Pour François Vuillemin, ancien chef des services économiques français au Venezuela et spécialiste de l’Amérique du Sud, il est urgent pour le Venezuela de mener une réflexion structurée sur un projet global de développement pour l’après-Maduro.
Le chaos qui règne au Venezuela obsède légitimement les « historiens de l’instant » que sont les journalistes et monopolise l’attention des diplomates. A Caracas, les responsables politiques de l’opposition, au sein de laquelle se range désormais un nombre croissant de chavistes originels, se préoccupent du programme qu’ils devront appliquer demain face à une situation de catastrophe nationale avancée. Pourtant, au-delà des enjeux immédiats, une réflexion structurée sur ce que pourrait être un projet global de développement pour le Venezuela de l’après-Maduro est également nécessaire.
Ce projet passe par une rupture avec la culture du tout pétrole poussée au bout de sa logique destructrice par l’expérience Chavez-Maduro.
Il faudra, certes, que le pays retrouve aussi rapidement que possible un niveau de production pétrolière qui lui permette de sortir de l’asphyxie – elle est retombée aujourd’hui au niveau de 1939 – mais il faudra parallèlement faire admettre à une société obsédée par la monoculture pétrolière que celle-ci n’est qu’un moyen au service d’un projet national et non pas une fin en soi.
Pour cela le Venezuela a besoin d’une révolution intellectuelle qui dépasse les clivages politiques entre chavisme et opposition, socialisme et capitalisme, autoritarisme et démocratie et qui touche au fondement de la culture nationale et de son rapport au pétrole.
Avec 96 % des recettes publiques dépendantes de ses exportations pétrolières, le pays souffre aujourd’hui d’une dépendance inédite qui est aussi l’expression, en creux, du niveau de destruction de son appareil productif et du naufrage de l’ambition développementaliste qui avait imprégné les élites politiques du milieu du XXe siècle et les discours du chavisme.
Associée au désordre économique de la « construction du socialisme du XXIe siècle », la rente pétrolière a nécrosé l’investissement public non pétrolier, asséché la production agricole, dopé les déséquilibres démographiques et territoriaux.
Alors qu’en 1940 la société vénézuélienne était encore à 69 %, rurale, la dépendance au pétrole a accéléré l’urbanisation de la frange côtière où se concentrent aujourd’hui 90 % de toute la population et d’immenses défis urbanistiques, sociaux, sécuritaires et d’environnement durable. Au-delà de quelques effets rhétoriques sur le transfert de la capitale vers une nouvelle ville à édifier à l’intérieur du pays, Hugo Chavez, pourtant proche du monde rural dont il se faisait le héraut, n’aura rien fait pour limiter l’ampleur de ce phénomène de concentration urbaine.
Sous ses mandats, le levier de l’investissement public a été réorienté vers une politique de coopération pétrolière régionale et un système d’assistance sociale d’une envergure inédite mais politiquement encadré dont ont largement bénéficié les quartiers périphériques des grandes métropoles. Ainsi, la révolution chaviste a tranquillement rompu avec la politique de substitution des importations érigée en consensus national depuis 1958 et avec l’élan industrialiste et d’aménagement du territoire qui avait démarré dès l’après-guerre avec l’électrification du fleuve Caroni, la création d’une puissante industrie lourde sidérurgique au cœur du pays et l’élévation remarquable des capacités techniques et scientifiques.
Dans l’agriculture, malgré l’ancrage dans la Constitution chaviste de 1999 de dispositions pour garantir la sécurité alimentaire l’agriculture ne produisait en 2017 que 30 % des besoins alimentaires du pays d’après une étude de la FAO. Cette fois, ce n’est pas l’insuffisance des ressources publiques qui est en cause mais la conjonction de politiques erratiques et contradictoires, l’inefficacité du crédit public agricole et l’intervention à contre temps de la puissance publique, notamment en matière de formation des prix agricoles.
Le ravitaillement, la santé publique, le rétablissement de la monnaie dans un pays qui enregistrera cette année dix millions de pour cent d’inflation, le retour de l’Etat de droit, la fin de l’insécurité, de la corruption généralisée et de la mainmise des Forces armées sur toutes les activités sont quelques-unes des priorités les plus aigües que devront gérer demain les gouvernants de l’après-Maduro. Ils bénéficieront de l’appui des Etats-Unis, de la levée des sanctions et des ressources des partenaires au développement continentaux ou multilatéraux.
Néanmoins, l’avenir à plus long terme du pays se jouera aussi sur la définition de l’objectif qu’il assignera lui-même à sa rente pétrolière.
Dans la transition qui s’annonce, c’est ce projet collectif qui demeure encore à construire entre toutes les parties prenantes de la sphère politique et sociale vénézuélienne. L’instauration d’un Heritage fund, sur le modèle norvégien de gestion de la rente gazière, pourrait en être l’instrument technique et budgétaire. Mais l’orientation stratégique devrait être guidée par une prise en compte réelle des avantages comparatifs non pétroliers du pays, au premier rang desquels se situent ses ressources minières et la valorisation de ses immenses espaces intérieurs associée à la préservation d’une exceptionnelle biodiversité qui a aujourd’hui une valeur intrinsèque non seulement pour le Venezuela mais aussi pour le monde entier.
François Vuillemin
Ancien chef des services économiques français au Venezuela