Il y a cent cinquante ans, avec les lois constitutionnelles de 1875, la République triomphait de ses adversaires monarchistes et bonapartistes. Ce fut au prix d’un long et dur combat porté entre autres par un homme, Léon Gambetta.
Sa vie fut brève mais intense. Né en 1838 à Cahors, mort à Ville-d’Avray en 1882, Léon Gambetta a vécu une existence de souffrance continuellement éprouvée par la maladie qui finira par l’emporter prématurément à quarante-quatre ans. De lui, on pourrait dire qu’il est l’inconnu le plus présent dans l’espace public. Pas une commune, petite, moyenne ou grande, qui n’ait sa rue, sa place, son avenue, son école ou son lycée Gambetta. Mais que sait-on réellement de son rôle dans l’édification de la République et de ce que nous lui devons ?
Parmi les grandes figures de la Troisième République se détachent dans l’esprit commun Jaurès, Clemenceau et Blum. Plus près de nous, lorsque François Mitterrand, à l’occasion de son investiture le 21 mai 1981, se rendit au Panthéon, il se recueillit devant les tombeaux de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schoelcher. Et pourtant, oublié, à quelques mètres de là, placé dans une urne, repose le cœur de Gambetta, celui sans qui rien ne fût possible. Sans qui la République ne serait restée qu’un rêve maintes fois imaginé, mais jamais concrétisé dans la durée.
Le patriote ardent
Au commencement, il y eut l’avocat qui mit son verbe au service de la cause républicaine lors des procès intentés par le régime de Napoléon 3 à ses opposants. Puis il y eut le député de Belleville au programme très à gauche, radical, et enfin il y eut le 4 septembre 1870. Après le désastre de Sedan,Gambetta proclame devant le Corps législatif la déchéance de l’Empire. « Citoyens, Attendu que la patrie est en danger (…) Attendu que nous sommes et nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage universel libre ; nous déclarons que Louis Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France. » Dans la foulée, accompagné de Jules Favre et d’Arago, ils proclamèrent à l’hôtel de ville la République.
Mais les épreuves n’allaient pas tarder à s’abattre sur la France, les Prussiens aux portes de Paris. Gambetta est nommé ministre de l’Intérieur puis de la Guerre du gouvernement de la Défense nationale. Il n’économisa ni ses forces ni son énergie pour galvaniser l’esprit de résistance contre l’envahisseur. S’il est une image qui imprime encore la mémoire nationale, c’est bien celle de son épopée rocambolesque en ballon pour quitter la capitale assiégée le 7 octobre 1870, gagner Tours afin d’y organiser les armées formées à la hâte pour repousser l’ennemi. Dans un courrier de 1874 que cite Gérard Unger dans sa biographie (chez Perrin) de Gambetta, le tribun écrit : « Oui, tout pour la patrie (…) je ne mets rien au-dessus de ce beau titre : patriote avant tout. »
En 1938, le général de Gaulle, dans La France et son armée, lui rendait hommage : « Gambetta personnifie devant l’histoire le sursaut de la patrie (…) « Il eut des dons de chef et l’audace d’en faire usage, en un temps où la France succombait, faute d’être conduite. » Deux ans plus tard, en juin 40, de Gaulle, en s’envolant pour Londres, d’un pays vaincu, a dû méditer l’exemple de son glorieux devancier.
Le père fondateur de la République
1871, l’Année terrible, comme l’a baptisée Victor Hugo. La France, déjà affligée par la défaite face à l’Empire allemand et l’amputation d’une partie du territoire national, l’Alsace-Moselle butin de guerre du conquérant, va sombrer dans la guerre civile. Paris acquise aux idées de l’extrême gauche se soulève, l’insurrection de la Commune va durer moins de trois mois et s’achèvera dans une impitoyable et sanglante répression.
Malade, Gambetta se soigne en Espagne et assiste de loin à cette tragédie. Entre les « réactionnaires monarchistes de Versailles » et les « fureurs imbéciles de révolutionnaires sans idées et sans principes fixes de gouvernement », il va choisir sa voie, celle de la modération qualifiée à l’époque d’« opportunisme » ; on dirait aujourd’hui pragmatisme. Autrement dit, l’art de savoir saisir toutes les opportunités pour atteindre le seul objectif qui ait compté à ses yeux : l’installation définitive, pérenne de la République.
Habile tacticien Gambetta usera du compromis pour rassurer puis amener progressivement à la République les orléanistes regroupés derrière Thiers, les paysans effrayés par les souvenirs de 1848 et 1871 et ce qu’il appelle « les couches sociales nouvelles » ; il réfute le terme de classes, la bourgeoisie et, plus encore, le monde du travail, petits patrons, artisans, commerçants ,ouvriers voués à prendre une part de plus en plus grande dans les affaires politiques grâce au levier du suffrage universel.
Se soumettre puis se démettre
À partir de 1875, plus rien n’arrêtera la marche vers le triomphe du régime républicain, même s’il s’en est fallu d’un rien : 353 voix contre 352 pour voter l’amendement qui actera la nature républicaine du régime. Cet amendement, déposé le 30 janvier 1875 par le député Henri Wallon, disposait que « le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans ; il est rééligible. »
Trois lois constitutionnelles en février et juillet enracineront les nouvelles institutions, dont le Sénat républicain, le « Grand Conseil des communes de France », que Gambetta, pourtant hostile, concédera par sens du compromis. S’appuyant sur les succès républicains dans les urnes,Gambetta, en conflit avec le président de la République Mac Mahon, tenant de « l’ordre moral », va le contraindre à se soumettre au Parlement puis, en 1879, à se démettre, mettant un terme cette fois définitif aux tentatives de restauration monarchique.
Gambetta a gagné, sa grande œuvre est terminée, mais lui n’exercera pas le pouvoir dans ce nouveau régime pour lequel il a tant combattu. Prisonnier des rivalités entre chefs républicains, il sera nommé président du Conseil et dirigera le gouvernement, le « Grand ministère », pendant deux mois et douze jours avant d’être mis en minorité et de démissionner. Il mourra onze mois plus tard.
Un héritage en péril ?
La comparaison n’est pas raison et l’exercice est toujours périlleux d’essayer de tirer des enseignements présents à partir d’une époque révolue. Néanmoins, toute sa vie, Gambetta a ferraillé à la fois contre la droite réactionnaire qui voulait effacer les acquis de la Révolution et le retour à l’ordre ancien et contre l’extrême gauche qui exigeait « tout, tout de suite », des mesures sociales immédiates, le refus d’un exécutif fort et soumis à l’Assemblée, le monocamérisme, le mandat impératif pour les élus, etc.; des propositions que l’on retrouve encore chez les Insoumis dans leur programme L’Avenir en commun.
Au moment où la République est menacée par la montée des radicalismes, où la foi en la démocratie s’étiole, où la polarisation du débat public ne laisse qu’une place ténue à la nuance et à la modération assimilées à de la mollesse ou de la faiblesse, au moment où, faute de majorité, le gouvernement peine à trouver un cap et où l’Assemblée peine à garder la raison, méditons l’exemple de Léon Gambetta, qui, il y a cent cinquante ans, a su rassembler, convaincre en faisant des compromis pour nous laisser en héritage un bien inestimable, la République que seuls les fous voudraient dilapider.
Albert Ripamonti