Il est des lieux de grand prestige qui tirent l’esprit vers le haut et des moments privilégiés et rares où Paris redevient une fête et un phare dans la grisaille des temps difficiles de l’heure présente… Ce fut le cas lors de la célébration du centenaire de l’Académie des sciences d’outre-mer le 26 mai 2023, sous la fresque allégorique de Puvis de Chavannes encadrée par les statues de Robert de Sorbon et du Cardinal Richelieu, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, le très bel anniversaire d’un cénacle de savoir et de lumière qui rassemble, depuis sa première séance solennelle le 18 mai 1923 au même endroit, des esprits remarquables venus de tous les horizons pour une des plus belles causes qui soit : l’union des connaissances, science et recherche ultramarines dans une noble quête au service de l’humanité sous la devise « savoir, comprendre, respecter, aimer ».
Les Académies sont des temples et des refuges en cette triste ère de déconstruction et de doutes qui enveloppent notre sanctuaire terrestre, les derniers lieux où l’humanité peut encore se réconcilier avec elle-même et réfléchir à un avenir meilleur en renouant avec l’espoir.
L’illustre Saint John Perse, poète et grand diplomate originaire de Guadeloupe, qui se définissait comme d’Atlantique et avouait écrire pour mieux vivre a exprimé dans un de ses recueils « Amers » cette vérité universelle : « la condition terrestre est misérable mais mon avoir immense sur les mers et mon profit incalculable aux tables d’outre-mer… ».
Quand le journaliste Paul Bourdarie a eu l’idée géniale de créer une société savante spécialisée sur les questions d’outre-mer en 1922, la France meurtrie au sortir de l’apocalypse de la Première guerre mondiale était toujours à la tête d’un Empire colonial, une notion difficile à comprendre aujourd’hui.
1923 année de la première séance solennelle de cette société savante – Académie des sciences coloniales – fut aussi l’année de l’échec du putsch de la Brasserie de Münich, 10 ans plus tard Hitler accédait au pouvoir et le monde entamait une seconde descente aux enfers qui a profondément remodelé les formes et conditions de notre survie sur terre…
1935, la France célébrait le tricentenaire du rattachement des Antilles françaises à la France dans une logique d’assimilation des « Vieilles colonies » à la métropole dans un monde en ébullition et en marche vers des bouleversements d’une amplitude extraordinaire, la fin des Empires coloniaux, des indépendances fondatrices des plus grandes espérances et des libérations d’énergies incommensurables, avec en toile de fond cette constante de la fascination exercée par les outre-mers sur notre imaginaire collectif et notre soif d’ailleurs et de connaissance, quel que soit notre rivage originel d’appartenance…
Le 7 juin 1957, la société savante centenaire de 2023 prenait son identité d’Académie des sciences d’outre-mer ; l’Afrique, aube et berceau de toute humanité, là où tout a commencé de temps immémoriaux, terre nourricière de nos origines universelles qui a irrigué du sang de ses enfants enchaînés au départ de Gorée et d’autres comptoirs d’arrachement au sol natal les deux Amériques en enrichissant tant de royaumes européens, reprenait le juste et imprescriptible chemin de la liberté…
Paris, par un bel après-midi de mai ensoleillé, dans ce grand amphithéâtre de la Sorbonne, a été un cœur battant où la magie de la condition humaine a pris tout son sens dans un hommage au futur sans rien renier du passé, des origines et fondations de la marche qui anime l’humanité, cette quête de l’horizon au delà des mers, ce désir du meilleur et de comprendre, explorer, repousser les limites sans oublier de respecter et aimer les altérités sources de perpétuel renouvellement. Tout être humain a besoin pour grandir du moteur de la passion et de partager la lumière, ce qui a été tangible le 26 mai 2023 au cours de l’anniversaire des 100 ans d’une Académie qui a compté dans ses illustres membres trois Présidents de la IIIe République française, Albert Lebrun, Gaston Doumergue, Paul Doumer (Gouverneur général de l’Indochine française), Léopold Sedar Senghor, le Roi Léopold III de Belgique, l’Empereur Bao Dai d’Annam, les Maréchaux Joffre, Lyautey, Juin, Leclerc, les explorateurs Pavie, Binger, le médecin Yersin formé à l’Institut Pasteur à qui le monde doit la découverte du bacille de la peste, mânes honorables convoquées par la mémoire des orateurs célébrants de l’hommage pour en illustrer toute l’importance et la solennité.
100 ans de passion -ô combien méritée et légitime- et au-delà pour l’outre-mer -au sens le plus large du terme car c’est une chance insigne pour l’hexagone français d’avoir pu conserver, en partage avec l’univers ultramarin, rivages en lisière des trois grands océans de notre planète et cela nous oblige collectivement et implique l’impérieux devoir d’en respecter l’héritage et d’en préserver l’avenir humain et écologique en co-construction avec tous les partenaires réunis à l’occasion de ce prestigieux anniversaire- : un après-midi vraiment unique, chargé d’émotion, de réminiscence et de réflexion prospective d’une rare qualité, ouvert et clôturé par Pierre Gény, Secrétaire perpétuel de l’académie des sciences d’outre-mer, animé admirablement par la solaire journaliste et écrivaine Christine Kelly férue d’histoire, et ponctué des discours à la tribune et interventions en tables-rondes inspirants des Présidents académiciens Mahamadou Issoufou du Niger, Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire, du Premier ministre de la République du Congo-Brazzaville Anatole Collinet Massoko, des Ambassadeurs de Côte d’Ivoire – l’écrivain ivoirien Maurice Kouakou Bandaman auteur de « Même au paradis on pleure quelques fois »-, du Liban, du Rwanda et d’Uruguay en présence de pas moins de cinquante hauts Représentants diplomatiques de pays en liens avec la France, de Boualem Sansal – écrivain algérien et grande voix du continent africain, auteur du Serment des barbares, de « 2084, la fin du monde »-, de la chercheuse émérite congolaise Francine Ntoumi, spécialiste mondiale du paludisme, Présidente du Conseil scientifique de l’IRD… La liste est longue de tous ceux qui ont apporté leur pierre à la construction de ce moment unique de réflexion et projection propre à inspirer les nombreux jeunes étudiants et chercheurs mélangés aux prestigieux académiciens réunis ensemble à l’occasion de cet anniversaire du centenaire de l’institution de la rue La Pérouse (L’explorateur protégé de Louis XVI, disparu à Vanikoro, deux destinées tragiques partageant le même appel de l’outre-mer).
Il n’est pas souvent donné de vivre des instants de partage d’une telle richesse où l’esprit s’évade de la baie de Loango aux barrages d’Inga en passant par Mayotte et Madagascar à l’écoute d’un Kabary (discours de célébration) occasion de songer fugacement à l’exil à la Réunion puis à Alger de Ranavalona III, dernière Reine de l’île rouge vaincue par Gallieni et le « parti colonial », se souvient que le « cher et vieux pays » en proie à la tempête actuelle, pas encore sorti de la bataille de la réforme des retraites, déjà secoué par celle à venir sur la politique en matière d’immigration, doit en grande partie sa libération à des réflexions résistantes et combattantes autour de la figure tutélaire du Général de Gaulle sous les ombrages de la coquette Brazzaville au cœur du continent matrice (celui d’où tout est parti, point focal des outres-mers, dépositaire d’une immense espérance et qui doit demeurer au centre de notre réflexion sur l’avenir, la démographie, les courants migratoires inhérents à l’humanité de toute éternité et la préservation écologique du monde, la mobilisation de nos investissements en terme de recherche et de développement, car c ‘est en Afrique que réside la clé de bien des problèmes qui agitent notre planète fragilisée par la somme de nos excès en matière de course effrénée à la croissance et au profit)…
Un anniversaire offre toujours l’occasion de se replonger dans le passé, d’en assumer toutes les aspérités mais aussi de reconnaître tout ce qu’il a pu nous léguer en regardant avec espoir devant soi : notamment 130 000 ouvrages patiemment réunis au sein d’un ensemble unique, la bibliothèque Félix Houphouët-Boigny ouverte aux chercheurs et à la jeunesse de tous les continents pour perpétuer cette quête de connaissance, savoir et dépassement inspirée par les outre-mers et aussi un havre pour toutes les bonnes volontés que l’on peut rencontrer à la croisée de multiples routes.
Cela n’a pas de prix en ce monde de 2023, obscurci par la guerre en Ukraine et assourdi par l’absurdité de débats stériles comme celui autour de la déconstruction et du reniement d’une l’histoire où tous les vains procès mènent à l’impasse et n’offrent rien en perspective…
Seule ombre absolument incompréhensible (mépris, inconscience, désinvolture, oubli de sa juste place ou du respect que l’on doit à toute science ?) dans cet anniversaire lumineux, tous les participants auront remarqué l’absence du moindre représentant officiel du gouvernement français pour s’associer au centenaire de l’Académie des sciences d’outre-mer, pour partager ce moment avec les hôtes prestigieux en provenance d’au moins six continents venus témoigner de leur attachement à une institution nationale qui a su évoluer en s’adaptant aux grands bouleversements intervenus dans le laps de temps entre sa première séance solennelle et cette célébration unique, pour formuler des vœux d’avenir et exprimer la vision du « cher et vieux pays » aux côtés de dirigeants politiques éminents, Ambassadeurs, académiciens, écrivains, chercheurs émérites faisant à la France le grand honneur de leur présence en tant que partenaires et amis, unis dans un même souhait de partage sous la fresque du Bois sacré du grand amphithéâtre de la Sorbonne !
Signe de temps incertains, bévue, qu’importe, la postérité et les mémoires de celles et ceux présents le 26 mai 2023 pour souhaiter très longue navigation à l’Académie des sciences d’outre-mer retiendront l’image d’un instant exceptionnel de grande harmonie et de bon augure, de ceux qui redonnent foi en l’humanité et courage aux voyageurs, héritiers des grands découvreurs du passé, parcourant les routes de notre vaste monde secoué de tempêtes, cette planète singulière dans l’univers, mais unique bien en partage à préserver par l’union des hommes de bonne volonté…
Eric Cerf-Mayer