Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’Energie atomique et membre de l’Académie des sciences, a été auditionné le 29 novembre par la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Ainsi que le souligne Arnaud Benedetti dans son édito de ce jour, Yves Bréchet a déploré, au cours de son audition que nous reproduisons ici, l’abandon de la filière à neutrons rapides, « décision emblématique de la disparition de l’Etat stratège et de la transition d’un Etat stratège vers un Etat bavard ».
Audition à l’assemblée nationale,
Yves Bréchet, 29 novembre 2022
Je vous remercie de la convocation à venir témoigner devant votre commission. Je répondrai aux questions qui m’ont été transmises au fils de mon exposé et reviendrai sur ces questions de façon synthétique à la fin de ma présentation, au moment de la discussion qui suivra cette présentation et qui durera aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Les questions qui sont liées à la souveraineté énergétique et en particulier au rôle du nucléaire sont complexes, je vous demanderai donc patience et attention pour pouvoir aller au-delà de la recherche nécessaire des responsables et avancer dans la direction indispensable des solutions.
- Qui suis-je ?
Je suis un scientifique et un ingénieur, spécialiste de science des matériaux en général et de métallurgie en particulier. J’ai fait l’essentiel de ma carrière (1987-2012) dans le monde universitaire, formant des ingénieurs et des chercheurs. L’essentiel de mes travaux a porté sur les matériaux dits « de structure », en particulier ceux en relation avec la production ou la consommation d’énergie. Je suis membre de l’Académie des sciences, ainsi que de plusieurs académies étrangères, je suis professeur associé au Canada et en Australie.
J’ai occupé la fonction de Haut-Commissaire à l’Energie Atomique de 2012 à 2018 soit deux mandats de trois ans. Je n’ai pas souhaité être renouvelé en 2018.
J’ai rejoint la compagnie Saint-Gobain comme directeur scientifique en 2018, je préside le conseil scientifique de Framatome depuis 2019, et je conserve une activité de recherche en collaboration avec des universités étrangères.
Je n’ai plus aucune relation professionnelle ni avec le CEA, ni avec le gouvernement depuis mon départ.
Je ne m’exprimerai dans cette audition que sur des faits antérieurs à 2019, date de ma prise de présidence du conseil scientifique de Framatome.
- Quelle est la fonction de Haut commissaire ?
a. La fonction :
- il s’agit d’un poste prévu par la loi, poste de conseil scientifique auprès du gouvernement et de l’administrateur général du CEA, sur les missions du CEA et en particulier les missions concernant le nucléaire civil et militaire, ainsi que les questions liées à l’énergie en général.
- Il est positionné au sein du CEA, mais hors la hiérarchie du CEA ce qui lui assure une totale liberté de travail
- Les textes juridiques définissant la fonction de Haut-Commissaire
L’article L. 332-4 du Code de la recherche
Les articles R* 1411-9 et D. 1333-28 du Code de la défense
Les articles 5,9, 11, 12 du décret n°2016-311 du 17 mars 2016 relatif à l’organisation et au fonctionnement du CEA.
L’arrêté du 26 juillet 2016 relatif au Conseil scientifique du CEA.
- A travers ces différents textes, le Haut-commissaire à l’énergie atomique a les fonctions suivantes :
Il est le conseiller de l’exécutif pour les questions scientifiques et techniques concernant l’énergie nucléaire. Il peut saisir les ministres intéressés de propositions relatives à l’orientation générale scientifique et technique du CEA.
Il est membre du Comité de l’énergie atomique qui examine toutes questions relatives au CEA, il est prévu par la loi que ce comité à l’énergie atomique se réunisse au moins une fois par an sous la présidence du premier ministre. Il pourrait en principe être réuni sous saisine du HC.
Il participe au Conseil d’administration du CEA avec voix consultative.
Il est le conseiller scientifique et technique de l’Administrateur général du CEA pour l’orientation générale scientifique et technique du CEA. Pour exercer cette fonction, le Haut-commissaire est assisté d’un Conseil scientifique qu’il préside.
Il est responsable de la chaîne de sécurité pour l’intégrité des moyens concourant à la dissuasion et ne relevant pas du ministre de la défense. Il est garant de la gestion patrimoniale des matières nucléaires nécessaires à la défense.
Il peut être chargé, au titre de ces différentes fonctions, par un ministre ou par l’Administrateur général du CEA, de diverses missions de conseil et d’expertise dans les domaines intéressant le CEA, la défense nationale et l’enseignement.
Il est essentiel de comprendre qu’il s’agit d’un poste de conseiller sans pouvoir décisionnel, le pouvoir de décision restant entre les mains de l’administrateur général.
b. Le fonctionnement
Chaque HC a son style propre.
J’ai personnellement choisi d’avoir un positionnement technique, en donnant mes rapports aux autorités concernées à l’exclusion de toute diffusion publique.
Ce devoir de réserve absolue, revendiquée dès ma nomination, va à mes yeux avec un devoir de franchise totale. Je ne me suis jamais départis ni de l’un ni de l’autre.
Les documents issus du HC sont donc à diffusion réduite, mais tous ont été systématiquement transmis aux ministres concernés ainsi qu’à leurs conseillers techniques (essentiellement environnement et énergie, industrie, recherche, défense et systématiquement le PR et le PM), aux administrations directement concernées (généralement DGEC, DGRI, DGE, Cabinet Militaire du PR), et certains aux présidents et vice-présidents de l’OPECST. Bien entendu l’AG du CEA était destinataire de tous les rapports. Ils n’ont jamais eu de couverture médiatique, je ne parlais quasiment jamais à la presse.
Les rapports étaient systématiquement remis en mains propres aux conseillers techniques que je rencontrais une fois par trimestre en tête à tête pour leur en expliquer le contenu.
Je me considère comme pleinement engagé par ce qu’ils contiennent.
Ce qui en a été fait, ou plutôt ce qui n’a pas été fait, est de la responsabilité des décideurs qui ont été destinataires de ces documents
Les rapports issus du HC prennent plusieurs formes suivant les sujets traités
- Echéance de 6 mois à un an : Sur des sujets scientifiques et techniques, à la demande du gouvernement, ou de la haute administration, ou des acteurs du nucléaire, des rapports issus de groupes de travail pilotés par le HC ( structurés comme suit : Conseil du HC / Résumé exécutif / Rapport détaillé )
Exemples : Le stockage souterrain des colis de déchets bitumés ; L’avenir de la métallurgie française Réflexions et pistes d’action ; Analyse de scénarios énergétiques : application aux scénarios de l’Ademe et de l’Ancre ; Réflexions et avis sur le Plan à moyen et long terme (PMLT) du CEA – 2013-2022 ; Le Blackout : une menace permanente pour le système électrique avec des conséquences sanitaires potentiellement graves ; Prédiction du vieillissement de l’acier de cuve des réacteurs Rep du parc électronucléaire français ; Aspects socio-cognitifs des controverses sur les sciences et techniques ;La Chaleur : quels enjeux de R&D pour le CEA ?; La radiobiologie moderne ; Le démantèlement des centrales nucléaires : analyse comparée avec la situation internationale ; Les analyses du DOE sur la transition énergétique ; La simulation numérique dans le domaine nucléaire ; La microélectronique post CEMOS,…
- Echéance de un à deux mois : Notes courtes du HC sur un point nécessitant une information directe et rapide
Exemples : Sur la nécessité des RNR ; Opportunité des SMR ; Radiothérapie ; Sur les super isolants ; Epidémiologie des cancers de la tyroïde ; Pour un comité d’éthique eu CEA ; Les échelles de temps dans le Nucléaire ; Opportunité de la filière Thorium ; Analyse atout-attrait des SMR ; Structuration de la recherche au CEA : la segmentation ; Pertinence du bio-mimétisme ; Sur la réglementation thermique des bâtiments ; Bases pour une analyse rationnelle des mix énergétiques ; La participation Française au rapport du GIEC ; L’expert et le conseiller scientifique ; La disqualification des experts ; La relation science / Politique dans l’exécutif américain ; Opportunité des collaborations avec UK ; opportunité des collaborations avec les USA ; La chimie séparative au CEA et son application hors nucléaire
- Actions à la demande des acteurs du nucléaire : animation de groupes de travail pour avis aux décideurs : Ces rapports sont rendus aux demandeurs ainsi qu’aux conseillers techniques et au cabinets des ministères concernés.
Exemples : les innovations dans EPRNM ; les stratégies de fermeture du cycle et ASTRID, Priorisation des programmes de recherche de l’ANDRA pour CIGEO ; analyse des compétences des forges du Creusot ; analyse des compétences des différents secteurs dans AREVA ; Bilan des recherches sur la séparation isotopique par laser
En parallèle à ces actions d’expertise, conformément à la mission donnée au HC de par sa fonction, je menais une évaluation scientifique approfondie du CEA : Conseil Scientifique et Visiting commitee. Les sujets, choisis conjointement par l’AG et le HC, donnent lieu à une double évaluation, nationale et internationale. Cette évaluation est synthétisée par une note du HC à l’usage de l’AG et des tutelles.
Sujets traités : Les lasers au CEA ; Les aspects matériaux de la production d’énergie dé-carbonée ; le calcul numérique intensif ; Les technologies du CEA et leur impact environnemental : ressources et recyclage ; …
Je rendais de plus un rapport d’activités (une fois tous les deux ans) réunissant les résumés exécutifs, discours, notes et lettres officielles. En fin de mandat : bilan d’activité et recommandations.
c. Les travaux effectués
Ne sont listés ci-après que les rapports ayant trait aux missions civiles du CEA, les notes sur la dissuasion relevant du secret défense. Ils ont été remis à son arrivée à l’actuel Administrateur général en mars 2018, c’est à dire avant mon départ en septembre 2018. Il pourra sans doute vous les transmettre. Je les tiens à la disposition de la commission sur demande, ainsi que les notes courtes qui ne sont pas listées.
Etudes globales
Analyse du PMLT 2013-2022 du CEA
Analyse et mise en oeuvre de la refondation de l’I2EN
Analyse et mise en oeuvre de la refondation de l’INSTN
Préparation avis pour les Comités de l’énergie atomique (2013, 2015, 2016, 2018)
Mise en place du Collège d’éthique du CEA présidé par le Haut-commissaire
Conseil scientifique & Visiting Committee
Physique des plasmas et lasers
Matériaux et systèmes pour les énergies dé-carbonées
Calcul haute performance, simulation et analyse de données : les défis scientifiques en anticipation d’une nouvelle génération de super-ordinateurs
Impacts des technologies développées au CEA sur le cycle des matières : des ressources aux déchets (segment 13)
Physique et chimie fondamentales au CEA (segment 23)
Thématiques ayant donné lieu à un rapport à diffusion limitée :
Stockage souterrain des colis de déchets bitumés (janvier 2014)
Analyse de scénarios énergétiques : scénarios de l’Ademe et de l’Ancre (juin 2014)
Le Black-out : une menace permanente pour le système électrique avec des conséquences sanitaires potentiellement graves (août 2014)
Vieillissement de l’acier de cuve des Rep du parc électronucléaire français (septembre 2014)
Aspects socio-cognitifs des controverses sur les sciences et les techniques (février 2015)
La chaleur comme vecteur énergétique : quelles priorités pour le CEA ? (septembre 2015)
Bases fondamentales de la radiobiologie et de la radio-cancérogénèse (octobre 2015)
Conditionnements et comportement des déchets magnésiens en stockage (novembre 2015)
Codes de simulation en neutronique et thermohydraulique (juin 2016)
Analyse de l’EPR-NM et des perspectives de réduction de cout ( décembre 2016)
Les options de fermeture du cycle nucléaire (juillet 2017)
La microélectronique Post CEMOS (octobre 2017)
Analyse du programme de recherche du projet CIGEO ( octobre 2017)
Analyse des travaux de la QTR du DOE (novembre 2017)
Conditions du Mix énergétique ENR-Nucléaire et R&D pour le CEA (juin 2018)
Les très grands instruments de recherche (juillet 2018)
Analyses comparative et réflexions sur la sureté nucléaire (article dans la revue Commentaire, 2020)
Analyse des compétences et de l’outil industriel dans la branche AREVA de la filière électronucléaire et réflexions sur la filière ( Rapport rendu en en 2018)
Hadronthérapie : quelles perspectives ? ( 2018)
LE CEA, la biologie et la clinique ( 2018)
Les PRTT du CEA : le transfert technologique en régions (Rapport rendu en 2018)
Analyse des conditions d’assainissement-démantèlement (Rapport rendu en 2018)
- Une vue d’ensemble du nucléaire en France
J’avais donné en 2020, à leur demande, une conférence a un groupe informel de jeunes hauts fonctionnaires, « La Tortue », sur la politique électronucléaire en France. Cette vision, donnée après mon départ de fonction, rappelant l’historique, me semble demeurer pleinement d’actualité.
Le programme électronucléaire français a été décidé politiquement et mis en œuvre industriellement par un Etat stratège dans une situation de crise menaçant la souveraineté énergétique du pays. La clé de voûte de cette stratégie était, identifiée dès les années 70, la filière à neutrons rapides qui permettait, le moment venu, de requalifier des déchets en ressources, et d’assurer l’indépendance du pays en termes de ressources en uranium. On a alors un « nucléaire durable » , qui n’utilise aucune ressource naturelle par définition épuisable, et résoud la question des déchets. Un système circulaire pratiquement parfait et à émission de gaz a effet de serre minimal.
Dans une situation de crise au moins aussi importante, la crise climatique, et malgré des discours apparemment volontaristes pour la combattre, l’Etat français peine à assumer ce qui est un atout qui lui donne une électricité à 90% décarbonée, et vient de prendre une décision lourde de conséquences en abandonnant la filière à neutrons rapides au moment même ou de grands états impliqués dans le nucléaire comme la Russie ou la Chine accélèrent leurs développements.
Cette décision, faisant suite à une série de renoncements concernant le parc électronucléaire, est emblématique de la disparition de l’Etat stratège en matière énergétique, et de la transition d’un « Etat stratège » vers un « Etat bavard ». Elle est aussi révélatrice d’une désinformation continue concernant cette filière, désinformation acceptée par l’Etat, quand elle n’est pas organisée par lui.
Plusieurs points demandent à être fermement réaffirmés, concernant l’énergie nucléaire :
- L’électricité générée par le nucléaire est essentiellement décarbonée. Dans une optique de lutte contre le réchauffement climatique, il est absurde de dépenser des milliards pour décarboner une électricité déjà décarbonée
- Le démantèlement des centrales est une technologie maitrisée, mais elle ne créera pas des emplois à la mesure de ceux que la fermeture des centrales supprimées
- Le fonctionnement des centrales est sûr et la létalité de l’énergie nucléaire est faible devant celle des autres sources d’électricité, en particulier de toutes les sources fossiles.
- La gestion des déchets est garantie par la technologie de vitrification couplée au stockage géologique profond, deux technologies sur lesquelles la France a une avance reconnue.
- La question des ressources en uranium est résolue par la technologie des neutrons rapides et de la fermeture du cycle, qui permettent à la fois d’ utiliser l’U appauvri, et de maitriser le bilan en Pu.
- Cette filière à neutrons rapides ou la France était pionnière vient d’être abandonnée ( en 2018) par une décision à courte vue qui restera dans l’histoire comme un modèle de stupidité ou de cynisme.
Il est donc important de comprendre comment la cohérence d’une stratégie industrielle a cédé la place à l’opportunisme d’une stratégie de communication.
Le retour sur l’historique de la filière, sur les difficultés industrielles rencontrées, permet de mieux comprendre la situation actuelle.
- Le déploiement de la filière industrielle dans les années 1970, à la suite du choc pétrolier, s’est appuyée sur une décision politique (le plan Messmer), un choix stratégique (la filière à eau pressurisée) et une stratégie industrielle (la structuration de la filière depuis le combustible jusqu’à l’aval du cycle).
- En 20 ans, 58 réacteurs ont été construits, plaçant la France en tête des nations industrielles de l’énergie nucléaire, avec un retour d’expérience en matière d’efficacité industrielle et de sureté inégalée dans le monde.
- N’avoir pas construit de réacteurs pendant les 20 ans qui ont suivi a conduit à une perte de compétences industrielles, à une dégradation de l’outil de production, à un délitement du tissu de sous-traitants dont nous payons aujourd’hui le prix.
- La doctrine de libéralisation des marchés appliquée à un produit (l’électricité) dont la nature non stockable est à ce jour encore incontournable, et la démission des Etats européens face au besoin pourtant croissant de fournir à tous les citoyens une énergie à bon marché, a conduit à une déstructuration qui a pour conséquence une situation économiquement et politiquement intenable (prix négatifs, déstabilisation des réseaux).
- La gestion de l’intermittence des ENR et leur déploiement massif conjugué avec la perte de capacités pilotables, à plusieurs fois signalée par l ASN, conduit à une dépendance grave vis-à-vis du gaz, au niveau européen, qui présente un risque géopolitique grave. L’histoire récente nous en donne la preuve
Le prix à payer pour ces erreurs historiques sera lourd. La destruction, à l’heure même de l’urgence climatique, de ce qui a été un fleuron industriel du pays et qui constitue un de ses meilleurs atouts dans la lutte contre le dérèglement climatique, l’absence de stratégie claire dans le domaine électronucléaire en ce qui concerne le remplacement du parc, le sacrifice d’outils industriels amortis et au fonctionnement sûr, la confusion entretenue entre la lutte contre le réchauffement climatique (qui suppose une décarbonation de notre énergie), le manque de lucidité sur les liens organiques entre la dissuasion nucléaire et la propulsion et les technologies industrielles du civil, relèvent au mieux de l’ignorance , au pire de l’idéologie.
- Une étude de cas : le renoncement à la filière Neutrons rapides
Sauf à supposer que personne dans les ministères ou dans les administrations ne lise les rapports techniques, la décision d’arrêt du projet ASTRID a été prise en connaissance de cause.
J’ai écrit quatre notes à ce sujet, le CEA a rendu dans une réunion interministérielle un dossier très complet à la fois sur les aspects techniques du projet, et sur les implications industrielles et en terme de relations internationales. J’ai d’autre part rendu un rapport détaillé sur toutes les options de fermeture du cycle et leur état de maturité. La note que je reproduis ci-dessous date d’aout 2017, donc avant que ne soit prise la décision officielle d’arrêt du programme. Elle remet en perspective a décision à prendre en regard de 70 ans d’investissement du contribuable, et avait pour objet de décrire en des termes non techniques les conséquences de la décision à prendre1.
Sur la nécessité de fermer le cycle des matières nucléaires ( extrait de la note d’aout 2017)
La problématique de la fermeture du cycle des matières nucléaires constitue une illustration de la nécessité d’une instruction technique approfondie des dossiers.
La « fermeture du cycle des matières nucléaires » vise à éviter l’accumulation des déchets nucléaires, dont le déchet majeur est le plutonium, et à tirer le maximum d’énergie des matières premières issues du minerai d’uranium. Il se trouve que les réacteurs à neutrons rapides (RNR) sont capables de brûler tous les isotopes du plutonium et donc de transformer ce déchet en ressource. Ils peuvent également brûler l’uranium naturel et l’uranium appauvri. Les RNR peuvent donc transformer les déchets, en particulier le plutonium, en ressource, et consommer toutes les matières fissiles issues de la mine. Ce faisant, de facto, les RNR permettent une gestion rationnelle de la ressource « site de stockage profond ».
J’ai d’ailleurs remis un rapport à la demande conjointe du Président d’EDF et de l’Administrateur général du CEA, qui montre que, parmi les différentes possibilités techniques pour réaliser la fermeture du cycle, le RNR à caloporteur sodium est l’option technologique la plus mature.
Par contre l’obsession qui semble répandue au sein de certains services de l’administration centrale du pays de « brûler le Pu le plus vite possible » n’a pas de sens, sauf à se placer dans une logique de sortie du nucléaire, ce qui est en contradiction avec la politique voulue par le Président de la République. En effet, n’en déplaise à certains, le rééquilibrage du mix électrique ne contient pas l’engagement d’une sortie à plus ou moins long terme du nucléaire. Et en tout état de cause, une telle option ne pourrait pas être décidée implicitement par la force des choses et l’enchaînement des décisions.
Ma compréhension de la volonté présidentielle est la suivante : le nucléaire est une composante majeure et durable du mix électrique français et le débat actuel porte sur l’évolution de la part de cette composante dans le mix énergétique et le calendrier de cette évolution. Il en ressort que la France restera encore longtemps un grand pays nucléaire, même à 50% de son mix électrique.
Actuellement, personne n’est capable de dire quelle proportion d’énergies dé-carbonées non nucléaires est compatible avec nos sociétés industrielles. On ne sait pas quelles sont les capacités de stockage réalistes, on ne sait pas les modifications indispensables du réseau de distribution, on ne sait pas quelle part de production et de consommation localisées est compatible, non seulement avec un mix énergétique donné, et enfin la production à partir d’énergies fossiles d’une électricité dé-carbonée rendue possible par un stockage de masse du CO2 est à ce jour un vœu pieux.
Cependant, l’utilisation, même « modérée » du nucléaire impose de fermer le cycle sauf à laisser la filière nucléaire s’étouffer sous ses propres déchets. Ne pas fermer le cycle condamnerait, à terme, le nucléaire dans notre pays. Fermer cette option sans le dire, forcerait la décision politique de façon malhonnête en donnant de facto au nucléaire un statut d’énergie de transition. Garder l’option de fermeture du cycle laisse au contraire possible l’usage du nucléaire dans la proportion qui sera nécessaire car à tout moment le flux de matières entrant et sortant sera équilibré, sans accumulation, comme c’est le cas actuellement, de déchets non ultimes.
Ne pas fermer le cycle, c’est rendre le nucléaire non viable parce que non durable ; c’est tout simplement irresponsable, et c’est politiquement indéfendable car on prive le politique d’une marge de manœuvre et, de facto, on «décide » à sa place.
Finalement, que ce point de vue d’arrêt des études sur la fermeture du cycle soit un calcul comptable à court terme, une méconnaissance de l’ensemble du problème énergétique, ou une mise en cause de la société industrielle, est indifférent. Ce qui est bien plus grave dans cette fin programmée du nucléaire, c’est une manière inadmissible de piéger le politique pour le forcer ensuite à une seule « décision ». Au contraire, fermer le cycle c’est laisser ouvert le champ des options de gestion des matières et des déchets ultimes de façon à pouvoir prendre au fur et à mesure, rationnellement, les décisions politiques et techniques qui sont les meilleures pour le pays.
Décliné avec ces arguments, vous comprenez pourquoi je considère, que les RNR ne sont pas un projet du CEA mais la clé de voûte , dans l’état actuel des choses qui résulte des choix historiques qui ont été faits, d’une politique énergétique à la fois rationnelle et respectueuse de la capacité de décision politique du gouvernement du pays. D’autres pays comme la Russie, la Chine ou l’Inde ne s’y sont pas trompés ; ils avancent résolument sur la voie des RNR dont ils ont bien perçu l’importance stratégique.
Il reste que les détails de la conception du projet Astrid sont encore ouverts et que l’ensemble du programme ferait parfaitement sens dans un contexte de collaboration internationale. C’est cette analyse qu’il faut mener d’ici à 2019. Mais on ne peut la mener sereinement que si l’intérêt de mener le projet est clairement perçu et sans ambiguïté.
Last but not least, l’argument de possibilité de développer une filière qui valorise 70 ans d’investissement du contribuable, dans laquelle la France a une avance avérée, est un argument de plus, qui est plausible si on pense que le nucléaire a un avenir dans le monde (il y a quand même 200 centrales programmées…) mais cela suppose une filière nucléaire en France « remise au carré » avec des dirigeants disposant d’une vraie stratégie qui ne se borne pas à équilibrer les lignes ou à faire des annonces médiatiques.
· La fermeture du cycle est une condition indispensable pour un nucléaire durable, quelle qu’en soit la proportion · Les RNR sodium sont la technologie la plus mature pour réaliser cette fermeture. · Ne pas fermer le cycle contraint le politique à faire par anticipation un choix de sortie du nucléaire, alors même qu’il n’est pas assuré que les technologies pour s’en passer soient disponibles. · Il faut sortir de la diabolisation du plutonium cesser de l’accumuler comme un déchet pour l’utiliser comme une ressource. · C’est le prix de l’uranium qui dictera la cinétique de déploiement de cette ressource · Faire le choix de la fermeture du cycle laisse au politique, à la mesure des progrès dans les ENR, la possibilité de choisir, au lieu de se laisser forcer la main par des doctrinaires.
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Voilà les informations auxquelles les décideurs politiques avaient accès, quand bien même ils n’auraient pas lu ou fait lire les rapports détaillés qui avaient précédé et que leurs conseillers techniques avaient eus en main.
Il est très important de comprendre que la filière à neutrons rapides est la clé de la fermeture du cycle, que la fermeture du cycle est la clé d’un nucléaire durable et indépendant en terme de ressources, qu’à ce titre c’est un outil de souveraineté nationale du point de vue énergétique et du point de vue industriel. Mais de façon liée, la capacité industrielle à construire dans la durée des réacteurs nucléaires est essentielle pour répondre aux besoins industriels de la propulsion nucléaire, et donc à la crédibilité de la dissuasion. C’est donc aussi un outil essentiel pour la souveraineté nationale au sens militaire. Et comme outil de souveraineté, il est indispensable de penser les collaborations internationales éventuelles sur ce sujet dans le cadre de leurs implications géopolitiques. Ce que faisait la collaboration avec le Japon.
L’abandon de la filière avec l’arrêt d’Astrid est plus qu’une erreur, c’est une faute grave. Espérons que nous saurons rattraper l’erreur sans en commettre de plus graves encore en terme d’abandon de souveraineté.
Mais comme le disait cruellement Jonathan Swift
« Pourquoi espérer qu’ils puissent écouter des conseils quand ils ne sont pas même capables d’entendre des avertissements ? »
- Au cœur du problème : l’instruction scientifique des dossiers politiques
La faiblesse des analyses conduisant aux décisions de l’Etat pose question.
La doxa prônant le passage de 75% à 50% de la capacité électronucléaire, la confusion entre la puissance installée et la puissance délivrée, l’omission des coûts de réseau et de stockage dans l’évaluation des aspects économiques des différentes sources d’électricité, le refus de procéder à une analyse de fond des expériences faites chez nos voisins, témoignent au mieux d’une naïveté confondante.
La propension à considérer que des technologies en développement (l’hydrogène comme vecteur énergétique, les smart grids…) peuvent être, en situation d’urgence climatique, des technologies à déployer massivement dans l’instant, témoigne d’une méconnaissance profonde des délais de développement : quand on doit répondre à une urgence, on se doit d’utiliser en priorité les technologies déjà disponibles. Et l’urgence climatique est patente depuis au moins dix ans.
Inversement, la procrastination sur toutes les décisions concernant le nucléaire, la politique d’annonce dans l’attente des décisions concrètes de mise en chantier, montre une ignorance stupéfiante de l’inertie intrinsèque des industries lourdes et de la nécessité d’une vision stable à long terme pour conserver au bon niveau un outil industriel.
L’incapacité à penser l’ensemble d’un système énergétique conduit à des PPE qui sont un collier de « perles-gadget » au moment où on aurait besoin d’un câble robuste.
Ces constatations sont autant de signes que l’analyse scientifique et technique a déserté les rouages décisionnels de l’état.
Votre commission peut et doit rechercher les responsables du désastre. Mais la situation est trop grave pour se contenter de « coup de com » en faisant venir telle ou telle « star ».
Au-delà des anciens ministres que vous pouvez auditionner « pour le fun », en étant à peu près sûr de n’avoir que des effets de manche, c’est dans les structures des cabinets et de la haute administration qui sont censés analyser les dossiers pour instruire la décision politique qu’il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté énergétique et industrielle.
Pour ce qui concerne la politique nucléaire, pourquoi, en six ans de mandat et malgré des demandes réitérées je n’ai vu se réunir le comité à l’énergie atomique que deux fois, et une seule fois dans sa configuration légale (alors qu’il aurait dû être réuni chaque année- ce qui a été le cas pour la version « défense ») ? Pourquoi est-il rarissime d’avoir un retour sur un rapport technique ? Pourquoi tant de rapports – le rapport Descatha-Collet Billon par exemple disparaissent ils sans laisser de traces ? pourquoi les avis réitérés des académies des sciences et des technologies sont-ils reçus par un silence poli ?
Ces disfonctionnements ont des causes profondes.
La première est l’inculture scientifique et technique de notre classe politique. Dans la génération qui a reconstruit le pays, les élèves de l’ENA recevaient un cours de Louis Armand sur les sciences et les technologies de la France industrielle. Cela ne faisait pas d’eux des ingénieurs, mais cela leur donnait la mesure du problème. Et cette connaissance les rendait beaucoup plus efficaces que ne peuvent l’être des ingénieurs n’ayant d’ingénieurs que le titre.
La seconde est le rôle des « conseillers techniques » dans les cabinets ministériels. Quel que soit le prestige de leur diplôme, ils se retrouvent à conseiller sur des sujets qu’ils ne maitrisent généralement pas un ministre qui ne se pose même pas la question. Leur premier souci sera trop souvent de ne dire à leur ministre que ce qu’il a envie d’entendre pour ne pas nuire à leur carrière à venir. Il n’est guère surprenant que lesdits conseillers n’aient qu’un enthousiasme limité à réunir un comité à l’énergie atomique qui aurait tôt fait de mettre à jour leur lacunes.
Au fond, au-delà de la question du nucléaire et de la souveraineté énergétique, c’est l’instruction scientifique et technique des dossiers politiques qui doit être repensée de fond en comble. Que les corps techniques de l’état forment correctement leurs jeunes entrants au lieu de se contenter d’être les chiens de garde de chasses gardées, que les conseillers soient en état de conseiller, c’est-à-dire réapprennent à analyser le fond des dossiers, à challenger les experts qui leur rapportent, au lieu de n’être nommés que sur la foi d’un titre fraichement acquis.
De telles instances existent aux USA, au Royaume Uni, et elles fonctionnent. J’ai eu à examiner les rapports QER et QTR sur la transition énergétique produits sous la présidence de B.Obama (cette analyse a d’ailleurs été transmise au ministère de l’environnement et au ministère de l’industrie, et bien sûr au premier ministre et au président de la république). La qualité du travail effectué reflétait à la fois la rigueur de la procédure et l’intérêt pour l’exécutif américain de l’époque d’avoir un tel avis.
Il serait peut-être temps de s’y intéresser.
- Retour sur le questionnaire envoyé par l’AN
Yves Brechet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique et membre de l’Académie des sciences
1. Pouvez-vous présenter le périmètre de vos fonctions de Haut-commissaire ? Comment ses fonctions s’articulaient-elles avec celles de l’Administrateur général du CEA ?
Mission de conseil scientifique au gouvernement, indépendant de l’AG, sur le périmètre des missions du CEA, comprenant le nucléaire civil et militaire
2. Lors de votre prise de fonction en 2012, quel jugement portez-vous sur les activités du CEA et leur adéquation avec les enjeux d’indépendance énergétique notamment ?
Le CEA remplissait convenablement ses missions concernant le nucléaire militaire et civil. Sur les énergies renouvelables, le CEA avait une stratégie opportuniste qui répondait à des exigences gouvernementales essentiellement pilotées par des agenda politiques. La mutation du CEA en CEAEA témoignait de cet opportunisme et de laa volonté de l’établissement de préempter ce sujet chéri des ministères. Alors que la partie ENR constituaient au sein du CEA un « état dans l’état » dont le patron avait son ronds de serviette au ministère, la défense de l’action du CEA dans le domaine du nucléaire civil qui n’était pas « bien en cour » a été une lutte de tous les instants, menée courageusement par les deux AG avec qui j’ai travaillé.
3. Comment définissez-vous la souveraineté énergétique ? Ce concept était-il au cœur des préoccupations du CEA lorsque vous étiez haut-commissaire ?
Comment associez-vous ce concept à celui de l’indépendance énergétique ?
Et à celui de la résilience ?
La souveraineté énergétique est pour moi la capacité à fournir au pays, citoyens et industriels, les quantités et les puissances nécessaires, en ayant la maitrise des technologies permettant de le faire et en ne dépendant en terme de ressources que de pays alliés et diversifiés.
La notion de souveraineté industrielle est hélas une découverte récente dans les instances gouvernementales. En six ans de fonction je n’ai jamais entendu ce mot en dehors des secteurs de la défense. Chaque fois que je l’ai prononcé je me suis heurté à un mur d’indifférence.
La souveraineté était au cœur des préoccupations de l’administrateur général Daniel Wervaerde qui avait été directeur des applications militaires avant de diriger le CEA
4. Quelle place avaient les concepts de souveraineté et d’indépendance énergétique dans la politique énergétique française pendant l’exercice de vos fonctions de haut-commissaire? Si elle faisait partie des priorités, de quelle façon cette thématique était-elle traitée ?
Comme répondu ci-dessus, les instances gouvernementales que j’ai servies, malgré des avertissements répétés, n’avaient pas la souveraineté et l’indépendance énergétique dans leurs priorités. Le suivisme vis-à-vis de la politique énergétique de nos voisins allemands était total.
Le CEA a défendu des positions visant à assurer la viabilité du nucléaire, en maintenant les compétences dans la physique des réacteurs, la physicochimie du combustible, les technologies du démantèlement, et la gestion des déchets, et en continuant la politique de fermeture du cycle nucléaire : c’était en particulier le sens du projet ASTRID.
5. Quel était l’état du suivi de la sécurité d’approvisionnement du combustible nucléaire lors de votre mandat ?
Était-ce une préoccupation ?
La politique de la fermeture du cycle était la composante essentielle de cette réflexion. Je n’ai pas été associé aux négociations internationales sur les ressources en Uranium au niveau international.
6. Comment jugez-vous la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique ?
Les institutions et pratiques ont-elles permis que les scientifiques puissent exposer clairement les problématiques aux décideurs ?
La politique énergétique du pays a été décidée par un « canard sans tête », la chaine de décision publique est désastreuse. Malgré des requêtes répétées, je n’ai jamais vu examiné de façon quantitative l’impact des décisions prises sur le bilan CO2 du pays, pas plus que sur sa souveraineté. En terme de politique énergétique, j’ai vu l’exact opposé du travail qui était dans le même temps effectué aux Etats Unis à l’époque de B.Obama, ou au Royaume Uni.
L’analyse scientifique des dossiers était systématiquement ignorée, broyé par un effet de cour qui était au service des gouvernants plus qu’au service du pays.
7. Quels grands projets nucléaires ont été menés pendant l’exercice de vos fonctions ?
Pouvez-vous expliciter les raisons ayant motivé les choix de lancer ces projets ?
Faute de soutien gouvernemental, les grands projets ont été essentiellement au niveau des études scientifiques sur la physique des cœurs, sur les analyses d’accidents graves. De nombreux dispositifs ont été arrêtés, en particulier des outils de recherche, faute de moyens pour les maintenir. L’arrêt du réacteur OSIRIS, totalement injustifié (et ayant d’ailleurs des conséquences graves sur la disponibilité des isotopes médicaux), devait être compensé par le réacteur Jules Horowitz, lequel a connu des difficultés de réalisation qui sont le reflet de la dégradation des compétences industrielles de réalisation, mais aussi de la définition imprécise du cahier des charges.
Le projet ASTRID était à la fois une dynamique scientifique, une collaboration internationale, la relance de compétence industrielles, et une garantie de la pérennité si nécessaire du Nucléaire, par la fermeture du cycle du combustible.
8. A l’inverse, quels sont les projets auxquels il a été renoncé, et pour quelle raison ? Pouvez-vous, en particulier, évoquer le programme ASTRID ?
On a fermé des dispositifs de recherche pour des raisons budgétaires, nous mettant en dépendance en ce qui concerne les données de neutronique ou les accidents de criticité dans la fabrication du combustible.
L’arrêt du programme ASTRID a été pris au plus haut niveau de l’exécutif (PR et PM). Toutes les informations étaient disponibles, et ont été sciemment ignorées. Je ne sais pas si c’est pour des questions budgétaire (faire un investissement dont l’utilité de fera sentir d’ici une ou deux décennies) ou des raisons idéologiques (pari de pouvoir sortir du nucléaire, et donc inutilité du nucléaire durable). Dans le premier cas, c’est un raisonnement de chef comptable qui n’est pas à la hauteur de politiques devant avoir une vision à long terme. Dans le second cas, c’est de l’inconscience de « sauter d’un avion en pariant qu’on aura tricoté le parachute qui évitera de s’écraser au sol ».
Quelle que soit la cause de cette décision, elle relève pour moi d’une faute historique grave contre les intérêts de notre pays, une destruction de souveraineté énergétique patente, puisque les réacteurs à neutrons rapides, en brulant les 300 000 tonnes d’Uranium enrichi, nous auraient assuré des siècles d’indépendance énergétique.
9. Au vu de votre expertise, dans quel état jugez-vous la filière nucléaire française, y compris en comparaison internationale ?
La filière électronucléaire française reste un atout du pays. En héritage de décennies d’investissement, les compétences scientifiques et techniques demeurent au CEA, à EDF, à Framatome, a ORANO. Quand ces compétences sont mobilisées dans un contexte où l’outil industriel est fiable, et où la règlementation est stable (en Chine, au Royaume Uni) nous voyons que l’atout industriel Français existe encore et est au bon niveau.
On doit toutefois admettre que les tergiversations multiples des gouvernements successifs dans la politique nucléaire ont grandement endommagé la réputation de la France comme partenaire fiable.
En ce qui concerne l’industrie nucléaire à l’export, les pays qui « gagnent » sur les marchés internationaux, sont ceux qui sont fortement soutenus par leurs états : La Corée du Sud, la Russie, la Chine et aujourd’hui les Etats Unis.
Le drame de l’électronucléaire en France, qui est techniquement solide quand il est associé à un tissu industriel mobilisé, est lié à trois facteurs :
- La perte du tissu industriel depuis une trentaine d’année, qui s’accompagne aussi de la perte de compétence dans la gestion des très grands projets. Ce sont des pertes dont nous n’avons pas fini de voir les conséquences dans de nombreux secteurs
- L’absence de politique claire depuis des années, et la multiplication de discours non suivis d’actions concrètes. Le contraste avec le « plan Messmer » est cruel. Tant qu’il n’y aura pas de politique claire avec des engagements clairs et concrets, dans la durée, de domaine restera en dessous de ce qu’il doit être
- La conjonction de flottements décisionnels : des politiques pusillanimes, des dirigeants d’entreprise qui ont peur de leur ombre et de froisser le prince, et des autorités de sureté démultipliées qui voient leur travail de qualité entravé par des communications intempestives. Tout cela rend extrêmement difficile une politique industrielle et énergétique rationnelle, et conduit à mettre hors service au pire moment des outils industriels qui pourraient remplir leur fonction de façon tout à fait sure.
Les « atouts restant » du nucléaire Français peuvent encore, et doivent contribuer à la souveraineté industrielle et énergétique du pays. Mais cela suppose qu’on prenne enfin de taureau par les cornes,
- En prenant conscience du caractère essentiel de l’énergie et de l’atout que nous avons en main et en cessant de le sacrifier à une soumission sans discernement à des intérêts qui ne sont pas les nôtres
- En comprenant enfin la temporalité des actions: on répond aux exigences du jour avec les technologies disponibles, on prépare l’avenir par la recherche, on réalise aujourd’hui par les investissements qui ont été réalisés hier.
- En instruisant correctement les dossiers indépendamment des effets de cour et des idéologies
- En nommant aux postes clés des personnes compétentes et courageuses ayant le sens du bien bublic. Ce sont des M.Boiteux, des Hug, des JM.Leny, des A.Giraud, des R.Dautray qu’il faut mettre aux manettes. Je suis persuadé qu’ils existent encore, mais on le les trouve pas courbés dans les couloirs des ministères ou pliés dans les valises des compagnons de campagne.
- Cette question a fait l’objet en 2020 d’un rapport de l’OPECST, piloté par Messieurs Gassiloud et Piednoir, tout à fait remarquable de clarté. Encore un rapport qui a dû être soigneusement mis sur étagère… ↩