Transformer les hauts fonctionnaires en managers est la dernière marche d’une évolution au terme de laquelle l’État devrait devenir un employeur comme les autres. Cette révolution managériale silencieuse est l’aboutissement d’une longue maturation portée par cinq décennies de réforme de l’État.
Celles-ci sont emblématiques d’une volonté qui a concurremment tenté de définir l’État moderne comme un état stratège, voire maître des horloges, et un état modeste. Il en est résulté une profonde modification des contours de l’action publique.
La bonne foi des gouvernants n’est pas en cause. Ils ont sincèrement cru que le monde penchait dans le sens d’une pacification pérenne des relations internationales, ils ont été convaincus que la société renoncerait à la violence grâce aux progrès de l’éducation et qu’une société à forte civilité partagée en résulterait, ils ont enfin accompagné la construction d’une société d’abondance qui serait capable de délivrer un bien-être sans limite.
Depuis bientôt vingt ans, cette transformation de l’État a connu un prolongement « déconstructionniste » : l’absorption de l’État par une entité européenne qui le surplombe, le dépossède de ses attributs de souveraineté et qui nous fait entrer un peu plus chaque jour dans une ère postnationale. Le terme de cette intégration, encore incertain à ce jour, pourrait être l’avènement dans quelques décennies d’un État européen supranational. Enfin, la transformation numérique de l’État et la digitalisation des outils apportent leur dernière pierre à cette mutation en créant insensiblement les conditions de possibilité à moyen terme d’une interconnexion européenne qui facilitera la centralisation supranationale des décisions.
Telle est l’utopie concrète qu’exprima une idéologie progressiste séduisante et dont l’avènement devait permettre de tourner définitivement le dos à des siècles de sueurs et de larmes.
Dans un tel contexte, il n’est pas anormal que la gestion des ressources humaines soit également impactée. L’accent est mis désormais sur la priorité à fédérer et « embarquer » les équipes sur la mise en œuvre des priorités que le haut fonctionnaire devra déployer à la lumière des indicateurs de performance chiffrés qui lui sont fixés, qu’il s’agisse des objets de la vie quotidienne du précédent gouvernement ou des soixante actions prioritaires du gouvernement Borne.
Les métiers et les compétences qui leur sont associées, perdent de leur acuité.
Le cadre supérieur de l’administration publique devient insensiblement une ressource interchangeable qu’il convient de puiser dans un vivier aussi large que possible, ce qui permet au passage de supprimer certains corps de l’administration dont le tort serait de perpétuer une gestion en silo. Cette nouvelle flexibilité permet également de revenir sur les rigidités du statut en recourant à tous les niveaux à des contractuels.
Ces évolutions ont puissamment façonné un État qui se définit désormais avant tout comme un garant, un arbitre, voire un simple prestataire.
Tout ceci a sa cohérence, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore. On a toutefois le sentiment que tout en recherchant à ce stade une meilleure efficacité et une meilleure qualité du service rendu, l’État a méthodiquement créé les conditions de sa propre impuissance. Que s’est-il passé ? Pourquoi le train a-t-il déraillé ? Le problème vient du fait que l’utopie annoncée n’est pas descendue sur terre. L’actualité nous rappelle que la paix entre les nations n’est qu’un armistice et qu’à la moindre étincelle les conflits peuvent reprendre. Elle nous indique que l’ensauvagement des sociétés n’est pas le résultat que d’un sentiment d’insécurité et elle nous fait prendre conscience du fait que l’abondance devrait désormais céder le pas à la sobriété sans qu’on puisse à ce stade garantir qu’il s’agira d’une sobriété heureuse.
Ces transformations mettent aussi les États en porte-à-faux à un moment où ils doivent affronter un choc démographique mondial qui ne cesse de s’amplifier, la fragmentation du monde que la mondialisation a engendrée, voire le choc climatique qui bouleverse déjà les équilibres écologiques à l’échelle de la planète. On ne peut à ce titre que se féliciter de la formation aux enjeux de la lutte contre le changement climatique dont tous les hauts fonctionnaires devraient rapidement bénéficier.
Dans ce contexte, on peut craindre néanmoins que la réforme de la haute fonction publique n’arrive à contre-temps, même si l’on ne peut en juger, avec le recul nécessaire, tous les mérites et les défauts. Elle a été pensée pour un monde en déclin tandis que le XXIème siècle remet au goût du jour le besoin d’un État léviathan.
Il est urgent de s’y atteler au plus vite dans le souci qu’il ne s’installe pas au détriment des équilibres démocratiques chèrement conquis.
Il serait donc préférable dans le moment de clair-obscur que nous vivons de doter notre haute fonction publique des armes qui lui permettront de relever les véritables défis auxquels notre nation est confrontée. L’expertise métier est à nouveau plus que jamais nécessaire et pas uniquement pour les diplomates et les préfets, même si ces deux fonctions sont appelées à jouer les premiers rôles dans le contexte géopolitique et sécuritaire dominant.
La partie n’est pas perdue. On n’est encore qu’au milieu du gué. Il y a de la place pour le sursaut mais il y a urgence car on approche du moment où il ne sera plus possible de faire marche-arrière.
Daniel Keller
Président de SERVIR
Alumni de l’ENA et de l’INSP