Pour Frédéric Lazorthes,une évidence s’impose. « Le jour d’après », pour reprendre l’expression du Chef de l’État dans son allocution du 16 mars 2020, si rien ne permet encore d’affirmer que « nous serons plus fort moralement », nous aurons perdu quelque chose : l’assurance de nos libertés. L’Occident qui, depuis plusieurs siècles, s’était bâti sur l’affirmation du principe de la liberté et sur l’extension presque indéfinie des droits individuels, au point d’en oublier de plus en plus les conditions collectives de possibilité, découvre sa fragilité.
Cette fragilité n’est pas seulement celle de la vie humaine, ni celle de nos progrès matériel et technologique, cette fragilité, c’est celle de nos régimes de liberté. La chute de l’Union soviétique, il y a trente ans, semblait avoir tranché la question du XXe siècle, celle de l’affrontement entre démocratie et totalitarisme. Mais était-ce bien alors la liberté humaine qui l’avait emportée ? L’avons-nous confondue avec le marché ?
Voici qu’à la faveur de « la plus grave crise sanitaire qu’ait connue la France depuis un siècle », selon les mots d’Emmanuel Macron, le décret n°2020-260 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 suspend (certes provisoirement) la plus palpable de nos libertés : la liberté de circuler, emblématique au point que l’Union Européenne l’ait érigée en droit fondamental.
Nous redécouvrons le sous-bassement hobbesien de nos régimes libéraux : nos libertés, devenus des droits, découlent d’une autorisation par l’État auquel revient la charge de la protection de la société. Dans le Léviathan, Thomas Hobbes posa ce principe, qui est encore le nôtre en Occident, selon lequel si tout individu a un désir vital, et partant un droit égal, à la conservation de soi, celle-ci, pour être effective, suppose un renoncement à ce qui est la « condition naturelle de l’humanité », la guerre de tous contre tous, où chacun défend seul son désir de se conserver, pour passer à l’état civil qui garantit la sécurité en confiant l’autorité à un souverain commun au-dessus de chacun et agissant comme son représentant. C’est là la fondation pré-libérale de l’État libéral.
Le pli de l’État reste au fondement de notre ordre libéral et démocratique tandis que le pluralisme des États est une expression de la diversité et de la liberté humaine. Cependant la pandémie du coronavirus, simultanée à l’échelle de la planète, rappelle et dépasse le cadre des États.
C’est au sein des États que peuvent être prises et mises en œuvre les mesures de confinement mais leur généralisation à tous les États tend à rendre la différenciation de ceux-ci, et celle des régimes dont ils sont l’expression, superfétatoire.
Pour limiter la propagation du coronavirus, les démocraties appliquent, peu ou prou, avec plus ou moins d’hésitations et d’assurance, une solution identique, celle du confinement, qui concerne aujourd’hui près de la moitié de l’humanité, et qui, en fait, fut initialement la solution de la Chine, une dictature. Le Royaume-Uni de Boris Johnson, revendiquant un attachement à la liberté, a tardé à s’y résoudre. Emmanuel Macron lui-même a hésité et n’a d’ailleurs jamais prononcé le mot de confinement. L’Allemagne, moins contraignante, laisse une marge aux Länder. Quant aux États-Unis, dans le cadre de l’état d’urgence, les mesures les plus fortes restent prises au niveau des États et du pouvoir local, dans un souci permanent de concilier santé publique et respect des droits individuels. Notre propos, ici, n’est pas tant de discuter le bien-fondé du confinement général, même si des alternatives existent comme le montre la gestion de la crise en Corée du Sud ou à Taiwan, que de se demander ce que signifie notre résignation à sa généralisation.
Devons-nous en conclure que face aux menaces nouvelles, sanitaires ou climatiques, s’effacerait la différence entre les régimes, entre régimes démocratiques et régimes autoritaires ? Pire, que ce qu’il en reste serait la moindre efficacité des démocraties qui finissent par se résigner à la même nécessité, la privation de libertés au nom de la sécurité de tous ?
Mais tandis que certains en viennent même à déplorer le manque de fermeté des gouvernements démocratiques par rapport aux États autoritaires, d’autres, au contraire, s’inquiètent du tour autoritaire que l’urgence sanitaire fait prendre aux démocraties.
Toutefois, ce qui distingue démocratie et dictature, demeure in fine le consentement formel d’un peuple libre aux décisions de leur gouvernement. La démocratie moderne repose sur l’idée du consentement au gouvernement, un consentement qui suppose une délibération et, ce faisant, une controverse qui permet de discuter les mesures prises et de rechercher la vérité. Un régime autoritaire confond l’obéissance avec le consentement et falsifie les faits pour maintenir son commandement. La Chine entretient ainsi, depuis le début, un récit officiel mensonger de l’épidémie.
En France, si le confinement a été bien accueilli selon les enquêtes d’opinion, le doute sur le bien-fondé des décisions gouvernementales subsiste. Aucun toutefois ne vaut consentement. Le consentement formel du peuple s’exprime soit par référendum, soit, le plus souvent, par ses représentants, autrement dit le Parlement. L’encadrement strict des déplacements de chacun imposait, pour être établi sur des bases solides, le vote « en urgence », le 22 mars dernier, par le Parlement d’une loi nouvelle introduisant dans le droit « l‘état d’urgence sanitaire ».
Toutefois ce passage par une loi votée par le Parlement n’est pas en soi un gage suffisant pour la garantie des libertés fondamentales. Sous l’invocation de la nécessité, souvent pour répondre à de nouvelles menaces, les interventions de l’État et les prérogatives de l’exécutif n’ont cessé de s’étendre dans les sociétés démocratiques. Toutes les démocraties, longtemps assises sur le primat au moins principiel du législateur, sont devenus des démocraties exécutives s’appuyant sur l’extension continue de l’État providence, sécuritaire et sanitaire. Il y a quelques années, deux juristes américains ont théorisé cette entrée dans l’âge de « l’exécutif sans limite » (« the executive unbound ») et remis en question la science politique libérale héritée de James Madison posant les fondements du gouvernement limité et de la séparation des pouvoirs1.
Selon Povsner et Vermeule, la science politique qui permet de rendre compte du gouvernement des États-Unis ne serait plus celle des Federalist Papers. Avec le déploiement et la politisation des agences gouvernementales, avec l’extension continue et inéluctable de l’État administratif et avec l’introduction dans le droit commun de mesures d’exception, notamment depuis les attentats de 2001, c’est une science politique postlibérale, inspirée du juriste allemand Carl Schmitt, favorable à la dictature nazie, qui devrait prévaloir. Selon ces auteurs, la séparation des pouvoirs n’opèrerait plus, le législateur se trouvant réduit à valider après coup tous les actes de l’exécutif.
Les deux juristes américains considèrent que le nouveau régime peut trouver un nouvel équilibre, les contrepoids politiques, qui ont déserté le Congrès, s’étant réfugiés dans la société civile, notamment parmi les nouveaux militants activistes du droit mais sans prendre la mesure qu’ainsi s’explique qu’une part de plus en plus grande des citoyens américains ne considère plus que la démocratie soit une chose importante ou un critère de distinction.
Une semblable décomposition est à l’œuvre en France, car contrairement à la vision de Povsner et Vermeule, le déplacement du contrôle du gouvernement sur le seul terrain du droit contribue à la déconstruction de l’idéal de liberté politique sur lequel s’est bâti l’Occident.
En France, selon la formule révélatrice du Premier ministre, le principe est celui d’« un état d’urgence de droit commun. » A l’issue de cette crise inédite, l’Etat se trouvera ainsi doté d’un arsenal de moyens nouveaux et fort d’un précédent qui pourront être mis à profit en d’autres circonstances. Mais avec quels contrôles ? Déjà, entre 2015 et 2017, six lois de prorogation de l’État d’urgence ont peu à peu intégré dans le droit des dispositions d’exception, le Conseil d’État et, plus grave encore, le Parlement ne faisant qu’accompagner le mouvement initié par l’exécutif, sans opposition. Et dans le cas des crises sanitaires ou écologiques, le Parlement tend à se trouver de facto dépossédé par des comités d’experts.
La remise en cause de la démocratie représentative n’est pas seulement le fait de promoteurs d’un pouvoir fort. En 2011, dans un essai stimulant, Vers une démocratie écologique, Dominique Bourg et Kerry Whiteside vont plus loin en considérant que « le système représentatif classique (supposant) que je suis in fine le seul juge de la condition qui m’échoit » n’est plus adapté « à l’immensité et à la nouveauté des risques en présence2. » Sans insister sur le fait que cette définition du régime représentatif minimise le fait que le principe de la représentation est au contraire ce qui permet la possibilité de plusieurs niveaux de filtrage et de raffinement de la délibération collective en vue du gouvernement commun, retenons l’idée de placer les experts et les scientifiques au centre de l’espace public.
Le citoyen contemporain ne pouvant pas juger des enjeux climatiques, l’idée-force de Bourg et Whiteside est qu’il doit revenir à la Constitution de « ménager une place nouvelle au savoir scientifique» dans une sorte de nouveau Sénat. Mais en quoi les visées des scientifiques seraient séparées, ou au-dessus, des passions de la cité ? Et, en quoi, dans un régime libre ne seraient-elles pas divergentes et adossées à des opinions ? Quand bien même, selon le mot de Leo Strauss, « la science est la haute autorité de notre temps », un gouvernement fondé sur la raison scientifique n’échappe guère à la partialité et ne donne pas toute la mesure du gouvernement selon la raison, ni de ses limites.
Emmanuel Macron a expliqué le 16 mars prendre « en conscience » ses décisions, « après avoir consulté, écouté les experts. » Se fondant sur le fait que « les scientifiques le disent », il a ainsi, à quelques jours d’intervalle, décidé de maintenir le premier tour des municipales puis de contraindre tous les déplacements et de reporter le second tour. Pour le politique, décider « en conscience » rappelle la pluralité et la complexité des facteurs à considérer mais le problème est que ce virage soudain de l’exécutif s’est opéré dans une certaine opacité aux yeux des citoyens. Le comité d’experts n’est sans doute pas unanime dans ses avis, et, au demeurant, il ne peut être considéré comme une instance indépendante, sa composition ayant été décidée par le seul exécutif.
La crise du coronavirus le montre : ni la science, ni l’urgence ne peuvent ni ne doivent clore la délibération à l’œuvre dans toute décision politique.
Mais où, en démocratie, celle-ci peut-elle apparaître publiquement dans toute son ampleur sinon au Parlement ? Dans l’examen de la loi d’urgence, le Sénat a donc rappelé ce qui demeure une garantie fondamentale : à un nouveau régime d’exception, le « régime d’urgence sanitaire », par lequel l’exécutif et l’administration obtiennent de grands et nouveaux pouvoirs. Un contrôle parlementaire permanent exceptionnel aurait dû pouvoir s’appliquer, contrepoids finalement refusé par le gouvernement…
Qu’en est-il des citoyens ? Frappante est la rapidité avec laquelle ceux-ci ont accepté de renoncer à une part de leurs libertés. Là encore Hobbes nous aide à comprendre : la peur de la mort est la raison même de Léviathan. L’utilisation à maintes reprises par Emmanuel Macron de la métaphore guerrière va dans le même sens : dans son discours du 16 mars, à quatre reprises il a répété « nous sommes en guerre », appelant à la « mobilisation générale », précisant toutefois qu’il s’agit d’une « guerre sanitaire » contre un « ennemi invisible. » Le juriste Carl Schmitt faisait de la distinction entre l’ami et l’ennemi la catégorie majeure et ultime du politique : symboliquement, la désignation de l’ennemi redonne corps à la cité.
Mais, paradoxalement, cette « mobilisation générale » prend dans les faits la forme d’une mobilisation ciblée et d’une injonction à la passivité du plus grand nombre, démotivante et contraire à la fierté patriotique. Le « restez chez vous » met en évidence la vulnérabilité et la faiblesse de l’individu ordinaire.
Il transforme les citoyens en sujets passifs et en une masse inerte, à l’opposé de toute fierté active.
Cette passivité culmine dans des formes de mobilisation symboliques, comme les fameux applaudissements, même si des actions de solidarité se déploient.
Dans cette crise, le gouvernement français a insuffisamment misé sur la mobilisation active des gens, non seulement au départ pour s’approprier les gestes qui sauvent et prendre part à leur diffusion, mais plus encore ensuite pour se mobiliser utilement pour la collectivité. Le distinguo entre l’injonction à poursuivre son rôle économique tout en renonçant à la vie sociale, comment ne pas y voir une contradiction et une autre expression de la dépossession de la part civique ? Le confinement de tous est une mesure scientifiquement compréhensible, administrativement efficace, mais politiquement délétère.
La survie de l’humanité impose-t-elle au final de renoncer à la liberté ? La question n’est pas neuve : en 1939, déjà, Raymond Aron, s’exprimant devant la Société de Philosophie, voyait bien la puissance des « États totalitaires » face à la faiblesse apparente des « États démocratiques3 ». Cette faiblesse serait-elle le prix de la liberté ? Aron, pour sa part, jugeait les démocraties capables de force à condition de mener la guerre par et pour l’affirmation de leurs vertus propres. Comme le disait alors Aron « les principes ne sont rien lorsqu’ils ne sont pas animés par la vie et par la foi. Il s’agit aujourd’hui de leur redonner vie. »
La démultiplication des dispositifs d’urgence face aux crises sanitaires ou environnementales qui accroit les prérogatives de l’administration pose aujourd’hui un même défi aux démocraties libérales : mener ces guerres sans renoncer à elles-mêmes, et pour ce faire étendre les dispositifs de contrôle de l’exécutif ainsi que la délibération publique. Nulle guerre sans buts de guerre. En somme, comme de Gaulle le dit en 1941, à l’université d’Oxford, dans un de ses plus grands discours, « la guerre actuelle a pour enjeu la vie ou la mort de la civilisation occidentale » car « à la base de notre civilisation, il y a la liberté de chacun », une liberté qui ne se réduit pas au principe d’une émancipation indéfini des individus mais qui se réalise et culmine dans la vertu du gouvernement commun.
Frédéric Lazorthes
Ancien conseiller de Dominique de Villepin
Président de Flazorthes Conseil