Lundi 24 octobre, Raouf Boucekkine – qui dirige le premier institut d’études avancées fondé par une Business School, le CUT – présidera un séminaire international sur le sujet du jour : l’inflation. Trois chercheurs éminents, Rabah Arezki, Alain Durré et Xavier Ragot discuteront de cette question qui – au-delà de sa technicité – engage d’un point de vue historique, l’existence même de la puissance.
Les économies occidentales connaissent régulièrement des périodes d’inflation en période de crise. Ces dernières peuvent être déclenchées à distance.
L’inflation peut être tolérée par le pouvoir sous prétexte d’assurer le règne de l’égalité.
Tel est la nature du projet anti-libéral de 1793 baptisé système d’égalité et s’opposant au système de liberté illimitée des économistes1. Saint-Just critiqua l’irréalisme des économistes et attira l’attention sur le problème de l’inflation de l’assignat. La Convention girondine ne tint pas compte de cette analyse et continua de faire fonctionner la planche à billets. Burke jugea avec pertinence que le cours forcé des assignats avait été un instrument pour cimenter en apparence l’unité nationale, tout en sauvegardant les intérêts de l’oligarchie financière2. De même, dans l’Allemagne de 1918, l’inflation fut autorisée par les milieux d’affaires afin que ces derniers pussent retarder les réparations. Il existait alors une opposition violente des milieux d’affaires à toute réforme fiscale cohérente. L’inflation permit à ces derniers de rendre négligeable la pression fiscale et inefficaces toutes les tentatives de réforme en raison du délai séparant le vote des lois des règlements monétaires3.
Dans la Russie de 1991 enfin, l’inflation fut utilisée par Eltsine comme la composante d’une stratégie du choc visant à liquider l’expérience soviétique.
L’entreprise fut titanesque et socialement douloureuse. Toujours est-il que la privatisation de la Russie eut pour corollaire la réduction brutale des subventions et l’explosion de l’inflation4.
Les périodes d’inflation peuvent engendrer la fabrication de fausse monnaie ou de monnaie fiduciaire.
Lors de la grande crise financière du IIIe siècle à Rome, on vit proliférer, afin de remplacer la monnaie officielle devenue rare, des imitations sauvages, à l’iconographie très relâchée et aux légendes le plus souvent illisibles, copiant les types officiels et contribuant sans doute à leur tour à alimenter l’inflation. Les types monétaires les plus imités, en Gaule du Nord et en Bretagne, furent ceux de l’usurpateur gaulois Tétricus, de son contemporain Claude II5. Dans le royaume de France, de petites piécettes de monnaies firent également leur apparition à compter de 1570. La justification originelle de leur création fut l’aumône aux pauvres. En réalité, elles devinrent un produit financier qui déséquilibra le bimétallisme. Le XVIIe siècle en fut littéralement envahi, provoquant un grave déséquilibre monétaire, la coexistence entre monnaie précieuse et monnaie fiduciaire étant fondamentalement problématique et initiant dès sa création de la défiance6.
D’un point de vue géoéconomique, les conséquences de l’inflation peuvent générer des basculements majeurs.
C’est l’inflation ottomane qui sauva Vienne des Turcs en 1683 : la défaite devant Vienne en 1683 marqua le début d’un lent reflux qui s’arrêta pratiquement aux portes d’Istanbul en 1912. Comment une armée forte de dizaines de milliers d’hommes, dont la supériorité en armement était évidente, put elle subir une défaite infligée par une coalition somme toute hétérogène ? Prise dans la crise financière, la monnaie subit deux dévaluations : la première en 1640 (elle perdit 1/3 de sa valeur par rapport au ducat vénitien) ; la seconde en 1669 (elle perdit encore de 1/4 à 1/3 par rapport au cours précédent) : au total, en 1669, la valeur de l’aspre par rapport au ducat diminua de 50 % par rapport à 16407. En Iran après la révolution islamique, l’inflation – très largement provoquée par l’État – qui dévalua le rial dix à vingt fois – frappa de plein fouet les salariés, qui par définition n’avaient aucun service ni produit à vendre au marché libre. Cette politique valorisa mécaniquement les bazaris. En effet, participer à une activité commerciale était devenu le seul moyen pour stabiliser ses revenus8. En Occident, depuis les années 1980, le vieillissement de la population provoqua l’apparition de millions de retraités survivant longtemps après leur date de sortie du monde du travail. La planche à billets, en provoquant l’inflation, pouvait les rendre misérables alors même qu’ils représentaient une force électorale redoutable. L’ennemi politique devint ainsi l’inflation9. Trouvant fréquemment son origine dans les stratégies de relocalisation financière des élites, l’inflation se plait à enfanter une économie reposant sur des monnaies alternatives, sa présence est toutefois d’autant plus dangereuse qu’elle peut faire disparaitre la force qui la fait sortir de sa boîte.
Thomas Flichy de La Neuville
Titulaire de la chaire de géopolitique de Rennes School of Business
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- Gauthier Florence, « De Mably à Robespierre : un programme économique égalitaire 1775-1793 », Annales historiques de la Révolution française, n°261, 1985, p. 265-289. ↩
- Albertone Manuela, « Une histoire oubliée : les assignats dans l’historiographie », Annales historiques de la Révolution française, n°287, 1992, p. 87-104. ↩
- André Orléan, « Une nouvelle interprétation de l’hyperinflation allemande », Revue économique, volume 30, n°3, 1979, p. 518-539. ↩
- Serge Metais, « La débâcle de l’expérience soviétique. De la tentative de réformer l’irréformable à la thérapie de choc », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 23, 1992, n°1, p. 29-59. ↩
- Jean Hiérnard, « Une source de l’histoire romaine : la monnaie impériale de Septime Sévère à Constantin », Pallas, Hors-série 1997, L’empire Romain de 192 à 325, p. 79-125. ↩
- Jérôme Jambu, « Inventer de la monnaie pour les pauvres. Ou comment créer la monnaie fiduciaire – France, XVIe-XVIIe siècle », Dialogues d’histoire ancienne. Supplément, vol. 20, n°1, 2020. De la drachme au bitcoin. La monnaie, une invention en perpétuel renouvellement, p. 183-201. ↩
- André Nouschi, « Derrière la défaite ottomane de Vienne », Cahiers de la Méditerranée, n°28, 1, 1984. Vienne 1683, l’Empire Ottoman et l’Europe, p. 7-15. ↩
- Bernard Hourcade et Farhad Khosrokhavar, « La bourgeoisie iranienne ou le contrôle de l’appareil de spéculation », Tiers-Monde, tome 31, n°124, 1990. Bourgeoisie des Tiers Mondes d’hier à aujourd’hui, p. 877-898. ↩
- Ahmed Henni, « Capitalisme patricien et autoritarisme monétaire » Raison présente, n°165, 1er trimestre 2008. Critiques du libéralisme économique, p. 27-36. ↩