Camus clamait dans son Mythe de Sisyphe qu’[il] « voyait cet homme redescendre d’un pas lourd et égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin ». Il en dégageait même une leçon, celle de la supériorité de l’Homme à son destin, par la ténacité de son entreprise itérative. Le Mythe de Sisyphe se rapproche d’un autre mythe fondateur de l’inconscient collectif libanais, celui qui met à l’honneur l’archétype du Phœnix qui se consume puis renaît de ses cendres, perpétuellement. Monter au sommet après avoir poussé un rocher, déborder de vie après avoir sombré dans les ténèbres de Hadès, n’est-ce pas le sort des Libanais depuis longtemps ? Beyrouth renaîtra-t-elle des cendres de l’explosion fatidique du 4 août 2020 et vaincra-t-elle le cynisme des responsables connus pour leurs prévarications et irresponsabilité criminelle ?
Beyrouth, le 4 août 2020. Je n’oublie pas le séisme que j’ai ressenti et la peur bleue qui s’est emparée de moi à quelques mois de mon accouchement. Je venais d’arriver au Liban et j’avais annulé une réservation d’hôtel dans un quartier de Beyrouth complètement rasé par le souffle de l’explosion. Comment ne pas être reconnaissante à cette voix bienveillante qui m’a susurrée de passer mon confinement dans une ville à vingt minutes de la capitale, plutôt que dans cette chambre d’hôtel pulvérisée au moment de l’explosion ? Et pourtant, la secousse était violente et je me souviens encore aujourd’hui de l’air visqueux chargé de souffre qui s’est engouffré dans l’appartement.
Grandir au Liban nous marque au fer rouge. Nous vivons dans l’urgence et dans le sentiment perpétuel d’être exposés aux périls. Notre inconscient collectif côtoie en permanence l’idée de la mort et des catastrophes. Comment oublier l’occupation syrienne et les checkpoints qui parsemaient le territoire libanais et le salut courtois qu’on devait adresser aux soldats syriens à chaque passage, en leur donnant parfois, si le chef de la brigade était avide de pots-de-vin, la moitié des courses qu’on avait faites en prévision d’un week-end à la montagne ? Comment oublier la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah qui a réduit nos infrastructures en poussière ? Comment oublier la série d’attentats qui a visé des personnalités patriotes au Liban entre 2004 et 2008 ? Comment oublier l’occupation de Beyrouth en 2008 par les miliciens du tandem chiite ?
Nous sommes rôdés pour absorber les malheurs. Et l’explosion du port de Beyrouth a ajouté une dimension tragique à la crise dans laquelle sombre le Liban depuis octobre 2019 ; laquelle crise a mobilisé les Libanais et les Libanaises de toutes les régions pour scander haut et fort leur rejet de la classe politique corrompue et délétère.
Dans cette explosion, il y a aussi une dimension prophétique qui marque un moment-charnière dans notre histoire. Tel l’incendie de Notre Dame qui confirme symboliquement le danger civilisationnel en France, l’explosion du port de Beyrouth ébranla un de nos mythes fondateurs ; celui de l’ouverture du Liban montagneux et résistant au monde. Port de pêche, véritable carrefour des civilisations dans une ville qui vit rayonner le savoir au IIe siècle ap. J-C. à travers son école de droit unique en son genre dans l’Empire romain… ce « dernier sanctuaire en Orient où l’Homme peut s’habiller de lumière » d’après la poétesse libanaise surréaliste Nadia Tueini, le port de Beyrouth n’est plus. Les silos de blé sont éventrés. Il ne reste que les carcasses calcinées des entrepôts et quelques grues solitaires.
Ces malheurs nous rappellent les mots résonnant d’actualité du prophète Isaïe : « Le pays est dans le deuil, dans la tristesse ; le Liban est confus, languissant… Mais ce sont vos crimes qui mettent une séparation entre vous et votre Dieu… Ils ne connaissent plus le chemin de la paix. »
Le malheur se concrétise. Il est gravats et vies innocentes fauchées. Il est maisons traditionnelles coiffées de leurs tuiles rouges séculaires, non détruites pendant la guerre civile et qui s’effondrent aujourd’hui sous nos yeux. Il est hommes éborgnés, femmes estropiées, jeunesse aux rêves volés. Il est au gouvernement, dans le palais présidentiel, dans les quartiers armés. Il est Cerbère qui nous guette de peur que l’on s’agrippe à l’espoir de nous relever. Mais on le voit. Il est hideux et carnassier. On le perçoit et cela nous donne la possibilité de nous en saisir pour le combattre. Il n’est plus feutré. Il a éclaté et ses exhalaisons ont empesté le pays du cèdre comme l’haleine fétide de l’Hydre de Lerne.
Et pour revenir à Camus, notre point de départ, soyons supérieurs à notre destinée malheureuse. C’est dans la révolte d’abord et la révolution ensuite qu’un peuple défie la destinée. Il faut imaginer Sisyphe heureux. Il faut que le peuple Libanais continue la lutte car : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme »1… et l’âme d’un peuple !
Maya Khadra
Journaliste, doctorante et enseignante
- Albert Camus, L’Homme révolté. ↩