La récente réunion du Haut conseil des finances publiques des collectivités locales (HCFPCL) ne doit pas être considérée comme un revirement soudain dans les relations déjà tendues entre l’État et celles-là. Il ne s’agit, après tout, que d’une étape supplémentaire sur le long chemin cahoteux que les deux parties parcourent depuis longtemps.
Afin de réduire le risque de concentrer à nouveau les troubles politiques au niveau national, comme en mai 1968, au cours des dizaines d’années suivantes, toutes les majorités ont œuvré dans la même direction : disperser le vote de l’impôt en plusieurs milliers de lieux de décision, plutôt que d’en charger uniquement le Parlement. Les vrais et les faux naïfs ont appelé cela la décentralisation afin que le bon peuple puisse croire qu’on lui reconnaissait plus de pouvoirs, exercés par ses élus locaux. Jusqu’au début des années 2000, la barre a été tenue fermement à coups de lois de « décentralisation » et de « répartition des compétences », à savoir de transfert de charges de l’État vers les collectivités.
Pourquoi pas ?… à condition qu’il se soit agi de la volonté formelle du peuple lequel hélas, ne fut jamais consulté à ce sujet, scrupuleusement absent des programmes et débats électoraux tout au long de la période. Il suffit de consulter les comptes de la Nation, présentés par l’INSEE, pour mesurer à quel point la part de la fiscalité locale, rapportée au PIB, a progressé alors que celle de l’État baissait ; et c’était voulu, mais n’était jamais affiché par les responsables nationaux, chargés de gérer les finances de l’État : premier mensonge, par omission.
Puis le cap s’est perdu dans les hésitations, les dérives et l’incompétence des quinquennats ultérieurs, caractérisés par la disparition quasi totale de vision politique à moyen et long terme, dans ce domaine comme dans tant d’autres. Les gouvernants successifs ont compté sur le très faible taux des emprunts pour endetter toujours plus le pays, jusqu’au moment où la dure réalité du fonctionnement inhumain des marchés internationaux a imposé ce revirement parfaitement prévisible.
La situation actuelle des finances nationales est due, en partie seulement, à cette évolution des taux dont elle est une des causes profondes. Seulement, à part les mises en garde de quelques spécialistes scrupuleux, on n’en a pas non plus alerté le peuple : deuxième mensonge, par omission.
Pour accroître la confusion, depuis 2010, on a eu de cesse de supprimer tout ou partie d’impôts locaux (taxe professionnelle, puis taxe d’habitation) pour en faire remonter la charge dans le budget de l’État, pour que les collectivités puissent, quand même, compter sur des montants de recettes à hauteur de leurs engagements.
Malgré l’opacité des dispositifs mis en œuvre, on mesure assez facilement qu’une somme cumulée supérieure au déficit du budget national est venue en grever durablement l’équilibre ; comment a-t-on pu faire croire aux citoyens/contribuables qu’on allait pouvoir « supprimer » 26 milliards de taxe d’habitation, sans conséquences, pas plus que les 8 milliards de baisse de l’impôt économique accordés chaque année aux entreprises ?!
Là, la dissimulation de la vérité des chiffres a été patente tout au long du processus : troisième mensonge.
« En même temps », on a décidé dans les cercles dirigeants du pays qu’il serait opportun de relancer la décentralisation, considérée comme auparavant, comme un moyen de faire payer aux contribuables locaux des dépenses dont l’intérêt pourrait être tout autant national que strictement local. Les fameux « contrats » plus ou moins imposés aux collectivités y ont contribué – en faisant, par exemple, participer les collectivités au financement des travaux dans les universités, ne relevant pourtant que de la compétence de l’État -, comme le transfert de charge résultant des travaux de lutte contre les inondations (GEMAPI) et bien d’autres encore.
Les associations de maires et de présidents de conseils départementaux viennent à juste titre d’en rappeler l’importance, dans les communiqués qu’elles ont publiés après la dernière réunion du HCFPCL. Avec le concours docile de médias peu informés (sic) de ces subtilités, le Gouvernement a même inventé de nouvelles sources de dépenses sans en conférer au préalable avec les collectivités telle que celle résultant du projet d’imposer un uniforme à tous les élèves.
On combine alors l’inutilité probable de la mesure avec l’accroissement inattendu et forcé des dépenses locales. Sous prétexte de déguiser les élèves en clones des héros des aventures de Harry Potter, les collectivités vont devoir payer la moitié d’une dépense décidée à l’échelon national, sans qu’aucun calcul ne semble avoir été fait de ses conséquences locales.
Alors que certaines communes « volontaires » découvrent qu’il leur est impossible de trouver des fournisseurs français disponibles, à des prix abordables, le coût individuel de la panoplie s’élèverait à 200 €, sans que l’on sache, non plus, s’il s’agirait de la dépense initiale, ponctuelle ou à renouveler à chaque rentrée… pour tous les élèves pour certains ?
Surtout qu’à cet âge-là, voyez-vous ma bonne dame, ces chenapans ont la mauvaise habitude de grandir de dix centimètres par an. À ceux qui se souviennent que le port de la blouse, d’un faible coût, mais supporté par les seuls parents, fut jadis obligatoire jusqu’en terminale, on aura du mal à faire accepter de payer une augmentation d’impôt suscitée par cette innovation quelque peu baroque en cette période d’économies publiques, même si on leur en tait les effets réels ; pas plus fera-t-on croire au contribuable attentif que le coût final des dispendieux Jeux olympiques ne se retrouvera pas dans les dépenses publiques : quatrième mensonge.
Mais n’existe-t-il pas des ressources mobilisables qui permettraient de supporter les conséquences de cette gestion hasardeuse des fonds publics et les charges en résultant ?
Prenons un peu de recul et de hauteur pour apprendre que « les 1 200 plus grosses entreprises de la planète ont versé plus de 1 500 milliards d’euros de dividendes en 2023, en hausse de 5,6 % sur un an, selon une étude. En France, ce mode de rémunération des actionnaires a progressé 8,7 % sur un an, et de 31 % par rapport à 2017 (…)1. » Plus précisément, « Les principaux groupes français ont réalisé 153,6 milliards d’euros de profits l’an dernier. Les dividendes, 67,8 milliards d’euros, tout comme les rachats d’actions, 30,1 milliards, atteignent des montants inégalés2. » Face à de tels gains, on ne peut résister à l’envie d’en récupérer une partie, même faible, pour financer les dépenses publiques, lesquelles permettent d’ailleurs à ces entreprises d’obtenir ces résultats grâce à leur impact sur les équipements et les infrastructures. C’est ainsi qu’« un impôt mondial à 2 % sur le patrimoine des milliardaires générerait 40 milliards d’euros de recettes pour les États européens, selon un rapport publié lundi 23 octobre par l’Observatoire européen de la fiscalité.3 » lequel relève aussi que « Les milliardaires du monde entier ont des taux d’imposition effectifs allant de 0 à 0,5 % de leur patrimoine, en raison de l’utilisation fréquente de sociétés-écrans pour échapper à l’impôt sur le revenu ».
Même aux yeux de certains des « plus riches », cette situation apparaît intenable au point que les Patriotic millionnaires, organisation qui regroupe 250 américains dont les revenus annuels dépassent 1 million de dollars4, se proposent de payer plus d’impôts, idée partagée par d’autres richissimes européens, sauf les principaux d’entre eux de nationalité française… et c’est sans doute la raison pour laquelle « La France est désormais le troisième pays du monde à compter le plus de millionnaires : tel est l’un des principaux enseignements de l’édition 2023 du rapport sur la richesse mondiale, réalisé conjointement cette année par les banques suisses Credit Suisse et UBS – qui a racheté la première en juin dernier. Avec 2,8 millions de millionnaires (en dollars) comptabilisés en 2022, soit 4,8 % des millionnaires de la planète, la France a dépassé cette année le Japon, dorénavant au pied du podium (2,7 millions).5 »
Bref, de l’argent, il y en a et qui peut être consacré au financement des dépenses publiques, plutôt que d’assister, encore et toujours, à son évasion pour des ciels fiscaux plus cléments, ainsi qu’on l’a analysé au niveau européen : « près de 950 milliards d’euros. La somme est vertigineuse, équivalente au produit intérieur brut du Danemark et de la Belgique réunis. Elle correspond aux profits que les grandes entreprises de la planète ont transférés vers les paradis fiscaux sur la seule année 2022, selon le rapport sur l’évasion fiscale mondiale, publié lundi 23 octobre par l’Observatoire européen de la fiscalité. Et les efforts des États pour mieux taxer les multinationales à l’avenir risquent de ne pas changer fondamentalement la donne.6 » Conclusion opportune, si l’on en croit 130 magistrats français spécialisés qui viennent de préconiser de « systématiser le démantèlement en profondeur des réseaux de blanchiment des bénéfices des trafics, ce qui suppose d’effectuer des enquêtes financières dans les affaires de criminalité organisée. Or ces enquêtes indispensables sont très rares, faute de moyens matériels et humains suffisants. 7»
Il est donc inexact de prétendre qu’on ne peut pas compter sur de tels profits pour contribuer au financement des dépenses publiques : cinquième mensonge.
De telles accumulations de revenus ont même été détectées récemment par la Cour des comptes qui a constaté « que ces mesures8, au titre de 2022 et 2023, ont laissé d’un côté plus de 30 Md€ de marges bénéficiaires nettes répartis entre les acteurs des marchés de gros – producteurs, fournisseurs, négociants et intermédiaires de marché –, et de l’autre un coût net de près de 9 Md€ pour les finances publiques. Au final, l’État a cherché à limiter le coût budgétaire net du bouclier en augmentant les prix payés par le consommateur bien au-delà des coûts de production nationaux. » Certes, parmi les bénéficiaires de ces largesses se trouve Engie, dont l’État est actionnaire à hauteur de 23,64 % et y dispose de 34,43 % de droits de vote théoriques, mais voilà un étonnant procédé qui conduit à détourner une partie des fonds soi-disant destinés à alléger la charge pesant sur les consommateurs, sans le leur avouer : sixième mensonge.
Mais les autorités nationales peuvent se croire protégées de l’ire populaire puisque les médias feignent d’ignorer ces vérités ou, pire, les taisent volontairement.
C’est ainsi qu’ils répètent à l’envi que l’on peut encore réduire le montant de ce qu’ils nomment les dotations de l’État aux collectivités afin de les faire « participer » à la réduction du déficit national en omettant, au passage, que celles-ci sont tenues de voter des budgets strictement équilibrés. Ce faisant, ils dissimulent le fait que l’essentiel de la Dotation globale de fonctionnement est le résultat de l’accumulation désordonnée de diverses recettes locales supprimées ou de missions de l’État dont sont chargées les collectivités ; que, d’autre part et comme on l’a déjà évoqué, on y trouve la compensation timide d’impôts directs ; qu’enfin, s’y ajoute le remboursement de la TVA payée à l’occasion de la réalisation des équipements et des infrastructures locales, comme s’il fallait a contrario, que les communes, départements et autres régions paient une taxe à l’État pour aménager le pays !
De la sorte, la présentation de ces « dotations » est assimilée pour le grand public à des subventions trop généreusement accordées par le niveau national : septième mensonge.
Tant que les rapports entre l’État et les collectivités locales continueront à ressembler à cette partie de poker menteur, non seulement aucune solution fiable et durable ne sera apportée à la sempiternelle crise des finances nationales, mais de plus, les citoyens n’y trouveront pas leur compte et s’éloigneront toujours plus d’un jeu dans lequel, manifestement, ils ne sont pas les bienvenus… sauf pour en supporter les conséquences.
Hugues CLEPKENS
1 La Croix, 13/03/2024
2 Le Monde, 08/03/2024
3 Euractiv, 23/10/2023
4 Le Monde 23/10/2023
5 Le Figaro 16/08/2023
6 Le Monde 22/10/2023
7 Le Monde 08/04/2024
8 Les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l’énergie, rapport Cour des comptes, mars 2024