Nicolas Chemla ne croit pas en la petite voix, la précise, la discrète, qu’il faudrait trouver puis tenir, « cette voix qui marche bien droit et sans faire trop de bruit, comme si l’homme était un, unidimensionnel, comme si la pensée – et la vie – ne déroulait qu’un seul fil, qu’elle ne s’envolait ni ne s’effondrait jamais, ne rencontrait jamais de brèche ni de muraille – comme si le langage et la littérature elle-même n’étaient pas de mèche avec la folie ». Il fait le pari de la grosse voix – du choeur de grosses voix folles et grinçantes. Le pari d’un livre sur ce rien plein de souffle : l’histoire d’un homme enfermé dans sa chambre, qui devient fou parce qu’il croit voir l’abîme dans les yeux de son chat.
Il est sans doute plusieurs démons dans le roman de Nicolas Chemla. Plusieurs présences néfastes qui hantent les combles de cet immeuble gothique ou l’on découvre aux côtés d’un corps éventré cet inquiétant journal intime.
Entrons-y. L’homme n’est pas sympathique. Il n’a rien de léger, de gai, de gay. Tout en lui est lourd, torturé, amer. Ce quadragénaire homo, réac, d’origine américaine s’est autrefois voulu écrivain. Il vieillit désormais décroché d’une époque qu’il ne comprend plus, qui ne lui inspire plus que peur et rage.
Cela commence par le sentiment d’une présence. Ensuite, ce chat qui surgit soudain : sorti de nulle part, il se tient là. « sur quelle parcelle d’éternité lointaine fixes-tu tes regards des minutes entières, sur quelle magie enfouie dans l’instant et voilée par le vide, révélée par je ne sais quelle brèche secrète, quelle déchirure de l’espace et du temps, ouverte par quel charme quantique ». « comment, à l’abord d’un trou noir toutes les lois de la physique et de la raison, du temps et de la matière s’étirent et se troublent jusqu’à s’annuler, et quelle meilleure définition de ce que devrait être la littérature, non ? » On voit tout ça dans les yeux de Mouche, « c’est son nom, c’est venu comme ça d’un coup. Pure et parfaite expression de la félinité, de l’absolu-chat ».
Alors c’est la félicité. Des jeux. Des nuits qu’on peut dire d’amour. L’impression, d’abord, d’aller de mieux en mieux. Au début. Puis les cauchemars. Horribles nuits.
Et peu à peu, cette impulsion jette le narrateur dans une quête éperdue de sexe et de noirceur. On fréquente les librairies et les backrooms. Gnose et alchimie, odeurs de fin de nuit, de sperme séché, de désespoir. Récits de violence. Récits mystiques. Le passé trouble du très vieil homme qui habite au bas de l’immeuble. Le passé plus trouble encore de l’immeuble. Le narrateur surfe et lit. De nuits blêmes en nuits rouges, il tourne autour d’une ombre sur les réseaux. Persian Woolf, aux snuffs movies si réalistes. C’est l’histoire d’une chute et d’une fatalité. Dans l’immeuble, les signes effrayants se multiplient. Les révélations s’enchaînent. Drames passés, meurtres, rituels, démons autrefois éveillés. Les griffes de Mouche le chat qui s’acèrent. Persian Woolf qui promet de venir le visiter un soir.
Qui déchirera le narrateur ? Persian woolf est-il Ahriman démasqué ? Sont-ils un seul ? Légions ? Qui déchirera ses entrailles, viendra se repaître de ses yeux ? Est-ce vraiment la question ? Lisons-nous vraiment l’histoire d’une chute ou la quête d’une rédemption ?
Car l’Abîme est peut-être aussi sinon le seul salut, du moins la seule issue. Et les ombres, les démons, le meurtre, les derniers alliés quand partout s’étend l’ombre du vrai, du Grand Ennemi. « Google, en soixante secondes, vient de réduire à néant des siècles entiers de cette quête : plus la peine de chercher, vraiment, la pierre philosophale est un algorithme de silicone, à la puissance de calcul inconcevable, qui bourdonne dans une forêt de machines muettes et froides comme aux confins les plus mornes de l’univers, et qui renferme toutes les connaissances du monde. »
Tout cela est bien évidemment gnostique. Plus que la douleur et le sang, le narrateur craint le pouvoir algorithmique anonyme qui ronge tout, rend la réalité plus prévisible et normée, la vide de toute profondeur et de toute gravité : « c’est ça l’enfer ! C’est ça l’Apocalypse : quand le langage ne veut plus rien dire, qu’aucune parole ne peut plus tenir. The end of the word, the end of the world ; la fin du mot, la fin du monde. » L’Abîme, pour lui, reste le seul refuge du sérieux, l’incantation la seule ressource de la langue quand partout on crie « haro sur les mystères, qu’on ne veut plus que des livres transparents, qui annoncent d’emblée leur couleur. » S’offrir aux lames, aux dents de tous ces petits démons l’unique façon d’échapper à l’emprise du Grand Satan dont l’autre nom est Personne.
Un très grand livre !
Florian Forestier
L’abîme
Nicolas Chemla
Cherche Midi, 2023, 238 p.