Avec un chef de l’Etat élu au suffrage universel direct et disposant, à travers des outils de démocratie directe, d’une autonomie vis-à-vis du Parlement et des partis pour la résolution de tout conflit politique majeur, la France possède une singularité institutionnelle qui irrite les partisans du parlementarisme et du fédéralisme européen. A l’heure de l’agonie de la Ve République, ils voient leur tour venir et essaiment dans tous les médias pour exiger son abolition : les institutions étant devenues impraticables, n’est-ce pas le moment de les réformer ? Après tout, ne doivent-elles pas s’adapter aux changements politiques du pays ? Autrement dit : s’il n’y a plus d’hommes à la hauteur des institutions, faut-il changer d’institutions ? Avant d’oser les remettre en question, encore faut-il se rappeler comment elles devraient fonctionner.
L’esprit était dans la lettre
L’antienne des épigones de Jean Monnet et Jacques Delors selon laquelle « rien n’est possible sans les hommes mais rien n’est durable sans les institutions »[1] eut toujours un côté spécieux ; il s’agit d’une vision antipolitique qui prend la gouvernance pour du gouvernement et croit au pilotage semi-automatique de la société sous l’œil avisé d’experts autoproclamés établissant des règles et scrutant des batteries d’indicateurs. Derrière la promesse d’une supranationalité technocratique plus efficace que l’action d’hommes politiques élus et que l’entente directe entre Etats, elle vise à vider de sa substance une démocratie rétive à ses injonctions, en brisant son ancrage national. Deux citations, en miroir inversé, résument l’antagonisme fondamental opposant ces deux conceptions de la politique : « J’ai refait cent fois dans ma vie l’expérience que les questions de personnes étaient des obstacles majeurs à l’organisation commune et au progrès de l’action », écrivait Jean Monnet[2] ; de Gaulle disait au contraire : « La politique, c’est quelqu’un, ou ce n’est rien »[3].
En effet, les institutions chères à MM. Monnet et Delors ne sont durables qu’à condition que les bons hommes les pratiquent de la bonne manière.
Car « ce n’est pas le nom conventionnel des institutions mais leur tendance générale, leur jeu habituel, leurs conséquences de tous les jours qui doivent nous préoccuper lorsque nous voulons connaître l’état réel d’un peuple », concluait François Mitterrand dans Le coup d’Etat permanent, empruntant cette citation à Prévost-Paradol. De même, Georges Pompidou écrivait : « en définitive, les institutions sont ce que les hommes en font »[4] ; et de Gaulle enseignait : « ce qui est écrit, fût-ce sur un parchemin, ne vaut que par l’application »[5]. Aussi, une Constitution, des lois, des traités, ne sont rien sans une pratique[6]. Mais laquelle adopter ?
Tout comme une loi doit s’interpréter selon l’intention du législateur et d’après la jurisprudence qui en découle strictement (le terme « strictement » ayant toute son importance), la Constitution de la Ve République doit se manier d’après l’esprit qui présida à son élaboration (1958) et selon la pratique – validée par le peuple – qui s’instaura lors de ses balbutiements (1962, notamment). Cet esprit mis en pratique fut ainsi résumé par Alain Peyrefitte : « Il s’agit de retrouver, à travers les formes de la démocratie, l’ancienne alliance royale entre la Couronne et le peuple, contre les féodaux, les grands, les factions, les partis »[7]. Aussi institua-t-elle un exécutif suffisamment fort, à condition, cependant, qu’il s’assurât de l’appui du peuple. Même Valéry Giscard d’Estaing écrivait : « les fondateurs de la Ve République ont établi un lien volontaire entre l’importance des pouvoirs donnés à l’exécutif et la constatation du soutien populaire dont il bénéficie »[8]. Partant, il s’agit de redonner l’initiative au peuple dès que le Président ne semble plus avoir sa confiance ou dès que surgit un blocage institutionnel. Pour cela, trois options s’offrent au chef de l’Etat : convoquer un référendum, dissoudre l’Assemblée ou démissionner de ses fonctions (en se représentant le cas échéant). C’est sa capacité d’arbitrage (article 5.1 de la Constitution), qu’il se doit de déléguer au peuple lorsque les circonstances l’exigent. Mais lui seul peut en décider : « le Président de la République, pendant son mandat, n’est responsable devant le peuple que s’il le veut bien », alertait André Chandernagor (député Parti socialiste et radicaux de gauche) en 1973[9] ; et quand bien même il ferait appel au peuple sur une question précise, quelle assurance offrent les institutions quant au respect de la réponse donnée ? Guy Mollet (député Socialiste) prévenait ainsi ses collègues en 1962 : « Quel article de la Constitution oblige le Président de la République à tirer une conclusion quelconque d’un éventuel « non » à un référendum ? »[10] ; il anticipa de presqu’un demi-siècle celui de 2005.
En effet, au grand dam des citoyens, l’esprit de la Constitution ne peut être complètement retranscrit dans sa lettre ; Marie-France Garaud le rappelait ainsi : « l’adhésion des citoyens, qui est la source du pouvoir présidentiel, en marque aussi les limites. […] Cette obligation qui sous-entend et borne le pouvoir présidentiel ne peut être enserrée dans le droit, fût-il constitutionnel. Elle se situe au-delà et relève de l’esprit, de l’exigence morale et politique […] »[11]. C’est là toute la force mais aussi tout le drame de la Ve République : « faite pour gouverner sans majorité »[12] au Parlement, elle repose sur la sagesse d’un Président aux pouvoirs conséquents. Fâcheusement, les mêmes outils qui permettent de gouverner avec le peuple contre les partis peuvent être retournés à la fois contre les partis et contre le peuple : article 49 alinéa 3, article 45.4 (dernier mot à la chambre basse en cas de commission mixte paritaire non conclusive), 44.3 (le fameux « vote bloqué »), 45.2 (procédure accélérée), 47-1 (pour assurer l’aboutissement des lois de financement de la sécurité sociale), ou encore certains articles du règlement de l’Assemblée nationale, comme l’article 101 alinéa 1 (possibilité de revoter tout ou partie d’un texte en séance)[13]… toutes les possibilités offertes par la Constitution et autres règlements auront été dernièrement exploitées par Emmanuel Macron pour faire adopter légalement ses réformes ; de quoi faire écho à cette boutade attribuée à Bismarck : « Les lois sont comme les saucisses. C’est mieux de ne pas voir leur préparation ».
Toutefois, Emmanuel Macron ne fut pas le premier à s’être autorisé quelques largesses avec l’esprit de la Ve République.
L’histoire politique de ces cinquante dernières années est édifiante à cet égard. Nombreux sont les Présidents, tout d’abord, à avoir feint de ne pas comprendre qu’une accession mitigée à la tête de l’Etat imposait de s’assurer de la confiance du peuple tout au long de leur mandat. En 1974, avec le retard le plus important au premier tour jamais enregistré, à savoir 10 % des inscrits de moins que son adversaire (tous les chiffres ci-après seront en pourcentage des inscrits), Giscard l’emporta toutefois au second tour, mais avec seulement 1,4 % d’avance sur Mitterrand, ce qui en fit l’élection la plus serrée de toute la Ve République. De plus, il gouverna pendant plus de quatre ans avec une majorité qui avait été élue sous le mandat de son prédécesseur. Pour autant, Giscard consulta-t-il une seule fois le peuple pendant son mandat ? Mitterrand, quant à lui, ayant eu sa revanche sept ans plus tard à 2,9 % près, estima que le pays était mûr pour basculer dans le socialisme, puis, deux ans plus tard, et sans nouveau scrutin, qu’il était cette fois mûr pour basculer à l’opposé, dans le néo-libéralisme (européiste). Quant aux autres : Chirac en 1995 (4 % d’avance sur Jospin) et en 2002 (avec le score le plus faible au premier tour jamais réalisé, à 14 % des inscrits, alors qu’il détenait déjà le record en 1995 avec 16 %), Sarkozy en 2007 (4,9 % d’avance sur Ségolène Royal) ou encore Hollande en 2012 (2,5 % d’avance sur Sarkozy)… tous ces Présidents eurent-ils, de même, un blanc-seing du peuple pour mener leur politique ? Lorsque l’on pense que de Gaulle avait vécu comme des échecs[14] le référendum de 1962 (62 % des votes valides en sa faveur, mais ne représentant que 47 % des inscrits) et l’élection de 1965 (55 % des votes valides et 45 % des inscrits), l’on mesure à quel point la légitimité de ses successeurs put être questionnée.
Autres largesses : certaines défaites à un référendum ou à des législatives furent gravement ignorées, le Président se croyant irrévocable.
Deux cas resteront dans l’histoire. En 2005, d’abord, Jacques Chirac devint le seul après de Gaulle à avoir essuyé un « non » à un référendum : il n’en tira aucune conclusion et resta à l’Elysée. Pire fut la défaite de Mitterrand aux législatives de 1993, la plus lourde de la Ve République : le RPR et l’UDF décrochèrent 472 sièges sur 577 (82 % de l’hémicycle), le PS chutant de 275 à 57 députés ! Voici comment le Florentin osa interpréter ce message, pourtant clair, des Français : « vous avez marqué votre volonté d’une autre politique », dit-il, « je me conformerai aux devoirs et aux attributions que la Constitution me confère. Je veillerai à la continuité de notre politique extérieure et de notre politique de défense. L’Europe, la construction communautaire […] doivent demeurer au premier rang de nos préoccupations » (allocution radiotélévisée du 29 mars 1993) ; traduction : en faisant perdre 218 sièges au parti présidentiel, les Français exprimèrent leur souhait d’une autre politique mais sans changer de Président et dans la continuité des grandes orientations prises, notamment en matière européenne !
Reste le cas d’une courte défaite aux législatives, qui pose la question des aménagements au sein de l’exécutif. De Gaulle distinguait les élections arrivant à la date prévue – pour lesquelles, comme en 1967, il disait à Peyrefitte : « Je ne mets pas mon mandat en jeu, puisque ces élections arrivent à leur date normale »[15] – des élections provoquées par lui-même via une dissolution (1962 et 1968). Perdre les législatives après avoir dissout eût donc entraîné la démission du chef de l’Etat. Il ne fallait cependant pas en attendre autant de la part de Chirac en 1997. Après avoir lamentablement perdu la majorité parlementaire la plus large qu’un Président n’eût jamais connue, il s’accrocha à l’Elysée en affirmant qu’il était le « gardien de nos institutions » (allocution du 7 juin 1997), se cachant derrière une interprétation commode de l’article 5 de la Constitution selon lequel le Président « assure […] la continuité de l’État ». Autre cas de figure : perdre des législatives anticipées mais sans qu’aucune majorité ou coalition n’en sorte. Ce fut la prouesse d’Emmanuel Macron en 2024. Cependant, lorsqu’une majorité absolue de 361 députés en 2017 (LaREM et MoDem) passe à une majorité relative de 250 en 2022 (Renaissance, MoDem et Horizons) pour aboutir à une minorité de 166 en 2024, soit une perte cumulée de 195 sièges – un tiers de l’Assemblée ! –, n’est-il pas démocratiquement nécessaire de réengager de façon directe sa responsabilité à travers un référendum ou des présidentielles anticipées ? Se targuant du fait qu’aucune formation politique n’ait gagné, Emmanuel Macron oublie qu’une légitimité politique ne se conserve pas en perdant avec tous les autres.
Pour ce qui est des législatives qui arrivent à point, en revanche, de Gaulle n’eût pas vu dans une défaite, à condition qu’elle demeure modérée, une remise en cause de son mandat : « le Président, dit-il, devrait pouvoir se tirer d’affaire, en remaniant son gouvernement pour tenir compte du message des électeurs, en faisant appel à des personnalités indépendantes, de grands commis de l’Etat, etc. »[16]. Ainsi pensait-il à un gouvernement « technique » et en aucun cas à une cohabitation : il ne pouvait y avoir un exécutif à deux têtes, une « dyarchie au sommet » (conférence de presse du Général du 31 janvier 1964)[17]. Le Président garderait ainsi l’ascendant sur l’Assemblée ; charge à elle de renverser le gouvernement si elle a l’audace de risquer la remise en jeu de ses sièges. L’hérésie d’un Chirac en 1997 est ainsi double : non seulement ne démissionna-t-il pas, mais par-dessus le marché, fit basculer tout son gouvernement à gauche. Mitterrand usa du même sacrilège en 1986. Excipant de l’article 5 de la Constitution, comme Chirac en 1997, il proclama : « Mon devoir était d’assurer la continuité de l’Etat et le fonctionnement régulier des institutions », ajoutant cette phrase qui resta dans les mémoires : « je ne connais qu’une réponse, la seule possible, la seule raisonnable, la seule conforme aux intérêts de la nation : la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution » (message adressé au Parlement le 8 avril 1986). En choisissant un gouvernement issu de la nouvelle majorité parlementaire, il fit accroire qu’il appliquait à la lettre l’article 49.1, alors que ce dernier, stipulant simplement « Le Premier Ministre […] engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement […] », n’y contraint aucunement ; l’exemple du gouvernement actuel de Michel Barnier en est la preuve formelle. En réalité, Mitterrand fit mine d’interpréter ainsi la Constitution pour maquiller les raisons purement tactiques qui motivèrent son choix : placer Chirac à Matignon afin que le pouvoir l’usât suffisamment avant l’échéance de 1988.
Mais les cohabitations eurent des conséquences encore plus grave sur l’esprit de la Ve : contraires aux institutions, elles furent prises comme alibi pour « moderniser »… les institutions ! Ainsi du passage au quinquennat. François Fillon, dans Le Parisien du 15 mai 2000, fustigeait « cet étrange régime [de la cohabitation] où le président de la République élu au suffrage universel ne peut pas gouverner […]. Dans ces conditions, le quinquennat est un pas dans le bon sens ». Mais mieux que quiconque, ce fut le rapporteur du projet de loi sur le quinquennat, Gérard Gouzes (député Socialiste), qui justifia ainsi la réduction du mandat présidentiel : « La pratique de la cohabitation […] et la méfiance à l’égard du référendum, ont détruit le modèle de 1962, qu’il convient désormais d’adapter aux temps modernes » (1ère séance du 14 juin 2000). Etrange rhétorique : les hommes au pouvoir ayant piétiné l’esprit de la Constitution, il faut non pas exiger d’eux qu’ils s’y conforment mais exiger de la Constitution qu’elle se conforme à eux ! Les « temps modernes » selon M. Gouzes : plutôt que de chercher à élever les hommes, les institutions doivent s’abaisser à leur médiocrité.
L’esprit de la Constitution se perd sur bien d’autres aspects encore[18]. Citons, pour finir, le dévoiement de la signification de la motion de censure.
L’astuce consiste pour l’exécutif à la faire passer pour une motion de défiance constructive (seule une nouvelle majorité peut renverser la majorité existante) afin de démontrer fallacieusement qu’il est le seul capable de gouverner, en disposant d’une assise parlementaire suffisante. C’est ce que tenta de faire croire Emmanuel Macron deux jours après la motion de censure avortée du 20 mars 2023 relative à l’utilisation du 49.3 par Elisabeth Borne sur la réforme des retraites : « Lundi, il a été montré qu’il n’y avait pas de majorité alternative »[19]. Or, contrairement aux systèmes allemand, espagnol, italien ou belge, qui n’autorisent la censure qu’à condition de proposer une « majorité alternative » pour gouverner (motion de défiance constructive) – ce qui permet de changer de majorité en pleine législature sans reconvoquer les électeurs –, l’Assemblée nationale a seulement besoin d’une addition momentanée de voix, même hétéroclites, pour renverser le gouvernement (motion de censure) ; c’est ensuite au peuple, après dissolution et lors de législatives anticipées, qu’il revient de décider ou non d’une « majorité alternative » !
Un Etat nulle part mais potentiellement partout
Le respect des principes de la démocratie française ne repose cependant pas exclusivement sur cette dialectique entre un peuple en attente d’être consulté et un chef de l’Etat que rien n’oblige. L’équilibre repose en réalité sur un triangle, qui a pour troisième sommet l’Etat. Car les chefs de l’Etat passent mais l’Etat reste ; les administrations ont leurs mouvements propres, phénomène qui se trouve aggravé par « l’agenciarisation » croissante des compétences de l’Etat.
Cette autonomisation s’inscrit dans une évolution paradoxale : les institutions offrent encore les moyens d’un exercice autoritaire du pouvoir mais sur un périmètre d’action toujours plus restreint. Car les pouvoirs publics subirent en effet une dichotomie : l’Etat semble se délester de tout ce qui est susceptible de protéger pour ne conserver que ce qui relève de la contrainte. Diriger réellement la politique pénale, contrôler les flux de capitaux (notamment spéculatifs), mettre son agriculture et son industrie à l’abri du dumping social et environnemental étranger (mesures protectionnistes), dévaluer la monnaie ou la réévaluer, ajuster les taux d’intérêt… tout ce qu’un gouvernement des Trente Glorieuses prenait à bras le corps, toutes les questions qu’il osait se poser, les gouvernements suivants s’en dessaisirent. Ces sujets d’une importance capitale sont désormais évanescents dans le débat public, car relevant aujourd’hui d’institutions hors de portée de la démocratie (BCE, OMC, Commission européenne…). A tel point qu’est devenue impensable toute décision fondamentale, unilatérale, radicale, c’est-à-dire toute décision souveraine. Au temps de la comparaison permanente (« nous avons moins confiné que nos voisins »), du benchmark systématique (« le temps de travail en France est inférieur à la moyenne européenne »), la politique n’est plus l’art de faire advenir un « autre possible » mais seulement le possible des autres. Ainsi, abandonnant peu à peu ses prérogatives sociales, dont les enjeux se résument pour lui à des déplacements de curseurs (ajustement de la CSG, baisse de l’impôt sur les sociétés, décalage de l’âge légal de départ en retraite), l’Etat se réfugia dans le coercitif, dorénavant plus prompt à instaurer un passe sanitaire ou à interdire des manifestations qu’à réguler des prix exubérants de l’électricité ou à exécuter des « obligations de quitter le territoire français ».
Un coercitif qui contraint de plus en plus les individus sans pour autant ramener l’ordre dans la société.
« D’un côté nous sommes en présence d’une croissance de l’Etat, de l’autre d’une décroissance de la fonction politique », écrivait Jacques Ellul[20], faisant écho à François Mitterrand : « Et peu à peu [la technocratie administrative] s’invente un monde imaginaire où les individus sont contribuables, automobilistes, piétons, assujettis à la Sécurité sociale, usagers du métro […], jamais citoyens responsables »[21].
Sur l’humus de l’Etat souverain et protecteur en décomposition repousse le chiendent de l’Etat policier et procédurier : l’autoritaire naît de la perte d’autorité ; la faiblesse globale se maintient paradoxalement par un surcroît de force localisé. Arnaud Benedetti écrit : « Ne gouvernant plus la cité, ils entendent gouverner nos foyers »[22]. Appuyés par une partie de la population qui place certains enjeux au-dessus de la démocratie (pandémies, pollution, dérèglement climatique, ingérences étrangères, etc.) et qui fait prévaloir une notion dévoyée de l’intérêt collectif au détriment de la liberté individuelle et du libre arbitre, l’Etat et les collectivités se dotent de moyens de contrôle jusque-là inégalés : QR code, vignette Crit’Air et zones à faibles émissions, compteur Linky, algorithmes de reconnaissance faciale, traçage numérique, contrôle ou entrave de médias, blocage de comptes sur les réseaux sociaux (besogne déléguée aux plateformes)… Au mépris des rappels à l’ordre d’une CNIL impuissante en temps de crise, le croisement des fichiers et des données individuelles décuplent les possibilités technologiques à disposition du Léviathan ; inutile de préciser ce que permettrait le rapprochement du fichier des personnes identifiées comme participant à une manifestation non autorisée avec la liste de leurs comptes bancaires, ou les données des non-vaccinés (par exemple, pour un vaccin non obligatoire) avec celui des allocataires du RSA et des bénéficiaires du chômage (tragiquement, cela a déjà été envisagé).
Une panoplie d’outils numériques se déploie subrepticement : dans un avenir proche, il ne restera plus qu’à claquer des doigts pour enclencher une surveillance totale.
Déjà certains légitiment les moyens de censure pour lutter contre des phénomènes aux contours mouvants – « populisme », « complotisme », « fake news », etc. -, desquels un pouvoir aux abois pourrait prétexter pour museler les oppositions et se maintenir. Les dérives potentielles d’un tel système transparaissaient déjà dans les écrits d’un certain Georges, qui n’est, pour un fois, pas Orwell : « Le savant, l’ingénieur, le technocrate disposent de moyens colossaux. Ces moyens, pour l’essentiel se concentrent entre les mains d’un Etat et d’une administration qui encadrent les individus, les mettent en fiches perforées, les désigneront demain par un numéro, déterminant la progression du niveau de vie, les activités souhaitables et leur répartition géographique, prenant en charge l’éducation, l’instruction, la formation professionnelle, bientôt le devoir et le droit de procréation, déjà la durée du travail et des loisirs, l’âge de la retraite, les conditions de la vieillesse, le traitement des maladies »[23].
Un Etat dépouillé de ses attributions régaliennes mais qui tend à s’immiscer partout et un chef de l’Etat élu mais qui se croit intouchable pendant cinq ans réveillent toutes sortes de forces centrifuges. Elles sourdent depuis les franges révolutionnaires, qui souhaitent abattre l’Etat sans trop savoir quoi mettre à la place, jusqu’aux couches réformatrices appelant à une VIe République, qui se trouve souvent être l’avatar de la IVe (car il n’existe pas trente-six manières de définir les rapports entre pouvoirs exécutif et législatif). Ces réformateurs, nostalgiques du temps où le pouvoir émanait d’un hémicycle, savent que point n’est besoin d’une révolution pour abattre la Ve République ; le retour à l’élection indirecte du chef de l’Etat ou la mise en place de la proportionnelle suffira.
Le fossoyeur ultime de la Ve République ?
Animé du souci de pérenniser l’esprit des institutions, de Gaulle se rassurait en disant à Peyrefitte : « Si mon successeur reçoit le sacre du suffrage universel, c’est la seule chance qu’il n’esquive pas le devoir de porter à bout de bras la nation »[24]. Encore faut-il, pour paraphraser Péguy, qu’il ait des bras. D’aucuns en douteraient : la politique démembrée d’aujourd’hui ne semble-t-elle pas menée par des pantins idéologiquement désarticulés ?
Normalement, une politique est guidée par des principes, des valeurs, des convictions. Elle s’appuie sur une morale qui borne l’action et met des limites à l’envisageable. Les citoyens savent ainsi à quoi s’en tenir : face à des circonstances imprévues, le chef de l’Etat agira sans franchir les lignes rouges fixées par les principes qui l’animent. De ce point de vue, Emmanuel Macron était bien parti. Ne déclara-t-il pas sur RTL le 1er décembre 2016 : « on se fout des programmes, ce qui compte c’est la vision, c’est le projet » ? L’on eût cru qu’il s’inscrivait dans les pas de De Gaulle : « Il faut avoir des principes et des objectifs, non un programme », clamait-il[25]. Malheureusement, du Général il s’avéra qu’il n’eut que le livre ouvert des Mémoires posé sur son bureau pour les besoins de sa photo officielle. Car, à l’égard du macronisme, l’on pourrait réemployer cette raillerie que le journaliste Olivier Todd formulait envers Edgar Faure : « Vrai centriste, sa circonférence est partout et son centre nulle part »[26]. Une vision qui ne regarde nulle part est source d’instabilité : le « tout est possible » et le « à ce stade, rien n’est exclu » (expression typiquement macronienne) ne font pas une politique et ne donnent aucune direction au pays (bien que le chef de l’Etat assure à chaque entretien télévisé que le cap soit maintenu).
Mais Emmanuel Macron ne regarde pas nulle part, il regarde ailleurs. Les yeux tournés vers un européisme de carrière et un mondialisme de connivence, ses actes témoignent d’une volonté incessante de transfert de souveraineté au niveau supranational.
Celant la vérité de ce dessein sous un vocable émollient – le fameux et irritant « notre Europe » visant à présenter l’UE comme une petite chose fragile à défendre –, des expressions antinomiques (« une France souveraine dans une Europe souveraine ») et des chantages opportunistes et douteux (« nous n’aurions jamais eu de vaccins sans l’Europe », « la guerre est aux portes de l’Europe »), il fond à bas bruit la France dans le moule mondialiste d’un néo-libéralisme qui n’aura de limites que celles que les technocrates non élus voudront bien lui assigner. Et toutes les questions fondamentales que le Président Macron fait mine de ne pas trancher en les laissant ouvertes au débat sont en réalité autant de ballons d’essai et de stimuli pour acclimater progressivement l’opinion à des évolutions que l’on veut peu à peu faire croire comme allant de soi : pourquoi ne pas partager notre dissuasion nucléaire avec l’Allemagne ? Pourquoi ne pas céder à l’Union européenne notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU ? Pourquoi ne pas élargir le champ de la majorité qualifiée au Conseil de l’UE ? Pourquoi ne pas lever de la dette et un impôt au niveau européen ? Pourquoi ne pas faire entrer la Géorgie dans l’Union ? Soit la feuille de route de tous les « young leaders » français.
En-dehors de ce cap fédéraliste inavoué, le macronisme semble se noyer dans un simulacre tous azimuts. Simulacre de démocratie, avec le « grand débat », les conventions citoyennes (pour le climat, sur la fin de vie), les rencontres de Saint-Denis, l’idée de préférendum. Simulacre de dialogue social, avec le Beauvau de la sécurité, le Ségur de la santé, les Etats généraux de la justice, le Grenelle sur la violence des mineurs[27]. Simulacre, enfin, des grandes figures et des grandes politiques du passé : la lettre aux Français de Mitterrand pour sa réélection (celle-ci courrait sur cinquante pages, celle de Macron sur une seule), l’esclandre chiraquien devant l’Eglise Sainte-Anne contre le service de sécurité israélien, la reprise en toute impunité des initiales du Conseil national de la Résistance pour le brumeux Conseil national de la refondation, ou encore la remise sur pied d’un Commissariat au Plan qui n’établit pas de plans mais produit, à la place, des notes thématiques (car « il faut pour bâtir le Plan une volonté politique », disait Michel Debré[28]).
Ce brassage hyperactif et infécond se double de ce qui apparaît comme une mise sous tension permanente de la société par la dramatisation de crises à répétition, comme si le macronisme espérait bénéficier en continu de « l’effet drapeau » faute de pouvoir mobiliser sur la flexibilisation du marché du travail, la loi sur les retraites et la réforme de l’assurance-chômage.
Ainsi, les Français furent successivement exposés à la gestion anxiogène de la Covid, à la crise de l’électricité de l’hiver 2022-2023 (l’hiver finalement clément nous épargna les allocutions quotidiennes sur l’équilibre entre production et consommation d’électrons), aux petites phrases comme celle sur « la fin de l’abondance » (Conseil des ministres du 24 août 2022, bien évidemment filmé), et, surtout, à l’instrumentalisation poussive de la guerre en Ukraine (aidée par des chaînes d’information en continu comme LCI).
Non seulement ces thématiques mettent utilement le pays en état d’anxiété mais, de plus, elles servent à cliver l’opinion et à ostraciser les oppositions. Ressassant la Covid, le macronisme ne manque pas une occasion, pour occulter son bilan désastreux, de signifier qu’avec le Rassemblement national au pouvoir, les Français eussent eu droit à la chloroquine et au vaccin Spoutnik. Pareillement, après avoir instauré un politiquement correct tyrannique empêchant toute réflexion, tous ceux qui émettent des réserves sur la politique de soutien inconditionnel à l’Ukraine sont accusés de faiblesse, d’esprit « munichois », voire de relais du Kremlin.
Malgré l’hégémonie institutionnelle que lui confère la Constitution – aux dépens de la Constitution elle-même –, Emmanuel Macron doit malgré tout se hâter pour mener à bien la seule constante idéologique qui aura présidé à son exercice du pouvoir : cranter l’Europe fédérale.
Car la sociologie du vote macroniste est sans appel : Emmanuel Macron n’étant fortement plébiscité que dans les tranches d’âge de plus de 60 ans[29], l’électorat n’évoluera pas a priori dans le sens de l’européisme, et le relais que pourront constituer les émules d’un Raphaël Glucksmann n’y suffira pas. Aussi est-il important de désarmer encore davantage, dès aujourd’hui, la Ve République et son potentiel souverainiste (donc démocratique), au cas où l’un de ses successeurs aurait l’envie d’en utiliser les ressorts pour déverrouiller l’engrenage de l’Europe interlope des Commissaires et des normes au profit d’une Europe démocratique des Etats et des projets.
Par son manichéisme rhétorique, par sa communication fleuve et contradictoire, par sa pratique à la fois autoritaire et chaotique du pouvoir, Emmanuel Macron a écorné sa fonction, usé les institutions, fatigué les Français ; à croire qu’une des fonctions historiques du macronisme aura été d’achever la Ve République : au lieu de la promesse d’une « renaissance », ne serait-il pas l’étape ultime d’un rabotage démocratique commencé il y a plus de quarante ans ? « La grande habileté consiste à accréditer l’idée d’un réveil, alors que l’on prépare l’approfondissement du « grand sommeil » », déplorait Arnaud Benedetti[30]. Espérons, comme Pompidou, que « l’avenir n’est pas à ceux qui ne sont qu’habiles, du moins en démocratie »[31].
Jean-Michel Basalgète
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[1] Jean Monnet, Mémoires, Fayard, 1976, p. 441.
[2] Op. cit., p. 286.
[3] De Gaulle cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Editions Gallimard, 2002, p. 908 (tome II).
[4] Georges Pompidou, Le nœud gordien, Perrin, 2019 (écrit en 1968-1969), p. 66.
[5] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, L’Effort, Editions Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2000, p. 907.
[6] Il peut même y avoir une pratique sans qu’il n’y ait de texte : le Royaume-Uni, par exemple, n’a jamais eu de Constitution ; la IIIe République non plus.
[7] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., p. 749 (tome II).
[8] Valéry Giscard d’Estaing, Deux Français sur trois, Flammarion, 1984, p. 37.
[9] Première séance du 16 octobre 1973 de l’Assemblée nationale, lors des débats sur le quinquennat, voulu à l’époque par Georges Pompidou mais rejeté par le Parlement.
[10] Deuxième séance du 4 octobre 1962 de l’Assemblée nationale.
[11] Marie-France Garaud, table ronde retranscrite dans « La Nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, Colloque du 16 septembre 2009 à l’Assemblée nationale, Ed. Economica, 2010, p. 27.
[12] De Gaulle cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., p. 1300 (tome III).
[13] Les députés LaREM demandèrent par exemple un second vote en 3ème séance du 11 mai 2021 sur l’article 1er de la loi n° 2021-689 « relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire », qui instaura la possibilité de la mise en place d’un passe sanitaire lors de « grands rassemblements ». Mis en minorité par 108 votes contre (dont 45 de sa propre majorité) et seulement 103 pour, LaREM fit revoter l’article en appelant environ 80 députés de ses rangs qui n’étaient pas présents au premier vote et en convainquant certains députés MoDem : l’article fut finalement adopté par 205 voix contre 85.
[14] D’après Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., pp. 804-805 (tome II).
[15] Alain Peyrefitte, Encore un effort, Monsieur le Président…, op. cit., p. 40.
[16] D’après Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., pp. 1218-1219 (tome II).
[17] Pour Michel Debré aussi, « le Président de la République peut être amené […] à vivre pendant un certain temps avec un gouvernement qui ne soit point favorable à ses conceptions », mais dans le cas, ajouta-t-il, où « la majorité présidentielle et la majorité à l’Assemblée […] ne soient point incompatibles » – Michel Debré, Une certaine idée de la France, Librairie Arthème Fayard, 1972, p. 165. Aussi envisageait-il une coalition temporaire, et aucunement une cohabitation.
[18] Il est d’ailleurs édifiant de constater le dénigrement auquel s’adonnent certains constitutionnalistes, allant jusqu’à nier l’existence même d’un esprit de la Constitution par-delà sa lettre, légitimant ainsi n’importe quelle interprétation des textes selon les besoins du moment. Benjamin Morel, l’un des plus médiatisés, s’exprime ainsi dans Le Monde du 28 août 2024 : « On parle beaucoup de « l’esprit de la Constitution », c’est une expression que je trouve un peu idiote. On fait du droit ou l’on fait de la politique, mais on ne fait pas du spiritisme » ; pourtant, dans Les bases du droit constitutionnel, celui-ci déplorait : « A force de la réviser, c’est l’esprit même de la Constitution qui a été transformé » (Editions Belin / Humensis, 2020, p.18).
[19] Journal télévisé de 13h de TF1 et France 2. Notons que, déjà en 1979, Giscard d’Estaing fit cette erreur sans que personne ne s’en émût : « il n’y aurait de nouvelle majorité en France que s’il apparaissait une nouvelle majorité par le vote commun d’une motion de censure. […] C’est le vote d’une motion de censure qui fait le changement de majorité » (dans l’émission télévisée « Une heure avec le Président de la République », le 27 novembre 1979 au sujet de la motion de censure qui échoua dix jours plus tôt).
[20] Jacques Ellul, Le Système technicien, Le cherche midi, 2012, p. 67 (première parution en 1977).
[21] François Mitterrand, Le Coup d’Etat permanent, Les Belles Lettre, 2021, p. 151.
[22] Arnaud Benedetti, Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir, Les Editions du Cerf, 2021, p. 177.
[23] Georges Pompidou, op. cit., p. 170.
[24] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., p. 193 (tome I).
[25] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., p. 452 (tome I).
[26] Olivier Todd, La marelle de Giscard, 1926-1974, Editions Robert Laffont, 1977, p. 121.
[27] C’est pourtant Emmanuel Macron candidat qui écrivait : « Les politiques nationaux mettent ces « grandes » questions en scène, scandent l’agenda politique à coup de « Grenelle », de sommets, de conférences nationales sans que, pour autant, on ne définisse aujourd’hui en France un véritable agenda politique compatible avec ces problématiques » ; Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ?, dans le revue Esprit 2011/3 (Mars/avril), pages 106 à 115.
[28] Michel Debré, op. cit., p. 94.
[29] Aux présidentielles de 2022. Source : Ipsos – Sopra Steria pour France Télévisions, Radio France, etc., synthétisé par France TV info dans un article du 11 avril 2022 intitulé « Présidentielle 2022 : les plus jeunes ont voté Jean-Luc Mélenchon, les plus vieux Emmanuel Macron ».
[30] Arnaud Benedetti, Le coup de com’ permanent, Les Editions du Cerf, 2018, p. 31.
[31] Georges Pompidou, op. cit., p. 51.