« C’est impossible de battre l’Ukraine si nous utilisons les ressources et nos méthodes de guerre coloniale […]. Face à l’armée russe, il y a une puissante armée en termes financiers et d’équipements. Je suggère de stopper cette guerre et d’organiser des pourparlers avec l’Ukraine »1. Cette déclaration, anodine au premier abord, a été faite par Boris Nadezhdin, ancien député de la Douma.
Elle prend un sens tout particulier lorsqu’on sait qu’elle est tenue sur la chaîne russe NTV, très proche du pouvoir et appartenant depuis 2001 au géant pétrolier russe Gazprom. Ceci n’est pas un cas isolé, car depuis le 12 septembre, de nombreux propos très critiques de l’ « opération militaire spéciale » ont éclos sur une multitude de médias russes. S’il y a encore un mois, ce genre de déclarations sur les chaînes officielles du gouvernement russe était impensable, la victoire ukrainienne a provoqué un ouragan dans le milieu médiatique et politique russe.
Et en effet, les Ukrainiens ont surpris le monde entier et en particulier Moscou en lançant, parallèlement à l’offensive de Kherson, une attaque dans la région de Kharkov. Kiev, à l’aide de 5 brigades et de deux groupements périphériques, a réussi à effectuer une percée au niveau de la localité de Balakiya, créant un écroulement du dispositif militaire russe dans la région. Les pertes sont très lourdes pour les Russes. Territorialement, la Russie perd près de 3000 km². Concernant son armée, on dénombre une perte considérable de ses véhicules lourds, 533 équipements dont plus de 100 chars et 100 véhicules de combats d’infanterie selon le site indépendant Oryx2. Le nombre de prisonniers de guerre reste, à l’heure actuelle, une inconnue, même si il semble important, avec la prise notable de deux colonels.
Une victoire stratégique majeure changeant la dynamique du conflit
Par cette offensive, l’Ukraine vient d’obtenir une victoire stratégique. Elle s’incarne tout d’abord sur le plan militaire. La prise du nœud ferroviaire d’Izyoum réduit considérablement la capacité de l’armée russe à mener des offensives dans le nord de la région de Donetsk. Sans cet appui logistique, la possibilité de prendre les villes de Sloviansk et de Kramatorsk et d’annexer la totalité de la région se voit considérablement réduite. Parallèlement, le retrait des troupes russes de la région de Kharkiv met fin à la pression continue s’opérant sur celle-ci.
Sur le plan moral, cette victoire apporte un gain de vigueur pour l’Ukraine. Pour la population, l’offensive prouve la possibilité d’une victoire sur la Russie, augmentant ainsi le consentement au sacrifice, crucial pour la mise en échec de l’opération russe. Ensuite, dans une perspective plus internationale, la percée des Ukrainiens montre que l’aide occidentale n’est pas inutile.
Kiev a démontré qu’elle constitue un facteur non négligeable pour prendre l’avantage dans cette guerre. Ceci est d’autant plus important dans la perspective d’un hiver dur à venir pour les pays européens.
C’est dans ce sens que les paroles d’Ursula Von der Leyen dans le « discours sur l’état de l’Union »3 et sa visite à Kiev le 15 septembre doivent être interprétées.
Du côté de la Russie, il s’agit d’une humiliation et d’un témoignage des problèmes structurels que rencontre son armée. Cette dernière semble épuisée par la guerre d’attrition et les multiples offensives lancées ces derniers mois. Elle est confrontée à un épuisement et un manque croissant de personnel. Sur le plan politique, l’apparente union sacrée semble se fissurer. Les journalistes et commentateurs prennent de plus en plus de libertés pour critiquer ouvertement l’opération spéciale. Certaines critiques proviennent d’acteurs traditionnellement considérés comme des chiens de garde du Kremlin, à l’image du « journaliste » Vladimir Soloviev4. Concernant le monde politique, cette défaite fait émerger de multiples critiques à l’égard de Vladimir Poutine. C’est notamment le cas des députés de Saint-Pétersbourg qui accusent le président russe de trahison, car « la décision du président Poutine de lancer l’opération est préjudiciable à la sécurité de la Russie et de ses citoyens »5.
Mais plus qu’une victoire ukrainienne ou une défaite pour les Russes, cette offensive marque un changement de dynamique dans le conflit. Si pendant ces six derniers mois l’Ukraine a principalement occupé une position défensive, n’arrivant à reprendre du territoire que de manière très locale ou lors de redéploiement russe, c’est la première fois que Kiev réussit une offensive majeure en désorganisant le dispositif de son adversaire. L’armée ukrainienne a aujourd’hui gagné le momentum et l’initiative, elle dicte le déroulement des opérations. Par son avantage en termes d’effectifs, Kiev peut programmer des offensives sur les points les plus dégarnis de la ligne de front.
Moscou se retrouve aujourd’hui face à un dilemme
Moscou est au pied du mur. Son armée est aujourd’hui confrontée à de très importants problèmes structurels, tant au niveau de son organisation, de sa logistique que de son personnel. Dans l’état actuel, les forces armées russes sont incapables de remplir les objectifs du Kremlin et font face à risque non nul d’être défaites sur le terrain. Une partie des commentateurs prorusses appellent à la mobilisation générale. Igor « Strelkov » Girkin, ancien officier du GRU en Ukraine et principal artisan du soulèvement des républiques autoproclamées, milite depuis le premier mois de la guerre pour cette option. Cependant, Vladimir Poutine s’y est toujours refusé au point d’avoir mis en place une « shadow mobilization »6, en forçant notamment les conscrits et les vétérans à signer des contrats gracieusement payés contre un déploiement en Ukraine.
Cependant, le pouvoir russe est arrivé aujourd’hui à la limite des actions possibles et va devoir prendre plusieurs décisions politiques et militaires.
La première serait selon Michael Kofman, chercheur au Center for Naval Analyses, de décréter une mobilisation partielle ou générale afin de compenser les difficultés rencontrées sur le front7. Cependant, cette solution, du fait de la structure de l’armée russe et du temps pour son application, ne permettrait pas de résoudre immédiatement les problèmes de Moscou. Pour cela, un redéploiement partiel ou complet du front de Kherson serait nécessaire au risque, dans le cas contraire, que la Russie ne rencontre, de manière croissante, des défaites similaires. Dans ce scénario, l’utilisation de l’arme atomique reste très peu probable, mais demeure une possibilité. Elle s’incarnerait probablement par une frappe dans la mer Noire ou sur l’île des Serpents pour éviter des dommages collatéraux trop importants et forcer l’Ukraine à négocier.
À l’heure actuelle, l’issue de la guerre est entre les mains du pouvoir politique russe. Ces derniers doivent prendre des résolutions politiquement difficiles s’ils ne veulent pas que cette « opération spéciale » se transforme en défaite humiliante aux yeux du monde. Cependant, Moscou enchaîne depuis le début du conflit les erreurs politiques et ne prend que des demi-mesures pour y remédier. Le pouvoir politique russe ressemble aujourd’hui à l’homme qui saute du cinquantième étage d’un immeuble dans le film La Haine, en se répétant inlassablement : « Jusqu’ici tout va bien… Jusqu’ici tout va bien… Jusqu’ici tout va bien », avant de comprendre que « l’important n’est pas la chute mais l’atterrissage ».
Basile Renault
- https://twitter.com/JuliaDavisNews/status/1569070513909022720. ↩
- https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/attack-on-europe-documenting-equipment.html. ↩
- https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/union-europeenne/direct-europe-suivez-le-discours-sur-l-etat-de-l-union-d-ursula-von-der-leyen-qui-doit-annoncer-des-mesures-pour-contrer-l-envolee-des-prix-de-l-energie_5360071.html. ↩
- https://twitter.com/JuliaDavisNews/status/1568310989149605888. ↩
- https://twitter.com/NikitaYuferev/status/1567555823848620033. ↩
- https://www.nytimes.com/2022/07/10/world/europe/russia-recruits-ukraine-war.html. ↩
- https://warontherocks.com/2022/09/ukraines-kharkhiv-operation-and-the-russian-militarys-black-week/. ↩