Les évènements qui se sont déroulés au long des dernières semaines, depuis l’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration républicaine à la tête des États-Unis, sont tout à fait révélateurs de la manière dont les puissants, et notamment le président des États-Unis et son vice-président, conçoivent les rapports mondiaux.
Ainsi, le message que Donald Trump et JD Vance ont voulu faire passer à Volodimir Zelenski, président démocratiquement élu de l’Ukraine, lors de l’entretien qu’il a eu avec eux, à Washington, dans le bureau ovale, le 28 février, c’est qu’un « petit » ne doit jamais résister aux « grands ». Zelenski a commis la faute de vouloir résister à des puissants, à la Russie de Vladimir Poutine d’abord, à la volonté de Donald Trump ensuite. Et ça, ça ne se fait pas. Il est absurde de vouloir s’opposer à des puissants, cela ne conduit qu’à des souffrances et à des destructions. La seule possibilité est de se soumettre à la volonté des maîtres. S’y opposer est une erreur et même une faute qu’il convient de châtier. On ne peut que se soumettre ou se démettre. Ce sont les seules options que Trump propose à Zelenski. Il a fait souffrir son peuple pour rien, car, de toute manière, il faudra qu’il se soumette. Il faut le mettre au pas, tout comme, d’ailleurs, tous les pays européens qui sont des petits et des faibles. C’est la logique de la vassalisation. Quand on ne peut être puissant soi-même, on ne peut que se soumettre aux puissants. C’est ce qui va ressortir de la « négociation » en cours entre Russes et Américains pour décider du sort de l’Ukraine. C’est le schéma que Vladimir Poutine propose, après avoir martyrisé l’Ukraine depuis trois ans. Il faut installer un nouveau pouvoir à Kiev, désigné selon la définition de la démocratie de la Russie poutinienne, c’est-à-dire en l’absence de toute opposition et de toute liberté d’expression, donc chasser définitivement Zelenski et ridiculiser les Européens. Peut-être pourrait-on le prendre au mot : puisqu’il propose de mettre en place des élections « libres » en Ukraine, sous l’égide de l’ONU, on pourrait envisager que des élections libres soient effectivement organisées, simultanément, en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, avec une liberté totale d’expression et de candidatures. On pourrait même suggérer que des listes d’opposition, en Russie, soient conduites, à titre posthume, par Alexei Navalny….
Et ce que veut Poutine pour l’Ukraine, c’est ce que veut également Trump pour le Groënland. Dans sa vision stratégique impériale, le Groënland doit lui appartenir. Il l’exige donc sans pudeur. Et le Canada, dans son esprit, devrait certainement subir le même sort, de manière à asseoir définitivement l’empire états-unien sur l’ensemble de l’Amérique du Nord, face à l’empire russe, de part et d’autre de l’océan Arctique.
C’est le grand retour de la logique du rapport de forces et des citadelles nationales, tant en termes économiques par le protectionnisme qu’en termes militaires et géostratégiques, avec de grands empires dominants et des vassaux obéissants.
C’est le sens de la guerre commerciale mondiale engagée par Donald Trump.
Les Européens seront-ils assez puissants pour s’opposer à ces volontés brutales ? Les « petits » Européens auront-ils le courage de se mettre en travers de la volonté des grands pour empêcher l’asservissement de l’Ukraine ou la conquête du Groënland ? Seront-ils capables de s’opposer à la volonté sans complexe des deux empereurs directement concernés ? C’est la seule question qui importe. Et en l’instant, la réponse est négative : ils ne le sont pas. C’est ce qui fait toute la différence entre les États-Unis et les différents pays de l’Union européenne. Ces derniers ne sont pas en capacité de se substituer aux États-Unis pour soutenir militairement l’Ukraine et lui permettre de s’opposer aux volontés de Poutine. Si l’aide américaine s’arrête, l’Ukraine libre sera définitivement vaincue. Dans ce contexte, les Européens peuvent-ils interférer dans la négociation en cours, en s’opposant à la volonté de Trump dont l’objectif est de se débarrasser rapidement du problèmeen traitant directement avec Vladimir Poutine ? Peuvent-ils s’opposer au patron ? On voit bien que nombre de pays européens n’en ont pas la volonté. Ils sont tout prêts à devenir les vassaux heureux et intéressés de l’un ou l’autre des empereurs. La montée en puissance des partis nationalistes qui, dans tous les pays, remettent en cause l’Union et s’opposent à toute souveraineté européenne rend caduque toute hypothèse de construction d’une véritable puissance, capable de tenir tête aux trois empereurs.
Le slogan « Make Europe great again » paraît bien incongru dans la bouche de l’alliance des partis nationalistes qui l’ont affiché alors qu’ils se sont toujours opposés à la construction d’une Europe puissance !
La gravité de cette situation amène à s’interroger sur ce qu’est la réalité de la puissance dans le monde d’aujourd’hui.
Comme toujours dans l’histoire, la puissance est le fruit de la conjonction de multiples éléments.
Il y a, traditionnellement, la puissance étatique, celle qui exerce les pouvoirs régaliens, avec un territoire, une population, et la maîtrise de la police, de l’exercice de la justice, et de l’armée. C’est celle qui promulgue les règles de droit qui vont gouverner la société et qui a le droit et les moyens d’utiliser la force, à l’intérieur et à l’extérieur, au nom des intérêts d’une communauté nationale. Cette puissance peut être exercée de manière autoritaire ou de manière démocratique. Entre les mains de pouvoirs de type autoritaire, la maîtrise de ces moyens et de l’information conduit à des dictatures plus ou moins absolues. On la trouve, aujourd’hui, sous cette formedans nombre de pays, depuis les plus petits jusqu’aux plus grands. Les plus puissants veulent l’utiliser en forme impériale pour s’afficher dans la domination du monde.
Il y a la puissance économique, celle qui donne à des institutions dédiées, les entreprises, la maîtrise de la production et du commerce des biens et des services. Dans un monde où la production, la consommation et l’échange de richesses se sont accrues de manière énorme, le champ de l’économie est, évidemment, déterminant pour la puissance. Elle est de plus en plus articulée à la puissance techno-scientifique, celle qui génère les découvertes et les inventions qui peuvent être rapidement traduites en produits économiques et militaires. Cette puissance techno-scientifique est aujourd’hui prépondérante parce qu’elle détermine la capacité technologique, économique et militaire de ceux qui la maîtrisent. D’où l’importance des dirigeants des grandes entreprises technologiques qui, sous des formes très différentes selon qu’ils sont aux États-Unis ou en Chine, exercent une influence considérable sur la conduite des affaires collectives. D’où la guerre féroce qui oppose, au premier chef, technoscientifiques américains et technoscientifiques chinois pour la maîtrise de l’intelligence artificielle, de l’ordinateur quantique, de la fission nucléaire, des biotechnologies ou de l’espace, tous secteurs déterminants pour la puissance de leurs pays-systèmes respectifs.
Il y a la puissance idéologique, celle de corpus de valeurs capables de mobiliser des humains au service d’une cause à laquelle ils croient et pour laquelle ils sont prêts à s’engager. Si l’idéologie communiste semble, aujourd’hui, surtout imposée par des régimes totalitaires qui visent à perpétuer la domination de leur nomenklatura et ne plus guère mobiliser les peuples, les idéologies nationalistes identitaires s’affichent partout avec virulence. Elles sont souvent articulées à une dimension religieuse, qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme — qu’il soit orthodoxe, protestant évangélique ou catholique romain —, du judaïsme ou de l’hindouisme. L’idéologie du wokisme et, symétriquement, celle de l’anti-wokisme prennent des formes violentes, notamment aux États-Unis, alors que celle de la démocratie libérale humaniste et universaliste est profondément affaiblie, affrontée à la violence islamiste et à tous les totalitarismes autoritaires qui ont pour objectif affiché de la faire définitivement disparaître.
Ces différents domaines de pouvoirs et les corporations qui les incarnent respectivementpeuvent être amenés à s’opposer. Ainsi, les dirigeants de grandes entreprises multinationales peuvent avoir des intérêts antagonistes à ceux des États, de même que les idéologies et les religions qui transcendent les frontières des États-nations. Ainsi, l’idéologie islamiste cherche – pour l’instant vainement – à reconstituer le califat historique par-delà les découpages des États-nations du grand ensemble arabo-islamique.
Mais, comme l’histoire l’a souvent montré, le plus puissant, à un instant donné, est celui qui maîtrise le plus grand nombre de ces différents domaines de pouvoirs.
Et la situation d’aujourd’hui en témoigne, à nouveau, de manière aveuglante.
Sous des formes diverses, en effet, dans tous les pays, les gouvernants essaient de conjuguer et de maîtriser ces différentes catégories de pouvoir. Le concept de « souveraineté », redevenu déterminant, traduit assez bien cette volonté de puissance globale. Les trois empires qui dominent aujourd’hui le monde l’incarnent – chacun à sa manière, du fait de la spécificité de leurs histoires respectives – de façon flagrante. Tant dans l’empire chinois de Xi Jin Ping que dans l’empire russe de Vladimir Poutine et que dans l’empire états-uniens de Donald Trump on observe le même rassemblement de pouvoirs : pouvoir étatique fort qui met le législatif et le judiciaire sous l’autorité de l’exécutif, pouvoir économique mis au service du pouvoir étatique dans une logique d’économie nationale protégée à l’intérieur et mercantiliste à l’extérieur, pouvoir scientifico-technologique au service de la puissance nationale économique et militaire, mobilisation idéologique au service de la volonté de puissance nationale et de la défense d’un corpus de valeurs identitaires traditionnelles souvent imprégnées de religion, avec endoctrinement et militarisation de la société et tout particulièrement de la jeunesse. Les trois empires maîtrisent ces différents pouvoirs et utilisent toutes les technologies d’aujourd’hui (propagande et désinformations par les réseaux et les influenceurs, guerre électronique, déstabilisations institutionnelles et sociales) dans une « cinquième colonne » moderne, pour affirmer leur force et leur capacité de domination hors de leurs territoires respectifs, et en se moquant bien de la volonté des peuples, librement et démocratiquement exprimée.
Dans leur volonté de s’opposer au système de démocratie libérale, l’empire russe et l’empire chinois développent une « amitié éternelle » autour de laquelle ils fédèrent une internationale des régimes autoritaires qu’ils veulent élargir à un maximum de pays du « sud global » par l’Organisation de coopération de Shangaï et le dispositif des BRICS.
Même si d’autres pays tels l’Arabie saoudite, forte de ses moyens financiers et de son pouvoir autocratique, ou l’Inde, forte de son poids démographique, essaient de jouer le même jeu, chacun à son échelle, la plupart des autres États-nations ne sont pas en mesure de rassembler tous les éléments du pouvoir qui caractérisent les empires. Même s’ils essaient de jouer, habilement, d’un équilibre entre les empires, les autres pays du monde doivent, en réalité, accepter leur vassalisation, plus ou moins intense.
Ainsi, malgré des identités et des histoires fortes, aucun des pays européens n’est en mesure de rassembler tous les éléments de puissance dont bénéficient chacun des trois empires. Ni le Royaume-Uni, malgré sa tradition commerciale et financière, ni l’Allemagne, malgré sa force industrielle, ni la France, malgré sa force étatique centralisée. Quant à l’Union européenne, elle ne dispose de quasiment aucun des attributs de la puissance, n’ayant ni pouvoirs régaliens, ni autorité économique unifiée, ni institutions scientifico-technologiques capables de rivaliser avec celles des trois empires, ni volonté de puissance idéologique capable de galvaniser les populations malgré la force des valeurs de liberté et de démocratie qu’elle porte.
Même si les puissances impériales et étatiques peuvent parfois être défiées par des acteurs privés tels les gangs ou mafias qui organisent des trafics planétaires, c’est bien la logique des empires autocratiques, détenteurs de tous les pouvoirs, qui est aujourd’hui redevenue la dominante du paysage mondial.
La période de la « mondialisation heureuse » qui aurait pu permettre l’organisation d’un développement durable homogène sur toute la planète, avec une prise de conscience collective des problèmes à résoudre, au service de l’ensemble de l’humanité, a été annihilée par le retour des volontés de puissance identitaires et autoritaires. C’est désormais la logique de l’affrontement des empires qui domine à nouveau le monde avec une militarisation accélérée et un objectif de maîtrise de la nouvelle révolution scientifico-technologique qui doit permettre à des élites transhumanistes de partir à la conquête de l’espace. C’est le projet affiché par les dirigeants états-uniens comme par les dirigeants chinois ou les dirigeants russes et les oligarchies qui les entourent.
Personne ne gouverne le monde aujourd’hui. Les trois grands empereurs veulent, pour l’instant, se le partager. Mais ils savent bien le moment viendra où ils devront s’affronter. Et ils s’y préparent en essayant de mettre le plus possible d’atouts dans leur jeu en maîtrisant tous les champs de la puissance. Le reste du monde assistera-t-il, impuissant, à cette course à la domination ?
Jean-François Cervel