En pleine affaire Dreyfus, l’ancien ministre de l’Intérieur René Waldeck-Rousseau tente un retour en politique. Les élections législatives de 1898 sont en ligne de mire. Pour donner à ses idées républicaines, modérées et singulières, un écho dans l’opinion, il choisit, en précurseur, de s’appuyer sur une revue (la Revue politique et parlementaire) et, chemin faisant, de forger une force politique (le Grand Cercle républicain). Au nom de la « République définitive ».
Alors que la République est menacée et que l’affaire Dreyfus bouleverse son fonctionnement, René Waldeck-Rousseau revient sur la scène politique en sauveur. L’ancien ministre de l’Intérieur, éloigné de l’action gouvernementale depuis plus de dix ans, profite de la campagne pour les élections législatives de 1898 pour tenter d’établir une « République définitive ». Pour cela, ni radical, ni socialiste, il tente de construire un leadership politique parmi les progressistes, ces « opportunistes » de la nouvelle génération. Il use d’une démarche novatrice, en s’appuyant sur une revue et, avant qu’ils ne voient véritablement le jour à compter de 1901, pousse à la formation de l’un des premiers partis politiques.
« Créer l’opinion » : l’appui sur la Revue Politique et Parlementaire
Dans la campagne électorale qui s’ouvre en 1897, Waldeck-Rousseau veut d’abord « créer l’opinion ». Son idée, inspirée de l’Angleterre, consiste à se servir d’un moyen de communication moderne et, ainsi, à s’adresser directement au citoyen. Une occasion lui est offerte de s’appuyer sur une revue, lancée trois ans plus tôt par un journaliste, diplômé de l’École des Chartes et professeur de droit aux Universités de Rennes et de Caen, Marcel Fournier.
Complètement désintéressé, candidat à aucune élection en particulier, à la recherche d’aucune circonscription, mais passionné par la vie politique et travailleur infatigable, Marcel Fournier s’est investi dans la mouvance progressiste, avant de fonder, en 1894, avec plusieurs avocats, la Revue politique et parlementaire. Son but : créer, grâce à cette publication périodique, un instrument de travail fournissant un corpus d’idées aux « partisans résolus de l’initiative privée »3. Sans le dire, il s’agit de concurrencer la vieille Revue des Deux-Mondes et la jeune Revue de Paris. Le premier numéro paraît en juillet 1894 et le succès arrive très vite. Marcel Fournier organise de nombreuses réunions de sympathisants, des conférences et quelques banquets autour de la nouvelle publication.
Alors que l’audience de la Revue lui paraît suffisante, au début 1897, Fournier prend contact avec Waldeck-Rousseau et lui propose de la mettre à son service, par son intermédiaire. Le sénateur de la Loire n’entend pas rejeter une telle proposition. De plus, Fournier annonce qu’il prendra en charge toutes les tâches matérielles. Les deux hommes ne se connaissent pas véritablement ; ils se sont croisés à Rennes, vingt ans plus tôt, quand Marcel Fournier était professeur à la faculté de droit et Waldeck-Rousseau, député d’Ille-et-Vilaine.
La Revue accompagne, depuis sa création, universitaires et hommes politiques s’intéressant à la réforme parlementaire. La « RPP » laisse aussi une place importante aux commerçants et aux industriels, très intéressés par l’action publique, notamment dans le domaine social, autre centre d’intérêt de Waldeck.
En écho au succès progressif de la Revue, la construction d’un courant de pensée dans l’opinion devient possible. Marcel Fournier et Waldeck-Rousseau vont ainsi se mobiliser pour mettre sur pied une force politique, entre 1897 et 1898, en vue des dernières élections législatives du siècle.
Organiser la nébuleuse centriste
Les propositions sur la réforme de l’État et des institutions, portées par la RPP, vont servir de programme à la force politique en gestation. La question sociale, mutualiste et associative, elle aussi longuement évoquée dans les colonnes de la Revue, le complète. Tout ceci va permettre de distinguer sensiblement Waldeck et son programme de tous les autres.
Discours après discours, le sénateur de la Loire se distingue aussi, au sein de sa propre famille, les progressistes. Le père de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels rappelle que la mise en œuvre de cette législation n’en est encore qu’à son balbutiement. Il est temps, plus de dix ans après son vote, que l’association professionnelle utilise pleinement les possibilités ouvertes par la loi. Le syndicalisme, en progrès avec le début des années 1890, ne doit pas tomber sous l’influence du collectivisme, rappelle-t-il, mais doit suivre le chemin de l’association professionnelle, avant que cette dernière ne se répande dans toute la société. Ce souhait heurte les progressistes qui assimilent souvent syndicalisme et socialisme.
Waldeck, lui, défend ainsi la nécessité d’une République ouverte, seule manière de parvenir à la « République définitive », son idéal depuis qu’il est entré en politique en 1879, en souvenir d’un père, député à la Constituante de 1848. Il en souligne, d’ailleurs, la nécessité dans l’un de ses discours les plus importants, prononcé le 18 juin 1897, à Paris, au salon Ledoyen, lors du « Dîner politique et parlementaire ». Organisé comme un congrès politique par la revue éponyme, en présence de différents groupements modérés, ce grand banquet qu’il préside doit conforter son leadership au centre de l’échiquier politique. Ce jour- là sont réunies de nombreuses personnalités du monde politique, notamment Jules Cazot, questeur du Sénat et président du Comité Central des Associations gambettistes, et un grand nombre de représentants des Comités d’action gambettiste : Sansboeuf, président de la fédération des sociétés alsaciennes-lorraines, les parlementaires Eugène Étienne, Paul Deschanel, Georges Berger, Albert Decrais, Joseph Reinach ou Étienne Flandin. Ces élus et leurs entourages, ajoutés aux nombreux élus locaux, adhèrent à la démarche présentée par Marcel Fournier, directeur de la Revue et organisateur de l’événement.
Dans son message, Waldeck rappelle son souhait de former des partis politiques organisés, permettant de structurer, à partir des élections législatives, une majorité durable, conduite par le chef de la majorité victorieuse, face à un bloc d’opposition, organisé dans le même temps et de la même manière.
Il s’étend longuement sur cette obligation majoritaire qui lui fait déplorer l’indiscipline des élus et l’absence de majorité claire à la Chambre des députés. La solution qu’il suggère aux dérèglements républicains claque comme un ultimatum lancé aux républicains : « Il est manifeste qu’il faut songer à une nouvelle formation ». Avec précision, il décrit le résultat des réflexions menées avec Marcel Fournier. Elles sont relayées par la Revue en juillet et en novembre suivants7 : la création d’une force structurée, dotée d’un service d’informations, d’un secrétariat et d’un service de presse moderne, à l’image des partis anglais, ceci pour faciliter le travail législatif et la publicité autour du programme8. Depuis plusieurs mois, Waldeck-Rousseau observe de près le gouvernement de Jules Méline : il comprend qu’il manque au président du Conseil un programme et la capacité d’être un chef. Aussi concentre-t-il tous ses efforts à créer un leadership, malgré la présence de trois autres ténors modérés, en plus de Méline lui-même Barthou, Poincaré et Deschanel.
Pour un « Gouvernement d’opinion »
À la fin de 1897, Waldeck-Rousseau compte désormais parmi les personnalités à pouvoir envisager de diriger un jour le gouvernement. Il a pour cela participé à la réflexion collective sur la réforme parlementaire, s’est fait le héraut, en concurrence avec Paul Deschanel, de la question sociale et a suggéré, ministre de l’Intérieur à deux reprises, de modifier la logique majoritaire pour être en mesure d’appliquer ce programme. La modification du mode de scrutin pour les élections législatives de 1885 lui doit aussi beaucoup.
Waldeck-Rousseau fait alors valoir la nécessité d’organiser le parti républicain gouvernemental, laissant entrevoir la création prochaine d’une association constituée à l’égal des grands clubs anglais. Dans son esprit, il s’agit bien d’abandonner la République des comités et d’imposer la République gouvernementale, dans la logique du schéma gambettiste : la mise en place d’un exécutif fort, appuyé sur un grand parti. Il justifie son projet par l’incapacité du système parlementaire, renforcée par le scrutin d’arrondissement, à faire toute la place à des forces partisanes, ce qui freine l’efficacité du régime. En ce sens, il déclare : « Jusqu’à présent, nous avons bien su faire des élections de circonscriptions, mais nous n’avons jamais su faire des élections de parti. »
Ces mauvaises habitudes, empêchant la constitution de majorités solides, doivent cesser au profit d’un objectif clair, fondé sur une majorité claire, avec un chef reconnu. C’est tout l’objet de la réflexion engagée par Waldeck-Rousseau sur le « gouverne- ment d’opinion », qui vise à faire trancher les blocages par le peuple, via la dissolution souhaitée de la Chambre des députés.
Il veut donner de l’efficacité à la décision publique et, à l’image de ce qu’a toujours fait la Revue, faire appel au monde économique « les capacités » selon le terme utilisé alors pour la gestion des affaires publiques. Déjà, son discours du 3 juillet 1896 devant la Société industrielle et commerciale, puis celui du 24 février 1897 à l’hôtel Continental, ont poussé les décideurs du monde industriel et commercial à s’engager dans la gestion des affaires publiques. Dans la même veine, il ajoutait alors :
« Si le commerce et l’industrie étaient, comme ils devraient l’être, représentés dans les Chambres, je suis persuadé qu’on reviendrait promptement à une vue plus nette et plus sûre des intérêts nationaux. […] Je ne veux pas médire des professions libérales, mais si quelques avocats, si quelques médecins ou quelques journalistes étaient remplacés par des industriels et des commerçants, tout en irait beau- coup mieux. Il faut que le commerce et l’industrie aient ce avec quoi le candidat est habitué à compter : des comités et des journaux. Le jour où tout le monde fera de la politique, on verra enfin se clore l’ère des politiciens »12.
En définitive, la forme qui paraît la plus adaptée à son programme, comme à cette participation nouvelle qu’il espère, n’est pas un parti, mais un « Cercle », une forme de « club » à l’anglaise, mieux appropriée au type d’adhérent recherché, et dont les structures souples permettraient un recrutement plus facile, une organisation mieux structurée. Waldeck précise :
« Nous sommes très loin d’une organisation parfaite, et nous sommes aussi, je le crois, tout près, d’y parvenir. […] Ce qui manque à nos comités républicains est de trouver leur place, leur poste stratégique, dans une organisation d’ensemble. Nous avons très près de nous un grand exemple à méditer. Je puis parler de l’Angleterre sans partialité. Les partis anglais ont un organisme que nous n’avons pas les clubs ».
L’essai d’un parti républicain conservateur : le Grand Cercle républicain
La force politique, dévoilée dès 1897, reçoit le nom de Grand Cercle républicain. L’objectif recherché est, d’emblée, clairement rappelé : faire surgir « un grand parti républicain progressiste », qui se dise aussi conservateur, selon le souhait de Waldeck-Rousseau. Le Grand Cercle est doté d’une organisation matérielle que Waldeck-Rousseau suit de très près, aux côtés de Marcel Fournier, qui fait office de directeur général. Il s’installe dans le quartier parisien des Grands Boulevards, à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue de Grammont. Les adhérents peuvent y être reçus très facilement. Un secrétariat politique est chargé de faire fonctionner la structure. Les statuts sont prêts dès l’été. Dans la foulée, la Revue politique et parlementaire en fait une large promotion. Un numéro spécial, coordonné par Marcel Fourier, lui est consacré, au printemps 1898, qui revient sur sa fondation et expose les grands principes de son développement.
Des contacts sont pris au premier chef avec les parlementaires progressistes eux- mêmes et avec les autres structures liées aux progressistes, pour tenter la plus large fédération possible. Un certain enthousiasme se manifeste parmi les députés et sénateurs qui sont assez nombreux à répondre au mot que Waldeck-Rousseau a envoyé à chacun, pour la première étape de la longue campagne d’adhésions : Jonnart et Deschanel, notamment, saluent l’initiative. Certes, les leaders progressistes ne se bousculent pas à la porte du Grand Cercle.
Poincaré, par exemple, exprime ses réserves ; il n’y participe pas, en tout cas pas tout de suite. Mais, à la rentrée de l’automne 1897, une cinquantaine de parlementaires ont donné leur nom, à la suite des contacts qu’ont pris personnellement Waldeck et Fournier avec eux et grâce au parrainage du Grand Cercle par Deschanel et Boucher, ministre du Commerce. Quelques hauts fonctionnaires et une dizaine de préfets ont accepté d’adhérer. Au total, au 16 septembre 1897, le Grand Cercle compte 300 inscrits.
Pour atteindre le but recherché d’une adhésion massive d’industriels et de commerçants, Fournier propose à Waldeck de passer à la deuxième étape du mouvement des adhésions : des représentants rémunérés doivent parcourir la France pour faire la publicité du Grand Cercle. Ces délégués se rendent dans vingt-sept départements, rien qu’en août et en septembre. Les parties du territoire, intéressées par l’initiative de Waldeck-Rousseau, sont essentiellement les centres urbains du Bassin parisien, la Normandie, la Bretagne, le sud- ouest du Massif central, des Charentes à l’Aveyron, la vallée du Rhône et le nord de Lyon.
Le Grand Cercle ne rencontre pas d’écho dans le sud du pays, à l’exception de Bordeaux. Les tournées régionales sont préparées par Marcel Fournier et ont pour but d’aller à la rencontre de tous les notables politiques et économiques de ces régions. Des comptes-rendus sont publiés dans la Revue.
Un succès mitigé
Dans les semaines suivantes, et en dehors de leurs départements respectifs, les protagonistes du Grand Cercle ont finalement peu d’audience. La bourgeoisie, public visé prioritairement, peut s’engager dans le projet, au motif qu’il s’agit d’un parti luttant contre le socialisme et le collectivisme. Mais ses craintes, et donc ses intérêts, ne s’expriment qu’à l’échelle locale ; elle se désintéresse assez largement de l’enjeu national et donc des nécessités de l’adhésion à une force partisane nationale. De plus, le Grand Cercle apparaît vite comme une structure parisienne, un peu mondaine et aux cotisations onéreuses. « On nous traite déjà d’aristocrates et d’aristocratie de l’argent », confesse Marcel Fournier à Waldeck-Rousseau. Dans une autre lettre, publiée dans la Revue et qui se présente comme une mise au point, il constate, déçu : « On prit peur et on le manifesta ».
De fortes mises en garde s’élèvent des jeunes démocrates-chrétiens que Waldeck-Rousseau considère comme parfaitement républicains : ils regrettent que ces modérés s’allient au capitalisme. Au début de 1898, plusieurs personnalités catholiques quittent avec fracas le Grand Cercle.
La raison : « Nos confrères ne s’occupaient que de la propriété et des intérêts matériels, laissant de côté les grands principes de morale et de religion ». La Quinzaine, revue proche de la démocratie chrétienne, qui étudie les relations de Deschanel, Méline et Poincaré avec le monde des affaires, écrit : « C’est pour la défense des intérêts, pour la sauvegarde des coffres forts contre les entreprises fiscales qui les menacent, qu’on fait appel à toutes les forces conservatrices ».
Waldeck-Rousseau est très sensible à ces critiques, mais ne change pas de cap. Il doit assurer la solidité financière de son mouvement, comme il l’écrit à Fournier : « Il nous faut des ressources et d’ailleurs, nous formons un état-major, sauf à étudier plus tard l’idée d’une grande ligue ». Malgré la réception en demi-teinte du Grand Cercle, surtout en province, Waldeck-Rousseau, à la tête de la structure politique, ne renonce pas à ce qui, pourtant, a pu faire peur : son souhait de la participation des industriels et des commerçants à son projet. Aussi, troisième étape de la campagne, le sénateur de la Loire décide-t-il de s’adresser directement aux industriels intéressés, après l’arrêt définitif des tournées départementales. Les démarches personnelles d’Eugène Motte dans le Nord ou celles des Dreyfus dans la région parisienne, au nom de Waldeck-Rousseau, ont alors un véritable effet, rapide et efficace : Rouen, Lille, Dunkerque et Roubaix, Épinal, Nancy et Belfort participent également au projet. Fournier compte, au début de 1898, 1 695 adhésions, dont celle de Poincaré, finalement.
En avril 1900, dans la Revue politique et parlementaire, il y fait le bilan détaillé de « l’œuvre » réalisée par la Revue et le Grand Cercle, depuis les prémices du projet jusqu’au gouvernement de Défense républicaine. Il démontre alors le lien solide entre la RPP et les tentatives de formation partisane qu’illustre le Grand Cercle. Fondé officiellement le 15 février 1898, le Grand Cercle républicain est enfin inauguré le 22 mars suivant, six semaines, comme prévu, avant les élections législatives.
Dans son « remontada » de la fin du siècle, Waldeck-Rousseau a su, le premier, saisir l’outil moderne d’une revue et le mettre au service d’une force politique en gestation. Dans un contexte politique très dégradé, ce coup d’essai aurait pu être un coup de maître. Il n’aura été qu’un demi-succès. Il n’a certes pas atteint son objectif électoral : les élections législatives de 1898 n’apportent pas tout à fait ce qui était espéré. Mais, à défaut de leadership, Waldeck y gagne, à tout aussi court terme, une stature, et ses idées une large crédibilité. Il remporte, en quelque sorte, la bataille de l’opinion. Dans les mois suivants, la situation du pays, à l’épreuve de l’affaire Dreyfus, rend incontournable l’appel à Waldeck-Rousseau. Après ceux qu’il a servis Gambetta et Ferry, le « dernier des trois » forme alors le gouvernement de Défense républicaine. Par la loi de 1901 sur le contrat d’association qu’il contribue à faire adopter, il ouvre, enfin, la voie à la création des grands partis modernes.
Christophe Bellon
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université catholique de Lille Membre correspondant du Centre d’histoire de Sciences Po Paris Président des Semaines sociales du Nord et du Pas-de-Calais
Photo : Sir Endipity/Shutterstock.com