Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Nouveauté pour la France, les noms des premières célébrités disparues au champ d’honneur commencent à apparaître ; le saxophoniste camerounais Manu Dibango à l’âge de 86 ans ; Lucien Fève, 93 ans, philosophe plus « marxien » que marxiste comme il aimait lui-même à se définir.
Notre pays vient de dépasser le total des 1 100 décès à l’hôpital – chiffre par nature incomplet – depuis le début de l’épidémie mais respirateurs, masques et médicaments manquent toujours. Les enquêtes à venir risquent de générer de grands moments de solitude. D’après un ancien directeur de la santé, en se fondant sur une extrapolation des chiffres chinois, deux millions de personnes sont déjà potentiellement contaminées en France et quinze millions pourraient l’être par un virus dont rien ne peut empêcher qu’il affecte, fut-ce de façon asymptomatique, l’ensemble de la population française. On aura certes ainsi atteint cette fameuse immunité de groupe, garante d’un terrassement de l’intrus mais à quel prix ? En attendant 240 décès sont à déplorer ce mardi dans notre pays ce qui est constitutif d’une accélération notoire.
Quel déclin de l’Occident ? Faut-il rappeler que l’épicentre de l’épidémie est une région chinoise et que le covid-19 nous vient de Chine, comme son cousin le SARS-cov en 2002, que le MERS-cov de 2012 nous venait de la péninsule arabique tandis que le Sida et Ebola nous sont arrivés d’Afrique, toutes contrées estimables mais qui, même avec des conceptions très extensives de la géographie, ne sont semble-il pas en Occident.
L’insuffisance de la réaction initiale du monde occidental tient à des facteurs qui n’ont strictement rien à voir avec un supposé « déclin » découlant d’un retard scientifique ou médical.
Il y eut bien sûr les inconséquences et les rodomontades regrettables de Trump et de « Bojo » ; mais il eut surtout l’incrédulité devant l’irruption d’un tragique oublié ou refoulé et la prévalence d’une culture économique et financière du rapport coût rentabilité interdisant de dimensionner une offre médicale pour des évènements dont la probabilité d’occurrence est à peu près d’une fois par siècle. Le monde occidental a donc été surpris – ce qui est certes constitutif d’une faute – mais en conclure au déclin équivaudrait à dire qu’après Pearl Harbor, l’Amérique était finie. Les forces japonaises avaient été plus malines et supérieures en nombre à un instant T mais on rappellera qu’ensuite les Américains finiront par lancer un porte-avions par mois, capacité militaro-industrielle inenvisageable pour Tokyo et restée inégalée. Les critiques des systèmes hospitaliers occidentaux sont sans doute partiellement fondées mais on n’ose envisager la réponse de leurs équivalents africains – un seul lit de réanimation dans certaines capitales du continent – si par malheur, comme certains infectiologues le prédisent, la pandémie s’abattait au sud du Sahara. Quant à la différence de traitement de l’épidémie par rapport à certains pays asiatiques comme la Corée du Sud, elle tient non aux institutions en tant que telles mais à une anthropologie confucéenne qui privilégie la responsabilité de l’individu sur son autonomie. Cette priorité donnée au collectif sur l’individuel y fait consensus du moins tant qu’elle apporte la preuve qu’elle est bénéfique non seulement au groupe mais à chacun de ses membres.
Du caractère vital de l’inutile : nos grands-parents paysans parlaient d’une poire pour la soif ou des réserves pour les périodes de vaches maigres. Aujourd’hui l’époque est à la vitesse, à la course perpétuelle, au dépassement de l’inerte. Comme le temps c’est de l’argent, les « cost-killers » sont rois et font la chasse aux immobilisations. Tout se rejoint ; graisse inutile et malsaine, le stock doit disparaitre au bénéfice du flux, nomade qui bouge et produit. Le coronavirus, avec les masques et les gels, peut-être demain les respirateurs, vient de nous rappeler l’intérêt des accumulations de prévoyance. Les armées connaissent ces problématiques parfois sous d’autres formes ; les unités les plus « régaliennes » entretiennent des compétences rares et coûteuses qui, à certaines époques servent peu ; pour montrer leur modernité il arrive que certains « managers » ou politiques cherchent à s’en débarrasser ; jusqu’au moment, imprévisible, ou leur emploi se révèle indispensable voire vital. Une variante de « la cigale et de la fourmi » en quelque sorte. Il y a bien des réserves stratégiques de pétrole ; pourquoi n’existerait-il pas des réserves stratégiques sanitaires ?
La vraie indépendance est multi-dimensionnelle.
Bergame crucifiée : se trouver placée sous la double protection d’un condottiere flamboyant et d’un compositeur, génie du bel canto, n’a apparemment pas suffi à protéger ce joyau urbanistique de l’Italie communale du Quattrocento ; Bartolomeo Colleoni a pourtant fière allure dans sa chapelle mortuaire attenante à l’église Santa Maria Maggiore où se trouve le tombeau de Gaetano Donizetti. L’épidémie se serait propagée à partir d’un match de football de ligue des champions joué à Milan le 19 février où 43 000 supporters de l’Atalanta s’étaient déplacés. La cité où vivent une forte proportion de personnes âgées n’aurait pas résisté à cette bombe biologique en dépit de la mise en service d’un hôpital moderne et ne sait plus aujourd’hui quoi faire de ses morts. Lorsque la bourrasque se sera éloignée, il faudra revisiter l’ « alta città » pour y contempler de ses remparts l’horizon des lignes bleues entrelacées des alpes bergamasques.
Un livre ? sur une épidémie, difficile de ne pas mentionner La peste d’Albert Camus publié en juin 1947 dont les ventes grimpent en ce moment. L’action se passe à Oran dans les années 40 ; mais bien que l’auteur se soit inspiré d’une petite épidémie de peste bubonique survenue dans cette ville en 1945, il n’a jamais caché que le roman devait se lire à plusieurs niveaux et qu’il constituait également une allégorie de la lutte de la Résistance contre le nazisme. Quelques disques des opéras de Donizetti ? comment oublier Pavarotti et ses contre-ut dans le rôle de Tonio dans « La fille du régiment » ? mais réécouter aussi « Lucia di Lammermoor » et sa sublime scène de la folie, en espérant qu’elle ne nous gagnera pas en ces temps de confinement prolongé.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial