Pendant les trois années que j’ai passées Place Beauvau, j’ai senti la violence monter de façon presque irrépressible. Pour y faire face et protéger les Français de ses effets, il a fallu en permanence adapter les moyens dont disposait la puissance publique, sans ne jamais prendre la moindre distance avec les principes de l’État de droit. C’était là une ligne de crête à laquelle il fallait se tenir, en acceptant d’affronter continument l’irrationalité d’une époque où les emportements et les approximations numériques cherchaient à imposer une vérité déconnectée des faits. Dans une confusion délibérément entretenue par ceux qui poursuivaient des objectifs politiques ou médiatiques, il était parfois difficile de se frayer un chemin et la violence verbale et physique s’en trouvait décuplée, qu’elle fût d’abord perçue par les citoyens, ou qu’elle leur imposât des souffrances subies dans leur chair.
En dépit de la sollicitation permanente d’évènements qui, pour la plupart d’entre eux, relevaient de l’urgence et de la pression à laquelle il fallait résister, l’analyse fine et constante du contexte s’imposait comme une nécessité. Faire l’économie de ce recul nécessaire eût inéluctablement conduit à prendre le risque de perdre de vue l’essentiel, c’est-à-dire l’irrépressible force des principes républicains, sans l’affirmation desquels il n’est pas de résilience possible.
Cette violence était protéiforme. Avec les attentats terroristes, elle a atteint son paroxysme, en prenant le visage de la barbarie qui frappe aveuglément au nom d’une idéologie totalitaire qu’il convient de nommer : l’Islamisme. Le propre de la violence terroriste est qu’elle escompte des actes commis par des lâches qu’ils obtiennent un effet psychologique bien supérieur aux dommages physiques occasionnés. C’est cette stratégie qui avait conduit Al Qaida à concevoir et à exécuter les attentats spectaculaires et monstrueux des Tours du World Trade Center, en septembre 2001. De nouveau, elle inspira les terroristes de Daesh, lorsqu’ils frappèrent notre pays.
De l’effet de choc ainsi produit, était attendu le fractionnement en profondeur des sociétés attaquées, l’émergence des confrontations nouvelles et irréductibles, de nature à aboutir au chaos.
Dans cette guerre destinée à nous atteindre en profondeur, la communication numérique avait pris une dimension stratégique, qui constitua pour l’État un nouveau défi. Les messages, qui sur les réseaux sociaux provoquaient au terrorisme et à l’antisémitisme, visaient à permettre le passage à l’acte d’individus déstructurés, alors que d’autres adhéraient spontanément à ces incitations à la haine, pour avoir été depuis longtemps conditionnés pour les recevoir et y donner suite. La réalisation de moyens de propagande diffusés sur le net, et dont l’efficacité permettait d’embrigader sur le théâtre des opérations terroristes un nombre croissant de jeunes, eut un rôle déterminant pour augmenter l’intensité de la menace. L’utilisation de moyens cryptés, destinés à permettre aux terroristes d’échapper à la vigilance des services de renseignement montrait les limites de la loi de 1991, relative aux techniques de renseignement et aux conditions de leur utilisation. Dans un tel contexte, la violence parvenait à se structurer et à se diffuser plus aisément que par le passé. Dans l’anonymat des réseaux sociaux où la haine n’avait pas de visage, elle devenait virale, insidieuse et donnait prise en retour à l’avènement des thèses les plus complotistes mettant en cause l’État dans ses attributions, ses intentions mais aussi ses résultats. C’est ainsi que se mettait en place un cercle vicieux où la défiance entretenue par des mouvances aux objectifs politiques bien définis alimentait un climat de tension généralisée, correspondant précisément au but que les terroristes voulaient à tout prix atteindre.
Face à ces circonstances exceptionnelles, l’État ne pouvait être efficace qu’en mobilisant des moyens qui l’étaient tout autant. Lorsque ceux qui s’en prenaient à ses fondements mêmes cherchaient à rendre inéluctable l’effondrement des institutions républicaines en instillant en leur sein des tensions de nature à les mettre à genou, il fallait que ces mêmes institutions pussent trouver dans le droit qui les régissait les instruments de leur propre défense : l’État d’urgence relevait de ce panel d’armes juridiques mobilisables par le gouvernement, mais il ne pouvait se concevoir sans que le Parlement y consente et exerce sur sa mise en œuvre un contrôle permanent et rigoureux. De même le juge administratif, saisi en référé ou statuant sur le fond, pouvait à tout moment casser les décisions prises par l’administration. Il suffit d’ailleurs de faire l’analyse de sa jurisprudence pour se convaincre qu’il ne s’en priva pas. Dans le même esprit, la loi de juillet 2015 relative au renseignement dota les directions des renseignements extérieurs et intérieurs d’outils plus efficaces, destinés à prévenir les attentats. Mais, alors que bien des commentateurs étaient toujours prompts à pointer les failles de ces services, ils dénonçaient « la surveillance de masse » lorsqu’en consentant à ces mêmes services des moyens, on cherchait à réduire les failles. Dans l’exercice du pouvoir il fallait donc en permanence rendre des comptes, avec un haut niveau d’exigence républicaine et un sens de l’État érigé en boussole, pour éviter que les circonstances exceptionnelles ne soient appliquées dans des conditions qui fussent attentatoires aux libertés fondamentales et que la contestation des mesures prises en vertu de leur déclenchement ne fussent pas irrationnellement contestées, au point de porter atteinte au nécessaire consensus républicain.
Lorsque les manifestations violentes éclatèrent, à proximité des zones à défendre ou à l’occasion des manifestations contre la loi El Khomri, la même irrationalité présida au débat. Nul ne pouvait alors nier que des groupes ultra-violents infiltraient les défilés dans les rues de Paris ou en province en semant un désordre que condamnait la majorité des Français. Ces tensions interrogeaient en permanence la capacité de l’État à imposer son autorité. D’un côté des forces se situant aux marges de la gauche passaient sous silence ou minoraient les exactions commises par les casseurs et reprochaient au gouvernement une répression excessive, en théorisant la consubstantialité de la violence à la police. À droite, en revanche, on reprochait à l’État son manque de fermeté en le présentant comme complice des fauteurs de troubles. Les premiers hurlaient à la remise en cause de la liberté de manifestation lorsque des mesures préventives étaient prises pour éviter de nouveaux incidents, alors que les seconds voyaient dans le refus de l’État d’interdire les manifestations la preuve de sa complicité avec les casseurs, au moins de sa passivité.
Dans ce jeu de rôle où chacun poursuivait des objectifs politiques de court terme, l’intérêt supérieur de la Nation peinait à trouver sa place et le discours rationnel les moyens d’apaiser les esprits.
J’ai retenu de ces expériences que le combat contre la violence supposait une éthique de la responsabilité qui fût partagée et le retour de la vertu, au sens où Montaigne l’entendait, c’est-à-dire un attachement suffisamment puissant au tout que nous constituons ensemble pour trouver en nous-mêmes la force de ne pas céder aux abaissements d’une époque.
Dans ce tumulte duquel la démocratie sort affaiblie et les populismes triomphants, j’ai également perçu un autre travers du moment particulier où nous nous trouvons : la juxtaposition du bruit de fond des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu donne à chacun le sentiment qu’il dispose d’un droit presque sacré à dire ce qu’il veut quand il l’entend. Cela se traduit chez certains politiques par une addiction presque pathologique à « l’apparition cathodique » et chez certains citoyens à la conviction que toutes les paroles se valent, que l’expertise est l’apanage des élites qui cherchent à les tromper et que la contestation de tout à chaque instant est la forme nouvelle de l’égalité réelle. Dans ce nivellement par le bas de la parole publique, la science, les faits, le raisonnement rationnel sont battus en brèche pour ne laisser place qu’à un salmigondis incompatible avec le déploiement d’un raisonnement complet et juste. On ne sait pas encore très bien si c’est l’affaiblissement de l’autorité qui préside à cet effondrement du débat démocratique ou si c’est au contraire ce nivellement de tout par le bas qui condamne l’autorité à ne plus pouvoir s’exercer.
Ce que l’on sait en revanche d’ores et déjà, c’est que l’irrationalité engendre le désordre, que la perte de l’autorité l’amplifie et que l’outrance qui en résulte est généralement le prolégomène de la violence.
Dans ce processus, les responsables politiques et la presse portent une lourde part de responsabilité. Les premiers, de peur de disparaître, accompagnent et accentuent un mouvement qui les condamne, à terme, au discrédit. Mais auquel ils n’ont pas le courage de résister, obsédés qu’ils sont de plaire et de demeurer encore un peu sur la piste de danse. Les médias redoutent de ne plus être lus ou regardés s’ils s’éloignent de l’investigation et des révélations choc, pour se contenter d’informer et de rendre intelligible la complexité, dont Edgar Morin n’a pas encore réussi à nous convaincre qu’elle est un ressort de compréhension du monde et de concorde entre les êtres.
Un bon journaliste est donc un dénonciateur et non un pédagogue, et un bon politique est un disruptif télévisuel et non un sage inspiré par l’esprit de nuance et le souci constant de la vérité. C’est par ce mouvement funeste que la démocratie vire à l’ochlocratie et que dans l’espace public la foule se substitue au peuple. De la première, il faut se méfier des emportements grégaires, qui portent en eux les germes possibles de la violence. Du second, on peut encore attendre qu’il trouve en lui l’ardeur républicaine de n’y céder jamais. C’est de chacun que dépend la possibilité d’atteindre le but, non dans un individualisme vide de sens et de contenu, mais dans le respect de chacun comme la partie d’un tout, qui porte le joli nom de Nation.
Bernard Cazeneuve
Avocat
Premier ministre (décembre 2016-mai 2017)
Ministre de l’Intérieur (avril 2014-décembre 2016)
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