En ces temps troublés de notre vie politique et sociale, d’aucuns aiment rappeler l’ancrage que constituent nos institutions et notamment notre Constitution. Les mêmes mettent en exergue l’insolente stabilité du régime, en dépit des tumultes sociaux, sanitaires et désormais économiques, que doit affronter le quinquennat Macron (est-ce si souhaitable d’un point de vue démocratique, est ce que l’illégitimité électorale du fait d’une élection par « effraction » ne devrait pas justifier la tempérance plutôt que la concentration des pouvoirs ?).
Mais ce faisant, parlent-ils vraiment de nos institutions gaulliennes ou du nouveau régime qui s’est mis en place subrepticement au début des années 2000, en un surprenant anachronisme en ces temps de demande de démocratie plus participative et horizontale de par le monde ? Quand le général de Gaulle conçoit la nouvelle Constitution, s’il ambitionne de mettre un terme aux apories parlementaires de la IVème république et à l’instabilité des présidents du Conseil, il élabore aussi une présidence sous la forme d’un arbitre, échafaudant les grandes orientations de la Nation : garant d’une certaine stabilité, la fonction n’est pas responsable devant le Parlement et peut dissoudre ce dernier. Mais il revient au Premier ministre de diriger l’action quotidienne du gouvernement. Ainsi, Pompidou ou Couve de Murville avait un champ d’action sans commune mesure avec Jean Castex, le Président ne se souciant pas de l’intendance conformément à la lettre de la Constitution. La dérive présidentialiste va commencer avec Giscard d’Estaing : jeune technocrate, sommé par les équilibres politiques de nommer un concurrent allié en la personne de Chirac à Matignon, il rêve d’une présidence à l’américaine conforme à son modèle de Kennedy français ; sous Mitterrand et Chirac, les cohabitations retardent l’avènement du présidentialisme, tout en suscitant par frustrations chez celui qu’on qualifie déjà de monarque républicain la tentation de reprendre le contrôle du pouvoir en achevant toute l’ambiguïté de la Vème.
Ainsi, le quinquennat transforme finalement le Premier ministre en directeur de cabinet du Président et annihile toute volonté propre au Parlement, les députés devant leur élection au nouveau Président (historiquement une manière de punir l’outrage au monarque républicain infligé par la majorité pourtant de droite de 1993…).
Avec la mise en scène perpétuelle de l’Elysée sous Nicolas Sarkozy, le lent déclin du Parlement et le nouveau rythme des élections, le narcissisme présidentiel domine et écrase entièrement la vie politique française à la fin de la décennie 2000 ; les enjeux économiques et sociaux, les menaces terroristes, même le jeu politique classique (constitution de majorités d’idées et de projets, élections territoriales), tout cela s’annihile en un seul rêve qui s’empare de tous les esprits : celui de prendre le Palais de l’Elysée. Qu’importe le cursus honorum classique (foulé aux pieds par Macron en un cynisme non dissimulé) ou les besoins du pays – qui nécessiteraient des alliances, notamment entre la classe politique et la société civile –, la vie politique, telle une constellation d’astres morts, tourne autour de cette élection et de l’occupant de l’Elysée. Or nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences d’une telle dénaturation de notre République, non seulement pour le jeu politique mais pour la société française dans son ensemble, accentuant les pires tares de notre pays à l’origine de notre échec.
Commençons d’abord par les attentes de nos concitoyens ; certains argueront du fait que les Français attendraient un moment bonapartiste, une reprise en main autoritaire du pouvoir, là ou j’aurais tendance à penser qu’ils attendent plus de démocratie participative et référendaire, dans la lignée justement des origines gaulliennes de notre République, où les consultations publiques furent régulières. En réalité, la déverticalisation du pouvoir n’empêche pas honnêtement de telles reprises en main (voir l’exemple d’Israël) et encore faudrait-il que cette supposée attente bonapartiste s’incarne en une ou des personnes. Ce n’est pas faire injure au personnel politique actuel, ni même aux généraux qui envisageraient une carrière politique, que de leur dire que bien peu, étant donné les dernières décennies plutôt calmes, ont eu l’occasion de faire la preuve de leur courage ou de leur vraie valeur guerrière à l’instar des Bonaparte ou De Gaulle qui ont du faire face à des circonstances redoutables : il n’ y a que des Bonaparte de pacotille à l’horizon et les Français en sont conscients.
Tout au plus parlerons nous de moment churchillien, c’est-à-dire de prime aux personnalités courageuses sur la question du communautarisme, du djihadisme et de l’insécurité. Ces personnes existent mais nul ne sait si l’épreuve du Pouvoir leur permettrait de déployer leur courage.
Quand on écoute donc les Gilets jaunes ou les Français de la classe moyenne, il y a clairement une attente d’un pouvoir moins vertical, moins centralisé, moins hiérarchisé.
Rien de surprenant à cela car le corps politique n’est jamais étranger au corps social : or ce dernier, dans les entreprises, les associations, les diverses communautés où les gens se regroupent par affinités électives, l’uniformité et la verticalité ne sont plus à l’ordre du jour : le désir d’une transcendance (qui dans l’ordre politique se translaterait en cette attente d’une attitude churchillienne de la part de nos dirigeants, qui auraient ainsi valeur d’exemples) essaime d’un impérieux besoin de participation, d’horizontalité. Le dirigeant n’est qu’un primus inter pares qui guide par l’exemple. Ce qui existe dans la Société doit advenir dans le champ Politique. Et il n’y a là rien de nouveau ou de moderne, Tarde à son époque se revendiquait déjà d’une république des exemples et des icones de la IIIème République. Le Pouvoir, entité juridique formelle, n’est rien s’il ne s’appuie pas sur la Puissance, forme diffuse qui irrigue toute la société : émanant des groupes citoyens, des associations, des communautés diverses, des entreprises et même – s’ils fonctionnaient correctement – des partis politiques. Le sociologue Michel Maffesoli a examiné dans le détail cette opposition entre la comédie des institutions publiques, le Pouvoir, devenue une théatrocratie comme le disait Platon, animée par la pensée du Palais de Machiavel, et la Puissance, diffuse au sein de multiples corporatismes, associations et élites, menée elle par la pensée de la place publique. Ce qui explique le fossé grandissant entre les deux, et qui a permis le présidentialisme extrême actuel en France, c’est l’avènement de ce que j’appellerais la technocrature qui ne fait qu’un avec le Président français actuel.
J’utilise ce mot à escient, dérivé du terme démocrature : la technocrature est à la technocratie ce que la démocrature (apparence de démocratie ayant basculé en un régime autoritaire, comme en Russie ou en Turquie) est à la démocratie. La technocratie française ou énarchie est l’ossature de l’Etat français depuis cinquante ans mais aussi de la classe politique et même de l’élite économique depuis trente ans. Il n’y a pas DES élites en France, comme aux Etats-Unis (bourgeoisie d’affaires et de la politique des grandes universités de l’Ivy League, Wall Street, élite technologique de la Silicon Valley, pouvoir pétrolier…), mais bien UNE élite, formée dans la matrice de l’Etat et qui ensuite essaime en politique ou dans les grandes entreprises : elle tient sa légitimité du diplôme et de la supposée maitrise technique, sans adoubement populaire. Même ceux qui finissent par être formellement élus le sont dans des conditions de non choix dont l’élection présidentielle de 2017 fut un exemple flagrant. La symbiose entre la technocrature, quelques milieux d’argent et la Présidence aboutit ipso facto à la présidentialisation du régime : esquissée sous Sarkozy, l’absence de crédit de ce dernier dans la technocratie ne lui a pas permis d’achever ce mouvement que l’ascension de Macron, énarque et inspecteur des finances, sous Hollande puis à la présidence, complètera. Ainsi, présidentialisme extrême et technocrature ne sont que l’avers et le revers d’un même phénomène, comme on le comprend en lisant le dernier ouvrage de Chloé Morin, Les inamovibles de la République.
L’impuissance structurelle de nos gouvernements plaiderait pourtant contre la thèse d’une actuelle dérive présidentialiste et un recours à un régime encore plus autoritaire, diraient certains. C’est oublier un peu trop vite l’Imaginaire qui sous tend tout pouvoir, et qui en fait explique pourquoi une absence de résultats concrets et de légitimité mène justement inéluctablement à une dérive présidentialiste, là ou des présidents efficaces n’en auraient nul besoin. Car le Pouvoir est fait de l’étoffe de nos illusions, de la cristallisation de nos attentes. Notre Etat si vénéré ne tient que par ce qu’on croit en lui. Thucydide disait déjà « ils fictionnaient et croyaient à leur fiction… ». « Tout Etat social exige des fictions » Paul Valéry. Ces croyances reposent aussi sur des dons supposés : l’intelligence de notre bureaucratie mais aussi par exemple les capacités intellectuelles supposément exceptionnelles de Macron sont des axiomes qui sous tendent la domination de ces groupes ou individus et justifient le pouvoir : dire la réalité, à savoir décrire la prise du pouvoir par un jeune Rastignac, parait insupportable à nos concitoyens, surtout si eux-mêmes ont été bernés par la mystification. En général, ce n’est pas l’analyse rationnelle qui fait tomber le masque, c’est l’innocence de l’enfant qui désillusionne les rituels sociaux… Ce n’est pas la raison des Lumières qui nous désaliène, c’est la source de tout ce qui s’oppose à la rationalité calculatrice. D’ailleurs les mouvements de révolte sont inspirés par une réaction purement romantique à ce qui est insupportable, c’est une réaction EMOTIONNELLE et non RATIONNELLE, qui nourrit la révolte au sens camusien du terme. C’est bien pour cela que peu d’observateurs arrivent à expliquer le phénomène Gilets jaunes.
Dans le cas du présidentialisme à la française, le consentement à un tel pouvoir est de plus en plus un jeu de dupes qui couvre une réalité insoutenable, celle de la mainmise d’une oligarchie.
Il ne faut pas attendre un sursaut général mais plutôt une réaction individuelle et brutale de certains individus ou groupes, qui révèleront que le roi est nu, que ce surpouvoir est ridicule car il ne tient plus rien. C’est le mythe de Neo et de quelques rebelles qui nous tirent de la Matrice. Et nous terminerons donc par une touche plus légère et un résumé du Conte du Roi Nu, cette pièce trop méconnue de Schwartz :
Il y a bien longtemps dans un pays lointain, vivait un roi qui aimait être bien mis. Il avait un habit pour chaque heure du jour. Un beau jour, deux escrocs arrivèrent dans la ville. Ils prétendirent savoir tisser une étoffe que seules les personnes sottes ou incapables dans leurs fonctions ne pouvaient pas voir. Ils proposèrent au souverain de lui confectionner des vêtements. Le roi pensa que ce serait un habit exceptionnel et qu’il pourrait ainsi repérer les personnes intelligentes de son royaume. Les deux charlatans se mirent alors au travail. Quelques jours plus tard, l’empereur, curieux, vint voir où en était le tissage de ce fameux vêtement. Il ne vit rien car il n’y avait rien. Troublé, il décida de n’en parler à personne, car personne ne voulait d’un roi sot. Il envoya plusieurs ministres inspecter l’avancement des travaux. Ils ne virent rien non plus, mais n’osèrent pas l’avouer, de peur de passer pour des imbéciles. Tout le royaume parlait de cette étoffe extraordinaire. Le jour où les deux escrocs décidèrent que l’habit était achevé, ils aidèrent le roi à l’enfiler. Ainsi « vêtu » et accompagné de ses ministres, le souverain se présenta à son peuple qui, lui aussi, prétendit voir et admirer ses vêtements. Il défile devant son peuple dans ses habits magnifiques qui n’existent pas. Seul un petit garçon osa dire la vérité : « Mais, le roi est nu ! ».
Sébastien Laye
Entrepreneur et chercheur associé en économie à l’Institut Thomas More