs romains, des travaux intellectuels des moines du Moyen Âge, des innovations techniques, culturelles et spirituelles de la Renaissance et de l’âge des lumières, de même que par les propositions les plus révolutionnaires des XIXᵉ et XXᵉ siècles ? Comment ne pas voir ce qui reste sous nos yeux de la diffusion spectaculaire de la construction des églises et cathédrales que nous classons comme « romanes » ou « gothiques » : de Cracovie à Saint-Jacques de Compostelle et de Durham à Palerme, pour les premières, de Poznan à Tolède et de York à Castel del Monte, pour les secondes ?
De telles réalisations n’auraient-elles pas influencé la conception que les hommes ont de leur vie, depuis mille ans, pour certaines ? Doit-on nier les traces mémorielles et tangibles qu’ont laissées tant d’années de guerres meurtrières, de la guerre de Trente ans à celles du XXᵉ siècle ?
Cicéron, Erasme, Locke, Hugo et tant d’autres ont enrichi notre terreau commun. Même aux pires moments, un Stefan Sweg a su reconnaître que Romain Rolland fut celui « Grâce à qui, l’Europe en proie à un accès de folie furieuse avait conservé sa conscience morale. », car depuis longtemps et comme l’a rappelé Jacques Le Goff « L’Europe va devenir après 1492 une Europe des nations et des langues. » Nos musées et nos villes sont remplis d’oeuvres créées par des artistes qui se sont affranchis des frontières aussi artificielles que mouvantes : tableaux, sculptures, monuments que, depuis plusieurs siècles, des touristes aristocratiques du Grand Tour aux lycéens et étudiants du remarquable programme Erasme, en passant par les voyageurs populaires depuis l’après seconde guerre mondiale, tous viennent admirer et se nourrissent de la culture commune qui en émane.
Bref, l’Europe existe grâce à ses habitants d’hier et d’aujourd’hui et il « ne » reste qu’à leur fournir le cadre institutionnel et politique adapté aux exigences présentes et, surtout, à venir.
Or, tout ce qui influence le plus notre vie, dépend d’individus et de structures privées ou publiques qui n’ont que faire des limites étroites de nos petits pays européens, pris individuellement. L’argent– dont le rôle dominant met à mal la planète entière -, l’économie, les medias et autres réseaux asociaux ainsi que la production pas toujours artistique qu’ils répandent, les organisations mafieuses ou terroristes, tout tend à échapper au contrôle de puissances publiques nationales dépassées.
Certains grands pays tels que la Chine, les États-Unis ou la Russie l’ont bien compris et, par des voies différentes, visent à imposer à tous les autres pays de la Terre leur propre vision et à défendre, d’abord, leurs propres intérêts.
Doit-on les en blâmer, ou plutôt chercher à tenir la place qui peut être, collectivement la nôtre ?
Même si le PIB est loin d’être l’étalon propre à mesurer le bonheur, il n’empêche que l’actuelle Union européenne se place dans le trio de tête avec la Chine et les États- Unis, alors que les premiers pays d’Europe, pris séparément ne se placent plus qu’à la sixième place, avec l’Allemagne et même dixième avec la… France. En termes de population, cette dernière ne compte pas plus d’habitants que les trois plus importantes agglomérations chinoises réunies (Chongqing, Pékin et Shanghai) ou que les quatre à cinq villes indiennes les plus peuplées ; ce qui ramène « l’importance » de notre pays à de plus justes proportions. Un expert a établi1, il y a déjà vingt ans, une liste des principales métropoles de notre planète à partir de huit critères propres à mesurer leur influence réelle. Il en ressortait que seules celles de Londres et Paris y apparaissaient en Europe.
Mais… Nous avons la bombe ! Seulement, eux aussi, l’ont… Et, quoiqu’on ait pu savamment écrire au sujet de la dissuasion nucléaire depuis des dizaines d’années, il n’en reste pas moins que l’efficience de ce principe de défense repose sur un postulat : Que les dirigeants des pays qui possèdent cette arme et qui sont susceptibles de s’en servir les uns contre les autres, tiennent plus à la sauvegarde de leur propre peuple qu’à la destruction de celui de l’ennemi. Sommes-nous certains que ce soit toujours le cas, aujourd’hui et demain ? En tout cas, la fin du IIIᵉ Reich est là pour prouver qu’il est déjà arrivé que les dirigeants d’un pays choisissent sciemment de le sacrifier, plutôt que de capituler lorsqu’il en est encore temps. Pour assurer la protection certaine et durable des européens, le cadre national est donc largement insuffisant et les événements récents en fournissent la preuve manifeste.
Qu’on le veuille ou non, l’enjeu de défense commune se situe en conséquence à un autre niveau, c’est-à-dire à celui auquel entendent se placer les autres entités à même de nous menacer à brève ou plus longue échéance.
C’est de cela dont il est question à l’occasion d’élections européennes qui n’en sont pas réellement puisqu’elles se dérouleront, une fois de plus, dans un strict cadre national inadapté aux enjeux. Pas de partis politiques européens, pas de listes de candidats européens, donc, pas de caractère européen pour une élection qui, pourtant, devrait l’être. Pas de projet, non plus, de refonte d’une Union qui pourrait prendre une autre forme qui permettrait de l’adapter aux vœux des uns et des autres, ainsi que bien des européens le souhaitent. Certes, la faute en revient à nos dirigeants respectifs qui n’ont pas su, pas pu, ou pas voulu qu’il en soit autrement ; mais aussi à chacun de ceux qui, confondant volontairement ou non, le contenant et le contenu du projet européen, imagine que le repli sur soi dans le pré national suffira à assurer à nos descendants… quatre-vingts nouvelles années de paix et, pourquoi pas, de prospérité.
Hugues CLEPKENS
1 Gilles ANTIER, Les stratégies des grandes métropoles, Armand Colin, 2005