La revue vient de publier un article de Raphael Piastra, maître de conférences clermontois, consacré à l’Enarchie. Ancien Préfet d’Auvergne, en une région superbe, attachante et laborieuse, j’ai pris connaissance, avec une certaine sympathie, un réel intérêt et diverses réserves, de ce propos mêlant exposé de faits et jugement de valeur. Ayant le redoutable double privilège d’un âge avancé (77 ans) et de la qualité d’ancien élève de l’Ecole nationale d’Administration (Promotion Robespierre 1968-1971), je possède ma propre grille de lecture, différente et complémentaire de celle de mon contradicteur. J’y recours en respectant l’ordre chronologique.
Quand, en 1967, le pseudo-Jacques Mandrin, en fait le trio trentenaire et à peine sorti de l’ENA formé de Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane, publie « L’Enarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise », il s’agit, pour ces membres du CERES, aile gauche du Parti socialiste d’alors (SFIO molletiste), de dénoncer une Ecole au recrutement élitiste, à la formation conformiste et au classement obsessionnel de sortie, parangon de la société bourgeoise. Mais les trois compères gèrent discrètement une « écurie » dite socialiste, gratuite, tonique et conviviale de préparation au concours d’entrée à l’ENA. Fils d’ouvrier et d’infirmière, j’en profite comme mon camarade de promotion, André Barilari, fils d’un ouvrier des carrières, italien nationalisé français installé dans l’Hérault, et mon amie Françoise Chandernagor, fille d’un homme politique connu et future major d’une promotion précédant la nôtre. Quant à notre camarade de promotion Philippe Seguin, orphelin inconsolable et « Petit Chose », il va faire le saut de Science- Po Aix-en-Provence à l’ENA, après avoir tenu la rubrique Sports du journal « Le Provençal » pour gagner sa vie. C’est dire que l’origine bourgeoise du mandarinat se discute, sauf à prétendre que nous somme l’alibi d’un système de reproduction sociale bourdieusien au service d’une caste. J.P. Chevènement est lui-même fils d’enseignants et je l’ai toujours entendu exposer que la méritocratie républicaine est fondée sur le savoir et non sur l’argent ou le favoritisme. Ministre de l’Education nationale, il n’a cessé de le répéter et, s’il déplore un déclin aujourd’hui, c’est celui de l’appropriation des savoirs fondamentaux par les jeunes générations.
La réalité française est que l’ensemble des grandes écoles est le point d’aboutissement d’un long processus sélectif de formation commençant à la maternelle et que les enfants d’enseignants y sont prédominants.
Quant à l’ENA d’aujourd’hui, avec 29% d’élèves boursiers, elle démontre que, si l’ascenseur social est grippé, il existe encore de bons échelons d’ascension pour qui veut s’y agripper. L’égalité des chances doit être confortée par la prise des opportunités, comme Albert Camus l’a rappelé opportunément en 1957 à Stockholm, en évoquant la personne de son instituteur Louis Germain. Avis donc aux tuteurs et mentors potentiels.
Les quatre reproches de Mandrin envers l’ENA, exposés par Raphaël Piastra qui les juge pertinents et d’actualité, sont, à mon sens, datés et erronés pour l’essentiel.
Tout d’abord, le déclin de la France, avec son statut de « puissance moyenne » constaté en 1974 par Valéry Giscard d’Estaing parmi des cris d’orfraie, s’est poursuivi sur cinq décennies, avec une désindustrialisation massive, une spécialisation mondiale des économies et la renonciation à un colbertisme stratégique qui valorisait une planification quinquennale et l’aménagement du territoire. En 1983, J-P Chevènement a démissionné d’un gouvernement socialiste pour protester contre « un virage » libéral pro-européen et, depuis 1992, il n’a cessé de dénoncer le Traité de Maastricht et les traités successifs de l’Union européenne. Qui ne l’a jamais entendu reprocher aux énarques et à la haute fonction publique la réduction de notre souveraineté politique et financière ? Il s’en est toujours pris à ses pairs politiques.
Ensuite, les prétendues captation et monopole de l’information par l’Administration sont risibles dans une démocratie respectant la liberté d’expression et de la presse jusqu’à la licence des réseaux sociaux. Aujourd’hui, les citoyens demandent même à l’Etat de les protéger par la cybersécurité.
Par ailleurs, 25000 hauts fonctionnaires feraient « la pluie et le beau temps » dans notre pays… pourquoi pas propager une pandémie ? Cela relève du fantasme quasi-complotiste. La vérité est simple : un Ministre est chef de son Administration, ce qui a pu échapper à certains Ministres, inexpérimentés, légers voire incompétents. Notre professeur à Sciences-Po Paris, Bernard Chenot, Ministre de la Justice puis Vice-Président du Conseil d’Etat, distinguait les Cabinets-relais, introduisant de la fluidité ministérielle et interministérielle et les Cabinets-écrans, isolant leur Ministre de leur Administration. J’ai connu des Ministres qui, durant un mois, ne voyaient pas leurs Directeurs d’administration, fréquentaient assidûment les buvettes parlementaires et battaient l’estrade médiatique.
Enfin la haute Administration serait pléthorique. D’une part, il faudrait analyser les effectifs et les missions des différents Corps (où, globalement, les Anciens de l’ENA sont très minoritaires) et, d’autre part, il conviendrait de procéder à une comparaison internationale au sein de l’OCDE qui démontrerait que la pléthore est dans les catégories B et C de l’Etat et parmi les personnels des collectivités décentralisées.
En réalité, avec Jacques Mandrin, la malédiction s’est abattue sur l’ENA. La chevelure est encore sur la tête mais elle est tiraillée de toutes parts. L’Enarchie devient un cliché, bien plus un mythe et le bouc émissaire des échecs publics. Les politologues et sociologues y résistent pour la plupart mais, sans connaissance professionnelle sérieuse, des responsables politiques et médiatiques s’en donnent à cœur joie.
L’énarque devient un nom et un lieu commun jusque sur certains ronds-points occupés par des « gilets jaunes », mais y a-t-il été si souvent conspué ? Cela ne ressort guère des rapports préfectoraux d’alors.
Reste désormais à s’emparer du scalp, ce que vient de faire le Président Macron, après bien des tergiversations, lors d’une conférence managériale(sic) réunissant le 8 avril des centaines de hauts fonctionnaires constituant, en ce jour-là, la « Grande Muette ». En l’état de sa réflexion issue de son livre « Révolution », l’ENA est un épiphénomène de dysfonctionnements plus profonds de l’Etat, creuset de notre Nation, et le symbole d’une minorité élitaire, socialement déterminée et amplement corporatiste. Mais justement le Président cède au symbole car la réalité est la suivante : depuis 1974, 4 % d’anciens élèves de l’ENA ont colonisé les postes de responsabilité politique, économique et financier, se déplaçant du secteur public au secteur privé, de la sphère nationale à l’internationale et vice-versa, tandis que 96% des anciens élèves ont fait vivre le service public au quotidien en des emplois discrets, voire invisibles et besogneux. Notre Président appartient aux 4% et ne semble guère mesurer l’effet dévastateur de ses annonces s’ajoutant à la fonctionnalisation des emplois supérieurs, c’est-à-dire la contractualisation contournant les statuts et posant immanquablement à terme le problème des écarts de rémunération entre le public et le privé, sauf à établir une forme discriminatoire de mercenariat.
Le Président exclut une réorganisation structurelle de l’Etat et compte plus sur une proximité des administrations dans des bassins de vie, sur une amplification d’une déconcentration dont ni les nouvelles compétences ni les effectifs ne sont précisés, à la grande déception du Corps préfectoral, sur la réduction des normes qu’Alain Lambert juge encourageante mais insuffisante, sur la reconnaissance du droit à l’erreur, sur une hiérarchisation désormais claire des priorités et, enfin, sur une évolution culturelle des pratiques administratives, avec l’insertion numérique. Soulignons que, pour cette dernière, l’exemple doit venir d’en haut.
Est abandonnée la réforme de l’ENA, excellemment engagée par son directeur actuel, Patrick Gérard, après la gestion calamiteuse de Nathalie Loiseau, brûlant ce qu’elle a géré. Or les voies d’une réforme consolidée étaient et demeurent évidentes :
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Recours -enfin- à la gestion prévisionnelle des effectifs pour adapter le nombre d’élèves de l’Ecole aux besoins objectivement évalués de l’Etat et renoncer à des contraintes comptables restrictives ;
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Rallongement de la scolarité de six mois pour améliorer et équilibrer les périodes de stage pratiques… après l’avoir raccourcie d’autant ;
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Poursuite de l’adaptation des enseignements pour des contenus opérationnels et du travail en équipe ;
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Différé d’accès de trois ans au moins à des Corps de contrôle et d’inspection après un temps préalable de responsabilités de terrain ;
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Amplification de l’œuvre de l’Ecole déjà fortement engagée dans une formation continue et à ouvrir à plus de corps ;
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Gestion interministérielle effective des administrateurs civils, escamotée depuis 70 ans (avec, à nouveau, le rattachement de la Direction générale de l’Administration et de la Fonction publique à Matignon et non à Bercy)
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Evaluation systématique des compétences ;
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Possible réorientation voire aide au reclassement au bout de 10 ans de carrière, avec cessation de la « mise au placard » actuelle de hauts fonctionnaires, pseudo Conseillers du Gouvernement.
Récusant cette réforme de bon sens (sans doute trop modeste à ses yeux) et acculé par la date couperet du 6 juin prochain du délai d’expiration de la loi d’habilitation pour la transformation de la Fonction publique n° 2019-828- du 6 août 2019, l’exécutif esquisse le projet d’un Institut, ni supérieur ni national, intégrant un tronc commun de 13 écoles de service public, et d’une délégation interministérielle à l’encadrement supérieur dans l’Etat. Pourtant l’adage est bien connu : qui trop embrasse mal étreint.
Quant à la nouvelle Ecole, renonçons à une « Ecole nationale du service public » : le sigle est déjà pris par… l’Ecole nationale supérieure de la police. C’est dire que la Direction générale de la Police nationale que j’ai eu l’honneur de diriger est plus respectueuse de ses marques de fabrique. A l’international, au grand dam de nos centaines d’anciens camarades étrangers et des nombreuses associations les regroupant, la marque ENA, âgée de 75 ans, va disparaître. Quand certains déplorent le déclin de la France, un tel effacement ne contribue pas à son rayonnement et à celui de la francophonie.
Donc, foin de l’Etat de papa. L’ultime concertation en cours et l’élaboration du projet d’ordonnance, suivi d’une kyrielle de décrets d’application, vont permettre de mesurer la capacité d’écoute et les degrés de réalisme du Chef de l’Etat et du Gouvernement. Ceux-ci sont suffisamment informés pour savoir que la Haute fonction publique, principalement concernée par une réforme de l’Etat se réduisant à peau de chagrin, vit une phase d’incompréhension, d’étonnement voire de sourde colère. La hiérarchie implique certes verticalité, loyauté et devoir d’obéissance mais aucune entreprise humaine ne peut réussir sans adhésion sincère et profonde des acteurs. Dans « Le fil de l’épée », le général de Gaulle a fortement souligné la fragilité de la légalité sans le socle de la légitimité. J’y ajouterai, en la forme ironique et affective d’un aîné envers un Président amateur de théâtre, qu’un dépit amoureux peut provoquer bien des déboires. Nul ne peut le souhaiter en cette période si rude pour notre Nation.
Didier CULTIAUX
Préfet de région honoraire
Conseiller-maitre honoraire (SE)
Près la Cour des Comptes