À l’occasion de ce numéro-anniversaire, il nous a paru indispensable de revenir sur les origines et les débuts de la Revue politique et parlementaire fondée par Marcel Fournier en 1894 et dirigée par lui jusqu’en 1901. En dépit du contexte très particulier de sa fondation, notre revue acquiert, en effet, pendant ce « septennat », les traits fondamentaux qu’elle a conservés jusqu’à aujourd’hui.
Le fondateur et ses objectifs
Lors de la parution du premier numéro de la Revue politique et parlementaire, le 1er juillet 1894, son créateur, Marcel Fournier, explique qu’il entend fournir aux décideurs de son temps un corpus de pensée qui leur a manqué dans leur formation et qu’ils ne trouvent pas ailleurs. À l’époque existent la prestigieuse et ancienne Revue des Deux Mondes, la brillante Revue politique et littéraire, surnommée la Revue bleue, la plus récente Revue encyclopédique et la Revue de Paris qui vient tout juste d’être fondée, mais aucune d’entre elles n’est spécifiquement politique. Avec sa revue, Fournier s’engage à apporter, une fois par mois, aux « cadres de la démocratie », aux dirigeants républicains, aux parlementaires, une information claire, précise, objective sur tous les sujets qui concernent la France et le « monde civilisé », en particulier l’activité politique et parlementaire. Il affirme que la Revue défendra les principes et les valeurs de la République, mais restera indépendante de tout esprit partisan.
Elle sera une tribune « toujours ouverte aux discussions sérieuses et susceptibles de conduire à des résultats pratiques ».
Âgé alors de trente-sept ans, Fournier a déjà derrière lui une carrière brillante. Né en 1856 d’un notaire bordelais fortuné et monté à Paris pour faire ses études supérieures au milieu des années 1870, il a successivement obtenu, entre 1878 et 1883, une licence puis un doctorat en droit, mais aussi des diplômes de l’École des Chartes et de l’École pratique des Hautes Études. Il est devenu secrétaire-adjoint de rédaction de la Nouvelle revue historique de droit français et étranger où il a côtoyé de grands juristes comme Esmein et Dareste, a fréquenté les membres de l’Institut, du Collège de France et de la Faculté de droit et a obtenu l’agrégation en droit en 1885, ce qui lui a permis d’être nommé professeur à la Faculté de droit de Rennes, puis à celle de Caen. En 1889, il a déjà donné une dizaine d’articles scientifiques dans des revues prestigieuses lorsque son Histoire de l’enseignement du droit en France au Moyen Âge a été couronnée par l’Académie des sciences morales et politiques, puis il a publié, entre 1890 et 1892, Les Statuts et privilèges des universités françaises depuis leur fondation jusqu’en 1789, sous le patronage du ministère de l’Instruction publique, livre qui a achevé de faire sa réputation.
Son profil séduit et il a alors été approché à plusieurs reprises pour être candidat à la députation, mais il a décliné toutes les propositions. S’il est attiré par la politique, il pense déjà à fonder une revue politique qui pourra lui permettre de devenir un homme d’influence, mais qui répondra surtout, dans son esprit, à la nécessité de défendre les idées qu’il croit juste à un moment crucial.
La République vient en effet d’être ébranlée par l’aventure boulangiste et par le scandale de Panama et de nouvelles menaces se profilent.
Depuis 1892, une vague d’attentats anarchistes ensanglante le pays. Aux élections législatives de l’été 1893, 88 monarchistes ont été élus en dépit du Ralliement demandé par le pape Léon XIII et, de l’autre côté de l’échiquier politique, 166 radicaux ont fait leur entrée au Palais-Bourbon et 41 socialistes, à l’extrême gauche, une première depuis l’avènement de la République, en 1871. Au centre, les républicains de gouvernement ou opportunistes, demeurent majoritaires, mais sont divisés et affaiblis par les scandales. Ils tentent de refaire leur unité sous le nom de progressistes.
Fournier entend mettre une grande revue politique spécialisée au service de la Ré- publique parlementaire et libérale qui est son idéal politique, celui des progressistes, républicains modérés, mais pas modérément républicains. Son projet est d’autant plus courageux qu’il met sa carrière universitaire entre parenthèses pour le réaliser et qu’il le lance seul en en assumant la pleine et entière responsabilité légale et financière.
La société en participation et le profil des actionnaires
C’est après l’échec d’un premier montage financier que Fournier a décidé de montrer ce dont il était capable de manière à attirer des bailleurs de fonds, des collaborateurs et des abonnés. De fait, au bout de quelques mois de fonctionnement, un groupe d’investisseurs se laisse convaincre et les statuts d’une société en participation sont déposés le 15 avril 1895. Fournier se réserve 30 des 60 parts sociales de 1 000 francs chacune et devient à la fois directeur, administrateur et gérant de la revue mensuelle qui est fondée initialement pour quatre ans. Deux avocats le secondent en tant que secrétaires de rédaction : son ancien camarade de la Faculté de droit Félix Roussel et un autre avocat, Edmond du Vivier de Streel, fils d’un de leurs amis.
Le groupe des actionnaires fondateurs est instructif. Par-delà leur différence d’appartenance sociale, de génération ou de parcours, trois traits sont en effet communs à la grande majorité d’entre eux : le positionnement politique, l’appartenance au monde des affaires et les intérêts coloniaux :
le prince d’Arenberg, homme d’affaires, administrateur de la Cie des mines d’Anzin, député monarchiste rallié à la République et président- fondateur du comité de l’Afrique française en 1890, le comte de Chambrun, ancien député et sénateur libéral, héritier par son épouse de la cristallerie de Baccarat, les banquiers et hommes d’affaires Raphäel-Louis Bischoffsheim, député progressiste et Émile Mercet président de la toute nouvelle Union coloniale française fondée en 1893, Léon Aucoc, ancien conseiller d’État de grand renom, membre de l’Institut et du conseil d’administration de l’École libre des sciences politiques, issu d’une famille de négociants et président de la Cie des chemins de fer du Midi, Jules Charles-Roux négociant, industriel et homme d’affaires de Marseille, député républicain et libéral, membre du groupe colonial, Jacques Drake, propriétaire-viticulteur, homme d’affaires et député progressiste, Georges Berger, maître d’œuvre de l’Exposition Universelle de 1889, député et vice-président du groupe progressiste à la Chambre, Pierre Waldeck-Rousseau, avocat d’affaires, ancien député, ministre dans les cabinets Gambetta et Ferry et nouveau sénateur progressiste, Henri Barboux, autre avocat d’affaires, fondateur de l’Union libérale républicaine progressiste avec l’ancien ministre Léon Say.
S’ajoutent à ces hommes, Henri Pensa, homme-clé du lobby colonial, publiciste et gendre du banquier, homme d’affaires et parlementaire libéral Édouard Aynard, Ferdinand Rouire, autre membre du lob- by colonial et Louis Carlier, secrétaire général du Paris-Orléans et chargé de la promotion des six grandes compagnies ferroviaires françaises qui, elles-mêmes, sont toutes actionnaires de la Revue politique et parlementaire, comme le sont aussi les raffineries de Saint-Louis et Henry Say et Cie.
Ces sociétés et ces hommes parmi lesquels on trouve encore les deux beaux-frères de Fournier, Charles et Henri Vergé, juristes également liés au monde des affaires et son ami personnel Alphonse Darlu, professeur de philosophie à l’ENS, ne reçoivent qu’une ou deux parts chacun, soulignant, s’il en était besoin, le rôle absolument prépondérant du fondateur, directeur, administrateur et gérant de la revue.
La formule et le contenu
Après cette fondation solide, la Revue trouve rapidement sa formule. Éditée par Armand Colin, elle adopte le format 25 x 15, ne compte pas moins de 180 pages, grossit à 240 cinq ans après sa fondation pour se stabiliser ensuite, dans un entre-deux, autour de 210 pages, et se passe de publicité, ce qui contribue à sa réputation de sérieux.
Elle comprend de quatre à dix études approfondies par numéro sur les problèmes du moment et les questions législatives débattues en France et à l’étranger. La question y est abordée dans tous ses as- pects. Après un historique, un état des lieux est proposé qui rappelle le plus sou- vent la législation en vigueur, puis l’auteur formule ses recommandations. La Revue comporte aussi systématiquement des « notes et documents », un compte rendu complet des événements poli- tiques du mois précédent, des chroniques et très souvent des bibliographies, des nécrologies…
Pour cela, Fournier et la petite équipe qui l’entoure s’adjoignent des collaborateurs réguliers ou occasionnels : des membres de l’Institut, des professeurs de renom comme le philosophe Alfred Fouillée ou l’économiste Émile Levasseur qui sont souvent sollicités, des magistrats, des officiers supérieurs, de grandes compétences françaises mais aussi étrangères, mais aussi des personnalités politiques dont plusieurs ministres et pas moins de cinq anciens ou futurs présidents du Conseil au cours de ces premières années : Jules Simon, Alexandre Ribot, Charles Dupuy, Léon Bourgeois et Waldeck-Rousseau. La grande majorité d’entre eux sont des républicains modérés mais, pour ne pas paraître sectaire, la Revue ouvre aussi ses colonnes à des radicaux comme René Goblet, des socialistes indépendants comme Alexandre Millerand ou des catholiques comme Denys Cochin.
Cependant, la ligne républicaine progressiste comme les idées et les intérêts des investisseurs transparaissent dans la Revue. Celle-ci défend la République, la démocratie parlementaire, l’équilibre budgétaire et l’entreprise privée, mais aussi l’expansion coloniale dans la continuité de l’opportunisme ferryste et gambettiste, au nom du prestige, de la mission civilisatrice de la France et de l’intérêt économique, et tente d’orienter l’activité législative en ce sens.
Elle prône le respect de la propriété, des libertés et des droits individuels. Elle promeut l’ordre social tempéré par une sage ascension par le mérite, l’éducation et le travail. À l’inverse, elle combat le bellicisme nationaliste, le socialisme ou encore les nationalisations, en particulier celle des compagnies de chemins de fer, lesquelles trouvent dans ses colonnes un soutien indéfectible et donc un retour sur investissement. En revanche, elle est beaucoup plus prudente sur certaines questions où les progressistes se divisent, telle la politique douanière. Ce faisant elle répond bien aux attentes de son lectorat cible et atteint régulièrement un tirage de 2 000 exemplaires.
Parallèlement, Fournier ne perd pas son objectif de servir la cause progressiste. Il organise les dîners de la Revue dont le premier a lieu le 21 décembre 1896 sous la présidence de Louis Barthou, ministre de l’Intérieur du cabinet Méline. C’est à cette occasion qu’il suggère la création d’un cercle « qui serait pour les hommes politiques de toute la France, ce qu’est le Cercle militaire de Paris pour les officiers, c’est-à-dire un centre d’information, de contact et de rapprochement pour tous ». Il y intéresse Waldeck-Rousseau et celui-ci devient le « Grand Cercle républicain » dont le banquet de fondation a lieu à Reims en octobre 1897 et dont Waldeck-Rousseau prend la présidence et Fournier le secrétariat. Le Cercle essaime à travers la France, se double d’un Comité des conférences démocratiques et d’un Office du travail parlementaire, centre de documentation spécialisé à l’intention des parlementaires et de la RPP, présidés l’un et l’autre par Félix Roussel.
Ce travail semble porter ses fruits. Aux élections législatives du printemps 1898, les républicains de gouvernement rem- portent une majorité de 275 sièges principalement obtenus par les progressistes face à 180 radicaux et radicaux-socialistes, 45 socialistes et une cinquantaine de monarchistes et Fournier dresse un bilan positif de son action à la tête de la Revue, au terme de ses cinq premières années d’existence.
Cependant, son rêve vient bientôt se briser sur l’Affaire Dreyfus qui divise irrémédiablement le camp progressiste entre partisans dreyfusards de Waldeck-Rousseau, qui souhaitent une ouverture à gauche, et partisans de Jules Méline, temporisateurs ou anti-dreyfusards, qui sont attachés à l’alliance avec la droite ralliée à la République. Fournier ne cautionne pas le gouvernement Waldeck-Rousseau de défense républicaine qui comprend le socialiste Millerand et repose sur une majorité de gauche. Il finit par démissionner de la direction de la Revue à l’automne 1901. Au moins, peut-il se satisfaire d’en avoir fait un « guide sûr et prudent pour les élus du suffrage universel ». Sous la direction de Fernand Faure de 1901 à 1929, la Revue politique et parlementaire continue de briller par la hauteur de ses réflexions et sa qualité rédactionnelle, tout en étant moins partisane. Elle achève de s’installer durablement dans le paysage intellectuel français.
Eric Anceau
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lorraine