Les élections en Italie marquent une rupture profonde en Europe. Certes, ce n’est pas la première fois que l’extrême droite arrive au pouvoir dans un pays de l’Union. Depuis l’émergence de Jörg Haider en avril 1999 en Autriche, plusieurs États ont connu des majorités que l’on pourrait, au choix, qualifier d’extrême droite, très à droite ou populiste. Certes également, les analyses qui font de Fratelli d’Italia un parti fasciste démontrent une assez mauvaise connaissance de la culture politique italienne. La nostalgie du fascisme est importante dans une part importante de l’opinion italienne et sert de référence culturelle à ce mouvement. Il n’en reste pas moins que ni son programme ni ses marges d’action, tenues à composer avec Berlusconi et la Ligue, ne laissent craindre la mise en place d’un système se rapprochant de celui instauré par le Duce, progressivement, à partir des années 20. Il faut donc sortir des caricatures et s’interroger sur l’impact de ce changement pour l’Europe et la France.
D’abord, la déclaration d’Ursula Von der Leyen quelques jours avant les élections rappelant, telle une sévère institutrice des peuples, que l’Union contrôlera sévèrement les écarts à l’État de droit semble représenter au mieux un champ du cygne d’une certaine politique, au pire un facteur de décomposition de l’Union. Cette déclaration est à rapprocher du discours d’Olaf Scholz prononcé le 29 août à Prague. Ce dernier prônait une vision très volontariste du renforcement de l’Union à marche forcée nécessitant notamment une application sourcilleuse des traités et des règles de l’État de droit aux États récalcitrant. Si l’Allemagne peut espérer imposer sa vision de l’Europe face aux « démocraties illibérales » de l’est de l’Europe, l’Italie est un morceau pour le moins plus gros. À cela il faut ajouter que les élections suédoises montrent également une diffusion, jusqu’au cœur de prospérité de l’Union, d’une vision qui ne peut guère être reprise par Berlin et la commission. Aujourd’hui, les lignes de fractures qui avaient émergé lors de la réactivation du Groupe de Visegrád en 2015 ne sont plus des fractures est-ouest.
Cette forte résistance couplée au volontarisme allemand, encore renforcé par le sentiment du contribuable germanique de payer pour les autres notamment depuis la marche vers la mise en commun de la dette obtenue en 2020 par Emmanuel Macron, pourrait bien amener l’Europe à la crise.
Quid de la France dans ce jeu de fracture ? La politique d’Emmanuel Macron lors de son premier quinquennat a toujours été de coller à l’Allemagne à dessein d’obtenir d’elle un approfondissement de l’Union. Comprenant qu’il n’y avait rien à attendre du côté de Berlin, il s’est parfois tourné vers les pays latins pour forcer l’Allemagne à bouger, notamment à propos de la dette Covid. Le problème est que ce rapprochement ne fut qu’instrumental et opportuniste. Le Traité du Quirinal signé en novembre 2021 n’induit pas de stratégie commune européenne, comme Paris essaie d’en élaborer toujours une avec l’Allemagne. La stratégie est encore de jouer contre ces propres intérêts à court terme pour favoriser une plus forte intégration européenne en usant du levier de l’Allemagne sur le reste de l’Union, et conjoncturellement des pays du Sud sur l’Allemagne. Or cette logique semble avoir atteint ses limites.
D’abord, car l’ensemble des États sont entrés dans des logiques non coopératives.
L’ascension de Méloni ne doit pas masquer un autre fait tout aussi marquant qui fut la dérogation obtenue par l’Espagne et le Portugal leur permettant de s’extraire en avril du marché commun de l’électricité. L’intégrationnisme français, dogmatique, conduit donc quoiqu’il arrive, contre vents et marées, aujourd’hui, à coller à la position allemande alors que Rome et Madrid ne peuvent plus représenter des leviers efficaces pour la faire avancer. Au mieux, la France d’Emmanuel Macron risque donc de se retrouver à jouer les brillants seconds de la politique allemande, qui, derrière les grands discours, vise d’abord les intérêts allemands… comme le montrent les carnets de commandes pleins de matériel américain de son armée.
La position de la France ressemble ainsi chaque jour à celle d’un eurolapin hébété au milieu d’États résolus à défendre leurs intérêts. En refusant de voir la nouvelle donne politique, non seulement elle n’est plus à même de jouer le rôle de passerelle entre les blocs qui semble se constituer au sein de l’Union, mais sans doute n’est-elle même plus à même de défendre efficacement ses intérêts.
Benjamin Morel
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris II