Les mouvements sociaux du dernier trimestre 2019 ont redessiné en quelques mois la carte politique de l’Amérique latine. Analyse de François Vuillemin.
Au Chili, la hausse du prix du billet de métro décrétée le 6 octobre a marqué l’entame d’un mouvement social qui a significativement modifié la perception d’un Chili exemplaire ayant intériorisé les canons de la « bonne gouvernance ». Les bénéfices indéniables de la croissance du PIB sur le dernier quart de siècle, à 5,2 % de moyenne, n’ont pas empêché que cette mesure technocratique prise sur l’avis d’un comité d’experts des transports ait fait l’effet d’un révélateur à l’acide sur le corps social. L’intervention de l’armée dans le maintien de l’ordre et les critiques sur la fortune du président Piñera ont fini d’abonner le terrain de la contestation enrichie par la persistance des inégalités (1 % de la population chilienne possède 26,5 % de la richesse nationale) et les doutes sur le nouveau système de retraites par capitalisation.
En Argentine, Mauricio Macri a cédé la place le 11 décembre à Alberto Fernandez, un péroniste inféodé à l’aventure Kirchner. Arrivé au pouvoir à l’issue du défaut de paiement de 2003, le « Kirchnérisme » a subventionné le secteur de l’énergie et bloqué les tarifs au prix d’un déficit budgétaire impressionnant et d’une détérioration des entreprises du secteur électrique. Pour relever la capacité d’investissement des entreprises publiques, Macri a tenté de rétablir la vérité économique par de très forts ajustements de tarifs alors que la différence entre le coût réel en dollars de l’énergie et les tarifs publics calculés en pesos accusaient une différence de 1 400 %. Le coût social de cette politique, au demeurant inachevée, lui aura coûté le pouvoir.
Début octobre, en Equateur, pays secoué depuis plus de vingt ans par la conjonction conflictuelle de politiques d’ajustement avec un mouvement social indigène virulent et organisé, la fin des subventions aux carburants décidée par Lenin Moreno, contrepartie d’une ligne de crédit de 10 milliards de dollars des bailleurs internationaux afin de relancer une économie asphyxiée par l’endettement public de la décennie Correa, a allumé la mèche. Le mouvement social s’est étendu aux transporteurs et à la jeunesse indigène et a obligé le gouvernement à abandonner la capitale pour se réfugier à Guayaquil alimentant ainsi la croyance commune en l’ingouvernabilité du pays.
En Colombie, la grève générale à l’appel des syndicats, des partis d’opposition, des étudiants et des communautés indigènes s’est soldée en novembre par plusieurs morts et de nombreuses destructions dans tout le pays. Sur fond de violence politique et d’incertitude sur la pérennité du processus de paix avec les FARC, le mouvement social a questionné la solidité du pouvoir du président conservateur Ivan Duque, au plus bas dans les sondages, accusé d’orchestrer la disparition du système public de retraite, le report de l’âge de la retrait, la baisse des salaires et d’être la marionnette de son parrain en politique, l’ancien président Alvaro Uribe.
Enfin, en Bolivie, après les élections présidentielles du 20 octobre, les mobilisations ont abouti à la fuite d’Evo Morales dans des circonstances rocambolesques et à l’arrivée au pouvoir de Carlos Mesa, candidat d’opposition et ancien chef de l’Etat qui avait lui-même dû interrompre son mandat sous la pression de la rue en 2005. Au-delà de la question de la constitutionnalité de la quatrième et dernière candidature d’Evo Morales qui avait enflammé l’opinion après la défaite du pouvoir au référendum sur cette question en février 2016 et l’annulation postérieure du résultat référendaire par la cour constitutionnelle, ce qui a mis le feu aux poudres fut la décision du Tribunal suprême électoral, d’arrêter le comptage des voix au moment où les résultats provisoires indiquaient l’obligation pour le chef de l’Etat sortant de se soumettre à un second tour.
L’imbrication de ces séquences sociales et politiques dans un espace-temps commun ne relèvent pas de la pure coïncidence.
Il faut donc chercher à comprendre ce qui fait le tronc commun de ces mouvements – au point que certains observateurs ont parlé de « Printemps de l’Amérique latine » par analogie avec le Printemps arabe – mais aussi la part irréductible des spécificités nationales et de la contextualisation politique à l’échelle du continent.
Le trait commun de ces mouvements c’est d’abord une évolution générale de l’état des mœurs dans les sociétés latinoaméricaines.
Pour l’éditorialiste mexicain Leopoldo Gomez, celles-ci « tolèrent toujours moins la corruption, les privilèges des potentats, la démesure du pouvoir, le manque d’opportunités et les inégalités. Ce qui était admis jadis est considéré aujourd’hui comme injuste et inacceptable ».
Ce qui ressort aussi de ces évènements, c’est le refus d’une lecture au premier degré des exigences de la gouvernance néolibérale toujours soupçonnée de conduire à un démantèlement de l’Etat dans des pays où, paradoxalement, l’attente idéalisée de la société vis-à-vis d’une puissance publique juste, honnête et protectrice est aussi forte que le manque de confiance dans les institutions et ceux qui les représentent.
Pour autant, le lien de causalité mécanique entre les mesures économiques et le déclenchement de la crise demande à être nuancé. La situation politique spécifique à chaque pays a aussi largement influé sur le cours des évènements. En Colombie le contexte de la mise en œuvre des accords de paix, la poursuite de la violence dans certaines zones du pays, les assassinats ciblés de membres du Parti des FARC et de leaders syndicaux, la question non résolue de la drogue et la faiblesse du président Duque ont constitué un terreau propice aux revendications sociales et indigénistes. En Equateur, les Indiens, qui représentent un quart de la population du pays, ont été une fois encore le bras armé de la contestation. Vivant majoritairement en milieu rural et directement impactés par la hausse du prix des carburants, ils savaient pouvoir compter sur la combativité de leur organisation, la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur, qui a déjà à son actif la chute de trois présidents entre 1997 et 2005. En Bolivie, la déroute d’Evo Morales démontre aussi que les présidents « progressistes » peuvent faire les frais de la dynamique sociale et qu’ils ne sont pas non plus à l’abri de la « conjonction des luttes ».
Enfin, il est difficilement niable que des interventions extérieures se soient immiscées dans le déroulement des évènements.
C’est particulièrement vrai en Colombie où la déstabilisation du pays constitue, depuis des années, un objectif avoué du pouvoir vénézuélien. C’est également possible en Bolivie où les Etats-Unis sont parvenus à endiguer la reconstitution d’un nouvel axe bolivarien entre l’Argentine et le Venezuela dont la charnière aurait été La Paz.
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Si certains ont voulu voir dans ces mouvements de 2019 la victoire posthume de Salvador Allende et de son fameux « L’histoire est à nous, ce sont les peuples qui la font », la réalité est sans doute plus prosaïque. Ce qu’enseigne avant toute chose cette vague de contestation sociale, c’est moins l’hostilité à une saine gestion des équilibres macroéconomiques que la manière brutale et indiscriminée d’y parvenir. Une leçon pour l’Amérique latine mais qui tend indéniablement à l’universalité.
François Vuillemin
Ancien chef de service économique pour la direction du Trésor en Amérique latine
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