Selon Pierre-Louis Boyer, maître de conférences HDR en droit, la finalité du service public a été détournée. Nous en avons aujourd’hui la preuve éclatante. Alors que le président Emmanuel Macron, le 25 mars 2020, dans son adresse aux Français depuis Mulhouse, soulignait la « mobilisation totale » du service public, se dévoile la réalité d’une systématisation politique du « service ».
Deux voies proposées depuis maintenant plus de deux siècles, celle de l’individualisme et celle du collectivisme, celle de l’économie de marché et celle du socialisme, celle de l’État libéral et celle de l’État providence, conduisent inlassablement nos sociétés occidentales vers des impasses dont on refuse de croire qu’elles sont la conséquence des seules deux « voies » qui nous sont offertes. Pourtant il semble bien que, sans cesse, nous ne sombrions dans l’idéologie, et ce malgré les mises en garde nombreuses contre les totalitarismes qui découlent de l’idéalisme en politique, dont on sait qu’ils se cachent bien au-delà des seuls « régimes » totalitaires1.
La crise sanitaire mondiale du Covid-19 ramène l’homme à son statut premier et ontologique d’être limité, fini. Cette finitude, manifestée dans la mort, dans l’entassement dramatique des cadavres de Bergame ou dans la rupture assumée entre les capacités scientifiques et hospitalières et les besoins de santé, permet de rebattre les cartes d’une société autocentrée qui a divinisé des idées, petites projections humaines limitées :
« Nous vivons dans un âge éclairé, qui a secoué les superstitions et les dieux. Il ne reste attaché qu’à quelques divinités qui réclament et obtiennent la plus haute considération intellectuelle, telles que Patrie, Production, Progrès, Science. Par malheur, ces divinités si épurées, si affinées, tout à fait abstraites comme il convient à une époque hautement civilisée, sont pour la plupart de l’espèce anthropophage. Elles aiment le sang. Il leur faut des sacrifices humains »2.
Ces sacrifices, ils sont en ce moment ceux des souffrants, des mourants intubés, et ceux des soignants, des médecins épuisés. Rebattre les cartes de notre rapport à l’être, à nos individualités, permet aussi de rebattre les cartes des institutions auxquelles nous participons, et notamment de celles auxquelles appartiennent le personnel hospitalier, c’est-à-dire le service public.
Dans les deux voies politiques imposées à l’homme, telles des solutions toutes confectionnées et prêtes à l’emploi, on a façonné la notion de « service » sur le modèle politique ; or, le service est un rapport à l’autre, et non un mouvement politique, une dynamique institutionnelle.
La modélisation du service sur la politique a dénaturé l’essence même du service, et, conséquemment, du service public.
Le premier réflexe a été de supprimer la nature du service au regard de sa caractéristique « publique ». Plutôt que d’en faire un secours, un soutien, un auxilium, un mouvement de la charité, on a fait du service public un outil fusionnel de l’État, un rouage de la machine, un moyen du « Grand Être » comtien qu’est la société. C’est d’ailleurs toute l’idée soutenue, au début du XXe siècle, par l’école sociocratique duguisienne qui a fait du service public un « système ». Dans un langage durkheimien qui fait échos au concept de « solidarité sociale » de La division du travail social3, Léon Duguit rappelait l’importance, pour lui, de « l’interdépendance sociale » comme finalité du service public et écrivait :
« L’État n’est pas […] une puissance qui commande, une souveraineté. Il est une coopération de services publics organisés et contrôlés par les gouvernants. […] Relève du service public toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale »4.
Le même Duguit précisait même que « le service public est le fondement et la limite du pouvoir gouvernemental »5, c’est-à-dire qu’il est une partie de l’Etat, et qu’il est en même temps la limitation des gouvernants6, comme peuvent l’être les contrepouvoirs politiques face à « l’omnipotence des gouvernants […], de la classe, du parti ou de la majorité qui en fait, détient le monopole de la force »7. Une limite à l’illimité, en somme. C’était superposer État et service public, et c’était surtout faire de la société la finalité de toute action politique, omettant la personne, et donc l’ensemble des individualités qui composent cette société.
Or, si l’on quitte le champ de l’idéalisme, on se rend compte que l’on ne sert pas des idées, mais bien que l’on sert des personnes.
Le militaire ne sert pas « la patrie » – même si, par raccourci linguistique, c’est souvent ce que l’on entend – mais il sert les personnes qui composent un peuple. Ceux qui ont servi la patrie ont servi une idée, mais une patrie sans être reste une idée bien vide… Le magistrat ne sert pas « la justice ». Il y participe, il y tend, mais il sert avant toute chose le justiciable. Sans demandeur, peu de procès… Le professeur d’université ne sert pas la science, il la construit, la façonne, la découvre, mais il sert ses étudiants. Sans réceptacle du savoir, peu de transmission… Le médecin hospitalier ne sert pas le service public de la santé, il sert un malade. Sans souffrant, il n’y a guère de soin à apporter…
C’est en ce sens que nous pouvons dire que le service public n’est pas un moyen politique, ni même un système au service d’idéologies multiples ; il est un devoir de ceux qui l’exercent envers les administrés, c’est-à-dire les citoyens.
De là découle cette difficulté de placer le service public dans la dichotomie politique libéralisme-socialisme que l’on nous propose instamment depuis plusieurs décennies.
Dans un cas, le service public est un organe du « Grand Tout », dans l’autre, il n’est qu’un palliatif aux incapacités privées. Il est soit le rouage de la masse, soit le supplétif des individualités. On en a fait alors, tour à tour, un ogre ou un ennemi.
C’est d’ailleurs le second volet, libéral, dans lequel nous nous trouvons actuellement, et qui montre toutes ses lacunes individualistes. Depuis de nombreux gouvernements, on a demandé au « service public » d’être « rentable ». A-t-on idée d’associer « service » et « rentabilité » ? Si votre mère vous demande de lui rendre service, envisagez-vous une rentabilité à ce dernier ? La théorie, maintes fois critiquées depuis, de Marcel Mauss du don et contre-don, a tenté d’achever le désintéressement8. Mais ce n’était là, fort heureusement, qu’une idée (encore une), car la réalité a vite rattrapé les tenants de l’égoïsme primaire : médecins et personnels de santé sont-ils, sur le front du Covid-19, dans un calcul de rentabilité ? Envisagent-ils un retour sur investissement, psychologique, financier ou autre ? Fadaises !
Quand on tue le service public, on tue le service des citoyens. Il est aberrant, inenvisageable, incompréhensible et irrationnel que les gouvernements successifs aient mis dans une même balance l’économie et le Bien commun. On ne badine pas avec la vie des citoyens ! Et cela concerne la santé, bien évidemment, mais aussi la justice, l’instruction, la défense, la sécurité et le savoir. En faisant entrer le « service public » dans le prisme politique libéral, ou socialiste, on a dénaturé sa fonction première qui est de servir le citoyen en vue du Bien commun. C’est ce que rappelait Maurice Hauriou quand il écrivait que la notion de service public « se confond avec celle de l’utilité publique, car l’utilité publique, c’est l’intérêt général, en tant qu’il y est donné satisfaction par un service public »9.
Les sonnettes sont tirées depuis des années par la fonction publique d’État qui ne peut plus participer aux fonctions régaliennes tant elle est asphyxiée matériellement au nom de la « rentabilité » économique. Les services publics de la justice, de la police, de l’armée, de l’enseignement supérieur, de l’éducation nationale et de l’hôpital craquent de toute part.
Le Covid-19 est le déchirement du voile, celui du temple… du profit.
« Derrière l’œuvre visible, il y a l’œuvre invisible »10. Derrière les fissures, les craquèlements et les lézardes du service public, il y a le dévouement constant envers le citoyen. Le souci politique du citoyen passera nécessairement par le souci du service public, car ils sont indissociables et intrinsèquement liés. Tâchons dès lors de conserver une ligne de conduite intellectuelle contre le culte idolâtre des idées et pour le rappel à la réalité, notamment celle de ceux qui, « hommes et femmes » salués par le président de la République le 25 mars, aux chevets des agonisants et des trépassés, servent.
Pierre-Louis Boyer
Maître de conférences HDR en droit, Université du Mans
- « Toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires qui ne sont pleinement développées que par les mouvements totalitaires, et cela crée l’impression trompeuse que seul le racisme et le communisme ont un caractère totalitaire ». H. Arendt, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 219. ↩
- S. Weil, « Progrès et production », Ecrits historiques et politiques, Paris, Gallimard, 1960, p. 152. ↩
- E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Félix Alcan, 1893. ↩
- L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. II, 2ème éd., Paris, Fontemoing, 1923, p. 59-66. ↩
- Ibid., p. 62. ↩
- Voir aussi, D. Lochak, La théorie du service public dans l’œuvre de Duguit, Paris, LGDJ, 1976. ↩
- L. Duguit, « Le syndicalisme », Revue politique et parlementaire, 1908, p. 480-481. ↩
- M. Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2001. ↩
- M. Hauriou, Précis de droit administratif : contenant le droit public et le droit administratif, 2ème éd., paris, Larose et Forcel, 1893, p. 174-175. ↩
- V. Hugo, Quatre-vingt-treize, Paris, Imp. nationale, 1924, p. 337. ↩