« C’est maintenant ou jamais. Il faut que je signe le Pacte. Liste noire ou pas, je suis un homme mort si je quitte les territoires contrôlés par les Japonais pour pointer le nez dans le sud – n’importe où dans le Reich. »
The Man in the High Castle, adaptation du roman de Philip K. Dick — également auteur du texte à l’origine de Blade Runner — est une série sombre, parfois lente, mais profondément politique. Une œuvre à la frontière du cauchemar et de la mémoire, une fiction comme prétexte à interroger les lignes de tension qui traversent nos démocraties.
Ici, le principe est celui de l’uchronie : Et si l’Histoire avait basculé autrement ? Si, et si, et si…
On modifie un élément. Un seul. Et tout bascule. Un passé alternatif se met en place. Dans celui de la série, les États-Unis ont perdu la Seconde Guerre mondiale, deux ans après le largage par le Reich d’une bombe atomique sur Washington.
Le territoire est alors divisé : – À l’Est, le Troisième Reich. – À l’Ouest, l’Empire du Japon. – Entre les deux, une zone neutre, au cœur des Rocheuses, qui devient un refuge pour les Juifs, les résistants, les handicapés — toutes celles et ceux que les deux puissances poursuivent et détruisent.
Mais dans ce monde écrasé, une Résistance fragile tente de faire circuler des bobines clandestines. Elles montrent un autre monde : celui où les Alliés ont gagné. Une mémoire dissidente. Une faille dans la domination. Une alternative.
La série pose une question essentielle, abordée notamment par l’historien Paul Veyne : comment s’écrit l’Histoire ? Existe-t-il un sens, une régularité, une vérité possible de l’Histoire ? Ou n’est-elle, comme il le soutient, qu’une narration, une mise en intrigue du passé, toujours partielle, toujours située ? Karl Popper rappelait lui aussi que l’histoire ne se laisse pas enfermer dans des lois générales : trop de variables, trop d’imprédictibilité dans les sociétés humaines. Et, comme l’a montré l’école des Annales, il faut souvent se méfier d’un poids trop fort donné à l’événement ou au héros, au détriment des structures profondes.
Et pourtant, The Man in the High Castle réinstalle une tension puissante autour de l’événement : Un basculement suffit-il à tout faire dévier ? Ou l’événement n’est-il que la pointe visible d’un processus plus vaste, plus lent, plus enfoui ?
Dick, lui, radicalise. Il parle de folie politique :
« Nous vivons dans un monde psychotique. Les fous sont au pouvoir. Depuis quand en avons-nous la certitude ? Depuis quand affrontons-nous cette réalité, et combien sommes-nous à le savoir ? »
Et comment ne pas lire ces lignes à la lumière du présent ? En 2024, Donald Trump revient, non pas comme une figure nouvelle, mais comme un revenant politique. Le symptôme que ce que nous pensions derrière nous ne l’est jamais vraiment. Que l’uchronie a cessé d’être un jeu de fiction pour devenir un mode d’analyse du présent. Un outil critique. Un miroir.
Dans ce contexte, la série devient moins une dystopie qu’un signal faible. Elle nous oblige à regarder en face ce que les sociétés démocratiques refusent souvent de nommer : Le retour possible de formes de domination dures. La légitimation d’un autoritarisme sous des habits neufs. Et l’effondrement du récit commun.
La série a suscité un véritable engouement aux États-Unis, mais aussi des controverses. La campagne marketing avait pris le pari de l’immersion totale : – Dans le métro new-yorkais, des sièges décorés aux couleurs du Reich ou du Japon impérial. – Une web-radio fictive de la Résistance, en écho à celle de la série.
Résultat : tollé. Les références nazies, même contextualisées, ont provoqué un choc. Et du côté des partisans de Trump, la web-radio a été perçue comme une critique directe — un clin d’œil aux fake news, un pied de nez trop explicite.
Au fond, cette série interroge ce qui, en politique, semble le plus difficile à nommer : le délire de toute-puissance.
Dick écrit encore :
« Ils veulent être les agents de l’histoire, pas ses victimes. Ils s’identifient à la puissance divine, ils se prennent pour des dieux. […] Ce n’est pas l’homme qui a absorbé Dieu, c’est Dieu qui a absorbé l’homme. »
Et si l’uchronie avait cessé d’être une question ? Et si elle était déjà là, en creux dans notre actualité ? Alors ce n’est plus une série. C’est une alerte.
Dr HDR Virginie Martin
Politiste, sociologue
Kedge BS – Medialab