Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Place au débat d’idées : face au thème de la frontière qui revient en force, les idées divergent : schématiquement, la gauche extrême, au nom de la lutte contre le capitalisme néolibéral destructeur de l’environnement et générateur d’inégalités inacceptables les veut ouvertes à la circulation des hommes et beaucoup moins aux marchandises ; il en va exactement à l’inverse pour la droite radicale qui souhaite lutter contre l’immigration incontrôlée tout en préservant la création de richesses permise par un minimum de mondialisation. Michel Foucher soulignait récemment, en période de pandémie, la fonction prophylactique de la frontière et le monopole de l’Etat, via la délivrance des passeports, sur le contrôle des circulations légitimes, tout en rappelant que l’essentiel du combat contre le virus s’exerce à l’intérieur de chaque pays. Est-ce étonnant ?
Le « ressenti de communauté » encore dominant qu’est le « faire Nation » s’épanouit au sein de l’Etat. Il demeure le seul cadre juridique dans lequel peut s’enraciner un destin collectif choisi et souverain, à l’abri des protections souhaitées.
Les phobiques idéologiques de l’Etat-Nation valorisent, sans en donner l’explication, les niveaux régionaux d’une part et européen d’autre part. Sauf en Allemagne où il ne s’agit pas d’un système régional mais fédéré – la nuance est d’importance, mais l’Etat fédéral a aussi joué son rôle – l’échelon local qui s’est révélé souvent le plus réactif et le plus proche des besoins du terrain a été la commune beaucoup plus que la région. La France en profite pour tenter de tirer, lors du futur déconfinement, le meilleur parti d’une coopération qu’elle veut exemplaire entre décentralisation et déconcentration, entre ses maires et ses préfets. Quant à l’échelon européen, dont la santé ne fait actuellement pas partie des compétences, rappelons que si les solidarités interétatiques y ont été réelles et bienvenues, les dissensions entre Etats membres et la faible réactivité de la bureaucratie bruxelloise n’inclinent pas à confier à la Commission des responsabilités opérationnelles permanentes en la matière.
Incapacité à prévoir les ruptures ; la pénurie de masques et autres équipements ou fournitures sanitaires, pourtant d’usage polyvalent ou fréquent, a naturellement mis l’accent sur la prévalence actuelle de cette culture du flux, risquée, mais qui fructifie et rapporte, contre celle du stock, précautionneuse, mais génératrice d’immobilisations qui coûtent. On en voit les conséquences y compris financières ; avoir voulu économiser quelques dizaines de millions d’euros sur le maintien d’un stock de masques de précaution se révèlera in fine infiniment plus coûteux et humainement criminel. L’aberration économique est funeste mais elle n’est pas la seule en cause.
La prévision est un art difficile, en permanence fragilisée par le travers méthodologique d’une confiance aveugle en une extrapolation des courbes existantes, négligeant les risques de survenance de phénomènes de rupture.
Seul Bill Gates, dans une conférence d’avril 2012, avait imaginé la très forte probabilité d’une catastrophe virale à venir, assortie de conséquences dramatiques. Aucune leçon n’en fut tirée tant le confort intellectuel des certitudes déteste être bousculé. L’épisode risque de devenir le moment des « déviants » et des penseurs « out of the box » ; Napoléon disait vouloir des généraux qui ont de la chance ; en sciences dures, l’heure est à la sérendipité à condition de savoir la susciter. Et Edgard Morin d’en tirer la conclusion que l’arrivée de l’imprévisible était prévisible, même si on ne pouvait en deviner la nature exacte. Dans cet ordre d’idées, Habermas souligne la situation de citoyens
observant leurs gouvernants agir sans détenir tous les éléments propres à éclairer leurs décisions, dans le savoir de leur non-savoir.
Au plan économique, l’inquiétude ne cesse de croître face aux dégâts déjà causés : on a choisi jusqu’à présent – qui pourrait s’en plaindre ? – de sauver des vies plutôt que l’économie ; mais les premiers linéaments d’un possible désastre à venir se dessinent.
Les Etats-Unis annoncent 26 millions de chômeurs, dégâts humains à l’avenant, dans un pays quasiment sans amortisseurs sociaux. En France, le choc est venu hier de la publication d’une augmentation record de 240 000 chômeurs de catégorie A (+ 7,1 %) ; des millions de salariés sont en chômage partiel, indemnisés par l’Etat, tandis que l’économie « ubérisée » demeure sans protections. L’hôtellerie-restauration, dernière sans doute à déconfiner, craint de ne pas s’en remettre. Le monde du spectacle, déjà durement touché depuis des mois par les grèves contre la réforme des retraites, risque de sombrer et des chanteurs viennent de lancer un appel pour sauver l’Opéra de Paris, tandis que les intermittents du spectacle demandent une prorogation de leurs droits. Les festivals d’été, liés au tourisme international, sont pour la plupart annulés. Il faudra des milliards pour sauver des joyaux comme Air-France-KLM et Airbus, les prévisions de reprise du trafic aérien demeurant sombres même à échéance de deux ans. Les déficits publics se creusent de façon abyssale et la question de leurs remboursements est désormais posée. Des famines sont à craindre dans les pays les plus pauvres, voire des émeutes de la faim, en France, dans les quartiers précaires ; le revenu universel revient sur le devant de l’actualité. Piketty préconise d’alourdir la fiscalité sur les plus aisés, pour pouvoir concilier relance et investissements liés à l’indispensable transition énergétique, tandis que Strauss-Kahn souhaite un recours plus large aux droits de tirage spéciaux du FMI.
Un livre ? Relire Joseph Conrad (1857-1924) ce nouvelliste de grand talent qui n’est pas qu’un auteur de romans de mer comme il fut parfois dit. Ecrivain polonais de langue anglaise – bien qu’il maniât avec la même aisance le polonais, le français et l’allemand – il fit d’abord une carrière d’officier de marine marchande avant de se mettre à vivre de sa plume. En 1895, son premier livre, La Folie Almayer, décrit la dérive d’un occidental perdu en Malaisie ; d’autres suivront, tout aussi marquants tels Le Nègre du Narcisse, Un paria des Iles, Lord Jim, ou Le Duel qui fit l’objet en 1977 d’une adaptation cinématographique inoubliable de Ridley Scott avec « Les Duellistes ». Mais sa nouvelle la plus fascinante, non sans raisons, est évidemment Au cœur des ténèbres, publiée en 1899. Inspirée de plusieurs sources dont probablement l’expédition « Voulet-Chanoine », devenue hors de contrôle de l’état-major français et transformée en colonne infernale au cœur de l’Afrique noire, elle décrit un voyage au sein des aspects les plus ténébreux du monde, au sens propre (la jungle) et figuré (la déshumanisation de l’homme qui s’installe progressivement). Comme toute remontée de rivière, elle est un rite initiatique, propice à toutes les introspections, ce que Marlon Brando traduit bien dans Apocalypse Now, le film de Coppola de 1979, transposé dans le contexte de la guerre du Vietnam. Au cœur des Ténèbres a fait l’objet de maintes adaptations et transpositions et a hanté nombre d’auteurs dont Alberto Moravia ou Hannah Arendt qui s’en servit de façon controversée dans Les origines du totalitarisme. La mémoire de Joseph Conrad est honorée d’un monument tant en Pologne à Gdynia, que d’une plaque commémorative à Singapour.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial