Il est dans la nature même des sociétés démocratiques d’organiser des interférences structurelles entre les affaires intérieures et extérieures, au détriment des unes et des autres et notamment de celles « du dehors » que l’opinion relègue aisément au second rang, déférant ainsi à la formule de Raymond Cartier : « La Corrèze avant le Zambèze ! » Tel est le sens de la mise en garde de Gambetta, qu’on ne saurait taxer de cléricalisme, et qui rappelait que la laïcité à laquelle il était fort attaché ne pouvait tenir lieu de doxa dans l’entreprise civilisatrice qui, à tort (pour les intérêts de la France) ou à raison (dans l’esprit de Jules Ferry), régissaient la fin du XIX° siècle.
Au-delà du caractère intemporel de cette leçon que le catholique Charles de Gaulle tout comme l’agnostique Winston Churchill avaient faite leur, conformément aux précédents de François Premier allié de Soliman-le-Magnifique et de Richelieu soutenant les Princes protestants d’Outre-Rhin, la nécessité de distinguer les « affaires du dedans » des autres s’impose aujourd’hui comme une évidence, tandis que les prophètes médiatiques présentent le « choc des civilisations » comme une loi universelle, alors qu’elle n’est que factice au plan des relations internationales qui demeurent régies par la concurrence des intérêts nationaux, et qu’elle ne menace que la cohésion interne des sociétés où le sentiment national tend à s’amoindrir.
C’est dans cette perspective de « grande politique » qu’il convient d’aborder, en France, la question de la décentralisation.
Deux objectifs d’ordre supérieur doivent prévaloir : d’abord, conforter la cohésion nationale c’est-à-dire, la France étant ce qu’elle est depuis quinze siècles, consolider l’Etat-Nation en réaffirmant son autorité, ce qui suppose de recentrer fermement son action sur ses missions régaliennes ; en second lieu, distinguer clairement les enjeux extérieurs de la politique intérieure. Par exemple en revenant à notre tradition diplomatique qui consiste à ne reconnaître que des Etats, à l’exclusion de tout gouvernement ou régime ; et par ailleurs, en confiant l’ « intendance » à des collectivités territoriales véritablement décentralisées, c’est-à-dire participant organiquement de l’Etat-Nation par le biais d’une « compétence normative déléguée ». D’évidence, il n’est, dans cette perspective, de décentralisation que régionale, départements et communes demeurant profondément marqués par leur origine de circonscriptions administratives inventées comme telles par la Révolution et l’Empire, toute attribution de compétence législative n’étant envisageable de surcroît qu’en faveur d’un nombre restreint de délégataires. Le référendum de 1969 relatif à la « régionalisation », combattu au nom d’intérêts de classe, trouverait dès lors, avec son aboutissement, toute la portée régénératrice de sa finalité essentielle.
« Rien n’arrête une idée dont le temps est venu ! » – Victor Hugo.
Le pays est-il prêt à cette révolution intellectuelle, culturelle et politique, consistant à accepter que pour que l’ « Etat central » accomplisse pleinement sa mission régalienne, il est indispensable d’admettre que des Pouvoirs régionaux participent directement de l’intérêt national, vieille idée défendue par les Girondins ?
Il est permis de douter que le temps de cette contre-révolution soit venu, tant le réflexe centralisateur est ancré dans nos consciences politiques, de telle sorte qu’il est difficile de considérer dans cette réforme autre chose que la recherche d’un « optimum de second rang », au sens de Paréto.
Il est aujourd’hui un champ de l’action publique qui revêt, à cet égard, la valeur d’un test : c’est celui de la politique du logement, ou plutôt de l’Habitat, que maintes considérations pratiques devraient conduire à « régionaliser ».
Si nous ne nous estimons pas capables d’assurer cette mutation sur un terrain propice, il en résulte que le pays évoluera nécessairement vers d’autres voies que préfigurent les effets conjugués d’un communautarisme socio-politique et d’une globalisation commerciale et culturelle.
Ainsi, la portée de la démonstration dépend de la valeur du « test » que représente l’idée d’une régionalisation de la politique du logement. Cette « scientificité » (au sens des sciences sociales) repose d’abord sur les arguments en faveur de la Région en tant que cadre naturel d’une décentralisation politique ; en second lieu, les caractéristiques de la crise actuelle combinées à la situation de la dette souveraine militent en faveur de cette issue ; enfin, les modalités réalistes d’une sortie de crise à moyen terme ne laissent guère entrevoir de solution alternative.
Pourquoi choisir le cadre régional ?
- L’Etat central doit reconcentrer son action et ses moyens sur les tâches régaliennes, qui revêtent une importance cruciale : sécurité extérieure et diplomatie, sécurité intérieure et justice, secteur hospitalier public, éducation, politique macroéconomique incluant les finances publiques. A ce titre, les marges de manœuvre budgétaires sont extrêmement réduites.
- Dès lors, les politiques publiques par nature « territoriales » doivent être transférées aux collectivités locales les mieux armées pour les assumer : la politique de l’habitat au couple régions/métropoles en tant qu’ « autorités régulatrices de l’habitat », puisqu’elles sont déjà « autorités régulatrices des mobilités » et que la complémentarité mobilités / habitat est évidente.
- De surcroit, il s’agit du seul niveau de décentralisation effectif en matière économique et d’aménagement du territoire (contrats de plan Etats-Régions) ; cf. rapport de Vidal de la Blache de 1910, rédigé à la demande du Président du Conseil Aristide Briand, à propos de la mobilisation des « forces vives » destinée à tenir tête à l’Allemagne (…). Il est vrai que la constitution de « grandes régions » coupées de l’enracinement des provinces de l’Ancien Régime affaiblit quelque peu cet argument.
- Enfin, le couple Régions/Métropoles est le seul niveau disposant encore de ressources permettant d’impulser une politique d’aménagement du territoire, et notamment de transformation de l’habitat. Des transferts de compétences stratégiques autrement que par le biais d’une régionalisation seraient dépourvus d’impact réel significatif, en termes d’organisation de l’action publique et de mobilisation des grands élus territoriaux : l’impulsion d’une politique nationale ne saurait être transférée aux centaines de collectivités chargées de sa mise en œuvre.
Pourquoi cette réforme s’impose-t-elle ?
- La situation des marchés de l’habitat est historiquement critique : la conjonction d’une crise de l’offre (difficulté à construire et à équilibrer les projets) et de la demande (éviction des primo-accédants et, du fait du ralentissement des transactions dans l’ancien génératrices de plus-values, des investisseurs privés) engendre un processus de stagflation dans lequel la régulation ne s’opère plus par les prix, mais par les quantités (-40% de prises de commandes sur un an). A moyen terme, l’impact de la taxonomie européenne (taux d’intérêt et liquidité des financements) est difficile à apprécier, mais risque fort de s’avérer restrictif.
- Cette crise se conjugue à quatre autres crises majeures qui ébranlent l’économie immobilière dans son ensemble :
- La nécessaire reconfiguration des centres commerciaux, a minima 300 d’entre eux, soit 25 % du secteur de la grande distribution (cf. Carrefour) ;
- La reconversion d’ensembles de bureaux frappés d’obsolescence accélérée du fait du développement du télétravail qui engendre des surcapacités importantes, d’abord en Ile-de-France, mais aussi, progressivement, dans les métropoles régionales ;
- La mise aux normes thermiques de l’habitat locatif privé qui représente 57 % de l’offre locative et dont le déclassement, à l’horizon 2035, concerne 25% des résidences principales.
- L’amélioration thermique du parc d’immeubles publics, enjeu essentiel de la maîtrise des coûts de fonctionnement des services publics.
- En synthèse, la sortie de crise ne peut résulter d’une relance « classique » stérilisée par maints dispositifs plus ou moins récents (ZAN, normes thermiques…) mais de l’émergence d’une « industrie de la transformation immobilière ».
Celle-ci dépend d’une véritable décentralisation de la politique de l’habitat qui ne peut se concevoir, du point de vue stratégique, qu’au niveau du couple Régions/Métropoles.
Quelles sont les voies de la réforme ?
- L’avenir de l’économie immobilière (11 % du PIB) repose donc sur l’émergence d’une industrie de la transformation des actifs (centres commerciaux, bureaux, logements, immeubles utilisés par les services publics) qui s’appuie sur des marchés territorialisés et équilibrés, compatibles avec la taxonomie européenne.
- La condition fondamentale de ce redressement consiste dans le rétablissement de la confiance des investisseurs qui, après avoir absorbé jusqu’à 90 % de « write-off » sur la valorisation bilancielle de certains actifs de bureaux (en « juste valeur » de marché : « marked to market ») doivent réinvestir dans des opérations potentiellement rentables car reposant sur des « intrants » fortement décotés.
- Le rétablissement de la confiance des investisseurs privés implique l’engagement public caractérisé par un alignement des intérêts publics/privés, tel qu’illustré par trois opérations de reconversion de centres commerciaux engagées par la foncière FREY, avec l’appui du groupe CDC. Au-delà de ces premiers « démonstrateurs », l’engagement d’opérations à grande échelle implique la constitution de fonds territoriaux d’accompagnement, destinés à participer au portage d’actifs à transformer, selon un processus exposé aux multiples aléas des règles d’urbanisme (cf. Immoweek : « Pourquoi les prix augmentent ? » – A. Yché).
- Les seules collectivités territoriales en état d’opérer ces outils indispensables d’accompagnement sont les régions et métropoles. En contrepartie de cet engagement politique et financier, qui trouve sa justification en termes d’intérêt sous-jacent : la reconversion de friches urbaines, la réindustrialisation qui suppose l’accueil de salariés qualifiés, le logement des travailleurs-clés des services publics (personnel paramédical du secteur hospitalier, sécurité publique, enseignement), les collectivités concernées revendiqueront, à juste titre, une compétence d’adaptation des normes nationales : ZAN, mais aussi loi SRU, s’agissant de l’intégration de logements intermédiaires dans les quotas sociaux, puisque par le jeu de la loi DALO, le logement social stricto sensu est devenu pratiquement inaccessible aux classes moyennes qui figuraient initialement dans le « cœur de cible » du logement HLM, tel que promu par le « patronat social » à travers la « participation des employeurs à l’effort de construction » (PEEC).
En guise de synthèse, la régionalisation comme méthode d’alignement des intérêts
- L’émergence d’une « industrie de la transformation immobilière » constitue une condition essentielle du redressement de l’économie immobilière ;
- Le délai dans lequel ce processus entrera dans les faits dépend essentiellement du rétablissement de la confiance des investisseurs privés ;
- Celle-ci suppose le soutien des collectivités territoriales (Régions/Métropoles), dont la vocation manifeste réside dans la régulation stratégique de la politique de l’habitat, c’est-à-dire dans une décentralisation réelle portant sur l’adaptation des modalités d’atteinte des objectifs nationaux.
- En l’absence de cette mobilisation des grands acteurs territoriaux, le processus de reconversion d’actifs obsolètes et partant, le redressement de l’économie immobilière ne s’engageront pas avant plusieurs années, selon un rythme excessivement lent.
Que peut-on attendre de cette réforme ? Des moyens nouveaux, le rétablissement de la confiance des intérêts privés, une meilleure visibilité des objectifs et des méthodes de l’action publique ; et surtout, une claire perception des priorités de l’Etat.
« Salus rei publicae suprema lex » – Oxford Dictionary of Law.
André YCHE
Président du Conseil de Surveillance CDC habitat