Alors que le bras de fer pour le Brexit continue en Grande-Bretagne, Adrian Pabst, professeur de pensée politique et doyen de la faculté de sciences politiques et relations internationales à l’Université du Kent, décrypte les derniers évènements pour la Revue Politique et Parlementaire.
Trahison, fratricide, voire guerre civile ? Le Parlement britannique, pourtant réputé être le berceau de la démocratie libérale, a été cette semaine le lieu d’un véritable spectacle shakespearien. Au cœur du drame la bataille du Brexit qui déchire les partis, le Parlement et le peuple. Le pays s’enlise dans la pire crise depuis 1940.
D’abord, le gouvernement du Premier ministre Boris Johnson a suspendu le Parlement pour échapper à un vote de censure, provoquant une réaction violente au sein de sa famille politique qui lui a fait perdre sa majorité de sièges à la Chambre des communes. Ensuite, l’opposition a pris le contrôle de l’ordre du jour parlementaire pour faire voter une loi qui reporterait la sortie de l’Union européenne de trois mois – du 31 octobre 2019 au 31 janvier 2020. Les députés ont également rejeté la proposition de Johnson de tenir des élections anticipées le 15 octobre.
Les accusant de trahison, celui-ci n’a pas hésité à purger 21 conservateurs rebelles du parti, dont le doyen des communes Ken Clarke, député depuis 49 ans et ministre dans quatre gouvernements, ainsi que Sir Nicholas Soames, le petit-fils de Winston Churchill. Le lendemain, Jo Johnson, frère du Premier ministre, jette l’éponge et démissionne de son poste de secrétaire d’État, citant les tensions impossibles entre la « loyauté familiale » et l’« intérêt national ». Sous-entendu la politique de Boris est une menace pour le bien du pays. Ainsi, le fratricide s’ajoute à la guerre civile au sein du parti conservateur.
Les partisans du Premier ministre diront que la rébellion contre le gouvernement fait partie des efforts pour empêcher le Brexit et contrecarrer la volonté du peuple exprimée lors du référendum de juin 2016. Il s’agirait d’un coup contre la démocratie et la souveraineté populaire.
Or, le vrai choix est entre une sortie sans accord voulue par Johnson, d’une part, et une sortie sur la base d’un accord, d’autre part.
Les rebelles ont voté en faveur de l’accord négocié entre l’UE et l’ancien Premier ministre, Theresa May, alors que Johnson a voté contre à plusieurs reprises. « Son déloyauté en série a été une inspiration pour nous tous », a ironisé Sir Nicholas Soames.
Ceux qui ont été purgés du parti sont les vrais conservateurs – modérés et éclairés. C’est la politique de Johnson qui est tout sauf conservatrice. Lui-même conjugue le libéralisme économique de droite avec le libéralisme sociétal de gauche. Son ministre des Finances Sajid Javid est un fan de la pensée libertaire d’Ayn Rand et son idéologie du capitalisme laissez-faire fondé sur un État dont le rôle se limiterait à maintenir la sécurité. D’ailleurs, le gouvernement compte réduire les impôts sur les plus grandes fortunes et d’abolir les règles de l’UE en matière de protection sociale et environnementale.
Dominic Cummings, le conseiller spécial du Premier ministre qui fut l’ancien directeur de campagne du groupe pro-Brexit Vote Leave (« Votez la sortie »), œuvre pour une sortie le 31 octobre par tous les moyens possibles et imaginables. Ses méthodes léninistes à des fins libertaires soulignent à quel point le parti conservateur s’est radicalisé. L’idée d’un pacte électoral avec le Brexit Party de Nigel Farage, bête noire des conservateurs, fait son chemin. Les Tories seraient alors un parti d’ultra-brexiters et nationalistes anglais en rupture avec leur propre tradition patriotique et unioniste représentant les quatre nations qui composent le Royaume-Uni.
La radicalisation idéologique ne se limite pas à la droite.
Au centre de l’échiquier politique, les libéraux-démocrates sont les ennemis jurés du Brexit, tout comme les nationalistes écossais. Ils considèrent le vote populaire en faveur d’une sortie de l’UE comme illégitime, ce qui remet en question leur crédibilité démocratique.
Quant au parti travailliste, son secrétaire général Jeremy Corbyn a pendant longtemps essayé d’occuper une position dite d’ « ambiguïté constructive ». Lui-même est en faveur d’un « soft Brexit » (une sortie douce), alors que la plupart des membres du parti qui l’ont élu et les députés veulent maintenir le pays au sein de l’UE. Cette tentative d’équilibre est intenable.
Il faut savoir que deux-tiers des circonscriptions détenues par les travaillistes avaient voté pour le Brexit lors du référendum de juin 2016 et ces électeurs largement issus des classes populaires n’ont pas changé d’avis. Si dans les élections anticipées qui se dessinent le Labour fait campagne contre le Brexit, il perdra encore plus le soutien de sa base électorale traditionnelle et ne pourra pas gagner une majorité de sièges à la Chambre des communes. L’alternative qui consiste à promettre un nouvel accord de sortie de l’UE et ensuite organiser un référendum dans lequel le parti travailliste fait campagne pour rester dans l’UE est évidemment absurde.
Tout se joue sur le timing des législatives anticipées. Johnson mise sur une date avant la fin d’octobre, sinon sa promesse non tenue d’une sortie coûte que coûte le 31 octobre lui fera perdre le scrutin face à un Brexit Party qui divisera le vote à droite. De con côté, Corbyn et les autres partis de l’opposition sont déterminés à retarder les élections le plus possible et certainement après que le report du Brexit ait été obtenu. Johnson insiste qu’il ne démissionnerait pas et qu’il préférait « être mort dans un fossé plutôt que de demander un nouveau délai à l’UE ».
Comment faire cause commune contre Johnson si le front des opposants est divisé sur le Brexit et composé de forces politiques qui sont éloignées les unes des autres et de leaders qui se détestent cordialement ? Tout dépend donc du Brexit Party de Farage. Un pacte électoral avec Johnson pourrait leur donner une majorité au Parlement au prix d’une division irréversible des conservateurs. Mais Farage soupçonne Johnson de vouloir conclure un accord avec l’UE. S’il décide de présenter des candidats du Brexit Party contre les candidats conservateurs dans toutes les circonscriptions de l’Angleterre, il fera figure de Richard III et finira par enterrer Johnson politiquement.
Personne ne sait s’il y a un dénouement du drame qui s’est emparé du Royaume plus que jamais désuni.
Adrian Pabst
Professeur de pensée politique et doyen de la faculté de sciences politiques et relations internationales à l’Université du Kent
Professeur invité à l’IEP de Lille