La violence est inhérente à la condition humaine. L’homme n’a pas pour seule destinée de se préserver et de se reproduire mais surtout celle de se dépasser qui engendre inévitablement des déchirements. Toute relation sentimentale, sociale ou internationale souffre de conflits. Cette violence intrinsèque au fatum articule une absence de consentement à l’action d’autrui et le sentiment d’avoir été intentionnellement lésé dans mes besoins ou mes droits fondamentaux.
Pour les Grecs, si elle ne peut être éradiquée, l’hybris, forme de violence qui habite le cœur humain, doit être dressée et surveillée. Pour la tradition chrétienne, « Quel est l’homme fort ? Celui qui domine ses pulsions ! ». Fort ne signifie pas écraser l’ennemi mais combattre avec succès l’ennemi le plus difficile : les pulsions d’orgueil et de violence qui l’habitent.
La Bible et la psychanalyse se rejoignent dans le constat d’une inclination à la violence présente en tout homme dès sa naissance.
L’illusion majeure serait de s’en croire personnellement protégé, tant la personne ou la société qui auraient l’illusion de l’avoir expulsée risquerait de la voir ressurgir exacerbée.
Pour sa part, la société civile oppose à la violence une limite et une réponse par ses lois, sa police et ses tribunaux : faute d’être « policés » les conflits entre individus seraient sans cesse menacés de s’exprimer par la violence.
Au final, c’est l’État – et non les « religions » – qui par principe détient le monopole de la violence physique et symbolique. L’autorité réside dans sa symbolisation que seul l’État peut assumer. L’usage de la violence réelle met alors en évidence l’échec de cette autorité. La dynamique consiste à amener l’adversaire à passer de la violence physique à la violence symbolique par le moyen d’un débat et/ou d’une élection.
Pour se réaliser en incarnant des valeurs infinies, l’homme doit se confronter à certains assauts intérieurs qui déchirent sa volonté. C’est là une expression particulière de violence qui ne détruit ni sa personne ni sa liberté mais les conduit à grandir. Il est essentiel de comprendre et de consentir à ce que représente l’esprit de sacrifice volontaire. L’unique forme de vie concevable sans déchirement serait de renoncer à incarner quelque valeur que ce soit en se contentant de tourner en rond dans son existence empirique : « le bonheur du chat ». Or l’homme porte un besoin irrépressible de se dépasser et donc de se sacrifier. La dénégation de ce besoin provoque son retour délirant. Beaucoup soulignent le lien entre le vide d’idéal de nos sociétés et le choix de la radicalisation djihadiste, sorte de « sacrifice à vide ». La religion n’est ici qu’un prétexte comme l’illustre ce slogan hallucinant pour des gens censés croire en la résurrection : « Moi, la mort je l’aime comme vous aimez la vie ».
Dans son rapport au sacré, la religion contient la violence, aux deux sens du terme : elle la recèle et lui fait barrage.
Elle la recèle par la violence morale et spirituelle de la conversion, du pardon et de la réconciliation qui forcent toujours l’orgueil qu’il soit individuel ou collectif. Elle lui fait barrage tant le message spirituel est dans son principe un appel à la vie, au bien, au beau, au vrai… à la paix ! Et pourtant, il semble qu’en ce début de XXIe siècle on tue si souvent « au nom de Dieu ».
Les religions : artisans de paix ou fauteurs de violence et de guerres ?
Les réflexions de René Girard sur le sacrifice sont éclairantes. Pour lui, cette ambiguïté du religieux qui simultanément enflamme et endigue la violence est propre à la logique sacrificielle. Le sacrifice constitue en lui-même un acte violent et du même mouvement apaise les luttes intestines et prévient les conflits. Il explique ainsi au travers du sacrifice, la constitution et la stabilité des sociétés primitives, faisant apparaître la violence et le sacré comme inséparables. Le sacré dans le religieux primitif domestique et canalise la violence permettant ainsi de passer d’une violence pernicieuse à une violence bénéfique. René Girard développe également comme source de violence la notion de désir mimétique en forme de jalousie mutuelle.
Violences, guerres et paix n’ont jamais été aussi présentes à l’échelle de la planète. Il ne s’agit pas ici de considérer la paix comme une simple absence de conflits, une victoire des forts sur les faibles, une continuation de la guerre par d’autres moyens ou encore de la paix silencieuse des cimetières, mais bien d’une paix authentique, de la paix des cœurs et de la paix entre les peuples, fruit de la justice et de la charité. Celle qui articule pour le meilleur religions et nations, transcendance et raison.
Deux constats contemporains de violence ayant une dimension religieuse sont à relever. Le premier caractérise les nombreux éclatements de l’ordre du droit et de la cohabitation de communautés distinctes. Des populations qui, depuis des générations, malgré bien des tensions, ont vécu pacifiquement et se dressent brusquement les unes contre les autres avec une agressivité inouïe. Le second pointe le terrorisme qui se déploie en s’affranchissant du droit international et humanitaire en une espèce de guerre sans front fixe pouvant frapper tous et en tous lieux.
La dimension religieuse est appelée à unir de manière décisive la transcendance et la raison au service de la fraternité entre les hommes. Sans ce juste rapport, les sources de la morale et du droit se tarissent au profit de la violence et aux dépens de la paix.
Or force aujourd’hui est d’observer des pathologies mortifères d’idolâtrie tant de la religion que de la raison.
La laïcité est ici essentielle, qui repose sur « le refus de la soumission à tout ce qui voudrait être sacralisé : les idoles religieuses comme les idoles politiques »1.
En une forme redoutable d’idolâtrie, Dieu ou la divinité peuvent être transformés en une absolutisation d’intérêts particuliers. Une image de Dieu devenue ainsi partisane dissout le droit et la morale : le bien est alors ce qui sert ma puissance personnelle. Dieu devient une idole en laquelle l’homme adore sa propre volonté. Le terrorisme et son idéologie du martyre en constituent les expressions les plus manifestes.
Une autre figure d’idolâtrie procède de la raison s’adorant elle-même. Celles des idéologies coupées de toute dimension transcendante – nazisme et communisme en tête – qui ont prétendu construire un homme nouveau dans un monde nouveau animé par la seule raison. Ici c’est l’État qui revendique seul l’élaboration des fondements de la morale sous la forme d’une autorité idéologique totalitaire et tyrannique. Le bien et le mal n’existent plus en eux-mêmes mais dépendent du calcul de leurs conséquences. Il ne subsiste plus de critère objectif de la moralité. L’absolue dignité de l’être humain disparaît et le mythe de l’État divin resurgit.
Plus terrible encore, lorsque religion et nation s’associent en une commune idolâtrie, comme l’a illustré la Première Guerre mondiale, et que chacun des belligérants s’efforce d’annexer Dieu à ses propres intérêts. La tentation permanente des nations et des hommes est celle de la puissance, de l’orgueil, de la domination. Et son comble est bien de vouloir mettre Dieu au service de ma puissance, le défigurant de la manière la plus tragique.
Raison et religion ne doivent cesser de s’articuler dans leur égale capacité de perception du bien et du bon. On ne peut se contenter du positivisme du principe de majorité. D’où cette affirmation de Régis Debray : « La République ne peut pas exister sans référent transcendant la République ». Dans le monde occidental domine largement l’opinion que seules la raison positiviste et les philosophies qui en dépendent sont universelles. Mais précisément, cette exclusion du divin hors de l’universalité de la raison est perçue par les cultures profondément religieuses comme un mépris de leurs convictions les plus intimes. Une raison qui est sourde au divin et repousse les religions au rang de sous-cultures est inapte au dialogue des cultures et se trouve source de violence.
Il importe de souligner toutes les tentatives religieuses de porter une limitation à la violence.
C’est toute la question de la guerre juste, celle de l’introduction du droit dans la guerre.
Interdire la violence et la guerre n’a pas beaucoup de sens. Mais cette condamnation permet de limiter les conséquences de ce qui sera toujours un drame, quand bien même la violence et la guerre seraient nécessaires pour venir en aide aux victimes d’injustices.
La tradition de la guerre juste s’est développée en Europe au Moyen-Âge en combinant des éléments théologiques, juridiques, politiques empruntés aux traditions romaines et chrétiennes pour encadrer le jus ad bellum (entrée en guerre). Six critères sont retenus : l’autorité légitime ; la cause juste ; la proportionnalité ; les chances raisonnables de succès ; le dernier recours ; l’intention droite. Quant au jus in bello (conduite de la guerre) il articule pour l’essentiel la proportionnalité à l’attaque ou la menace subie, la discrimination entre combattants et non combattants ainsi que l’interdiction de tous moyens intrinsèquement mauvais (génocides, armes bactériologiques ou chimiques). Enfin, le jus post bellum vise à inscrire la paix dans un temps long et assurer la concorde entre les États en favorisant l’épanouissement d’une société internationale fondée sur le droit, ce à quoi ne cesse d’appeler le pape François.
Pour les pacifistes, toutes les guerres sont immorales. Pour les réalistes, toutes sont amorales, simples rapports de forces. La théorie de la guerre juste en soutenant qu’il est impossible de séparer la morale de la guerre, introduit une justification morale de la guerre aussi éclairante que troublante et ouvre la porte aux manipulations les plus redoutables. Se situant à la croisée des enjeux éthiques et politiques, elle souligne la responsabilité morale des politiques qui décident des guerres comme des militaires qui la font.
En bien des circonstances cette tradition a été récupérée politiquement. Chaque fois que la question de la guerre s’est posée dans l’histoire, la doctrine de la guerre juste a été considérée et scrutée mais aussi instrumentalisée et critiquée. Trop souvent cette référence philosophique essentielle est devenue une ressource idéologique et rhétorique pour cautionner une entrée en guerre. Le discours de la guerre juste transformant rapidement l’ennemi à combattre par les armes régulières en un criminel à punir au nom de principes moraux.
Après le drame absolu de la Deuxième Guerre mondiale, entre colonnes nazies et camps de la mort, entre Dresde et Hiroshima, le Concile Vatican II a souligné que « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes ou de vastes régions avec leur habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (Gaudium et Spes n° 80). Il s’agit de « reconsidérer la guerre dans un esprit entièrement nouveau » (G&S n° 80) et de préparer le jour où « toute guerre pourra être absolument interdite » (G&S n° 82).
Le dialogue islamo-chrétien est central pour le XXIe siècle. À l’issue du voyage du pape François aux Émirats Arabes Unis, le 4 février 2019, le Souverain Pontife et le Grand Imam d’Al-Azhar Ahmad Al-Tayeb ont signé une déclaration historique intitulée : « La fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune ». La première phrase en résume l’esprit : « La foi amène le croyant à voir dans l’autre un frère à soutenir et à aimer ». « Cette déclaration (…) croit fermement que parmi les causes les plus importantes de la crise du monde moderne se trouvent une conscience humaine anesthésiée et l’éloignement des valeurs religieuses, ainsi que la prépondérance de l’individualisme et des philosophies matérialistes qui divinisent l’homme et mettent les valeurs mondaines et matérielles à la place des principes suprêmes et transcendants. (…) Tout cela contribue à répandre un sentiment général de frustration, (…), conduisant beaucoup à tomber dans le tourbillon de l’extrémisme athée et agnostique, ou bien dans l’intégrisme religieux, (…) et le fondamentalisme aveugle. (…) Nous déclarons – fermement – que les religions n’incitent jamais à la guerre et ne sollicitent pas des sentiments de haine (…) En effet, Dieu, le Tout-Puissant, n’a besoin d’être défendu par personne (…) La liberté est un droit de toute personne : chacune jouit de la liberté de croyance, de pensée, d’expression et d’action. »
Au cœur du message religieux, il y a un appel à l’amour.
La langue française est bien pauvre pour l’exprimer : si j’aime une personne comme le chat aime la souris, c’est pour la détruire à mon profit. Il existe trois mots en grec pour approcher cette réalité : Eros, Philia et Agapé.
Eros, c’est l’amour qui prend. La pulsion, l’élan vital, l’attirance, le désir, la captation de l’autre pour soi : « L’autre pour moi ». La logique de pure puissance. Si cette énergie n’est pas en elle-même négative, elle est toujours à convertir. C’est la logique des dynamiques de domination sous toutes leurs formes, jusqu’aux plus redoutables violences. C’est la Deuxième Guerre mondiale ! Comment dans ces conditions vivre en paix ?
Philia, c’est l’amour qui échange. La Philia est réciprocité ou elle n’est pas. Elle définit les contrats « gagnant-gagnant ». Tel est le fondement d’une humanité qui essaye de vivre sans trop d’anicroches dans une conjugaison d’intérêts bien compris. Ce sont les accords de désarmement américano-russes. Mais si je n’ai plus rien à donner, je n’aurai plus rien à recevoir ! Dès que nous sortons de l’équilibre terreur/violence, là encore, comment vivre en paix ?
Agapé, c’est le « pur-amour », l’amour qui donne, un amour universel sans contrepartie si ce n’est le bonheur de donner et de se donner. L’être humain est créé pour le don : c’est l’offrande qui exprime et réalise sa dimension de transcendance. L’Agapé n’attend rien pour lui-même : « Moi pour l’autre » en un sommet de « non-violence ». Ce sont Maximilien Kolbe, Mohandas Ghandi ou Nelson Mandela.
Rien ne peut s’accomplir sans l’Agapé, l’autre nom de la charité. Il n’y a ni paix sans justice ni justice sans paix : le nécessaire combat des religions qui y aspirent passe non seulement par une lutte continue pour davantage de justice entre les hommes et par un dialogue entre les nations mais aussi par l’accès de tous, en particulier des plus pauvres, au développement et à la protection des droits fondamentaux dont le manque est une redoutable forme de violence.
Prendre conscience que « tout est lié » tant au plan international qu’inter-religieux est fondamental. Désarmer les cœurs avant d’envisager de désamorcer les armes de guerre, tel est le défi des religions. L’actuelle « paix-froide » sous la voûte nucléaire accule l’humanité à une révolution morale et à une nouvelle approche des relations internationales. S’il est une réalité qui caractérise notre temps, c’est cette dimension de mondialisation/globalisation. Nous sommes tous absolument interdépendants qui partageons les préoccupations les plus essentielles : la démographie, l’eau, l’air, les ressources naturelles, le climat, la biodiversité… Aujourd’hui, la fraternité par essence respect mutuel et non-violent, constitue la nouvelle frontière des peuples. Soit nous sommes frères, soit nous nous détruisons mutuellement.
Un puissant mouvement inter-religieux se révélerait ici particulièrement fécond. Neuf États sont dotés de l’arme nucléaire : cinq officiellement et quatre autres dans les faits. D’une certaine manière, ne recense-t-on pas « une bombe par religion » ? La catholique à Paris ; l’anglicane à Londres ; la chrétienne évangélique à Washington ; l’orthodoxe à Moscou ; la bombe juive à Tel Aviv ; la sunnite à Islamabad ; l’hindoue à New Delhi ; la sagesse confucéenne à Pékin et à Pyongyang, peut-être un jour la chiite à Téhéran… Initier un dialogue inter-religieux pourrait augurer d’une prise de conscience planétaire : si les religions ne montrent pas la voie d’un tel dialogue sincère et fraternel au nom des valeurs qu’elles partagent, qui le fera ?
À l’évidence c’est à une conversion radicale que nous sommes appelés. La Philia, représente un état stationnaire, incertain, instable mais qui permet un minimum de coexistence. L’Eros conduit au drame trop connu au long du XXe siècle et à l’horreur absolue lorsque j’entends exterminer mon frère. « Être homme, c’est être celui qui s’empêche », écrit Camus, être celui qui dompte son Eros et dépasse son intérêt bien compris pour entrer dans l’Agapé, la plénitude de l’amour-don-gratuit. Telle se découvre la recherche du « Bien Commun » qui n’est pas la somme des intérêts particuliers mais le fruit exemplaire des renoncements consentis par chacun pour le bien de tous.
Religions et Nations, transcendance et raison, ont pour vocation de s’articuler afin que triomphe le meilleur du cœur de l’homme en un combat spirituel sans cesse renouvelé, contre toute idolâtrie et toute violence, source d’une authentique espérance.
Mgr Antoine de Romanet
Evèque aux Armées françaises
- Abdenour Bidar, Génie de la France – Le vrai sens de la laïcité, Albin Michel, 208 p., 2021 ↩