Frédéric Saint Clair – Vous avez publié en 2021, aux éditions Artège, un ouvrage fort érudit et passionnant, intitulé « Islam et islamisme, frères ennemis ou frères siamois ? » Dans cet ouvrage, qui n’est pas une critique de l’islam mais une critique de la manière, idéologiquement déformée, dont les Occidentaux perçoivent l’Islam, on peut lire dès la première phrase : « Le mot islam est le terme arabe employé par les musulmans pour désigner à la fois leur religion et la civilisation qui s’en réclame. » Cette distinction primordiale entre religion et civilisation semble entièrement ignorée par la classe politique et bon nombre d’observateurs qui oscillent entre islam religieux et islam politique. Qu’est-ce que cet aveuglement au fait civilisationnel dit de la possibilité, ou de l’impossibilité, d’analyser proprement l’évolution du phénomène islamique dans notre pays, et de le réguler le cas échéant ?
Marie-Thérèse Urvoy – La religion islamique a vocation à couvrir la totalité de l’action humaine. Mais en la diffusant géographiquement et à travers le temps, la société se réclamant de cette religion est entrée en contact avec de nombreux éléments non reconnus par cette dernière, voire condamnés par elle, que ce soit sur le plan culturel, le plan social, le plan politique, etc.
Toute l’histoire du monde islamique est marquée par cette tension entre le besoin d’intégration de données nouvelles, perçues tout naturellement comme un enrichissement, et l’exigence de référence.
Outre la constitution d’instances sociales préposées à régler cette confrontation (cadres juridiques, du niveau le plus élémentaire au sommet de l’organisation politique) la société a adopté nombre de procédés psychologiques destinés à atténuer les frictions. Au niveau de la vie courante, on peut citer l’habitude de mentionner des formules telles que « au nom de Dieu » avant toute action (sorte de rituel prophylactique). Plus élaborée a été la formalisation de « ruses juridiques », procédés reconnus par le Fiqh (Droit islamique) pour contourner la règle tout en semblant la respecter[1]. Encore plus haut dans l’organisation sociale, la théorie de la « délégation », formulée au Xe siècle, a permis de justifier pratiquement toutes les situations de fait, sous la simple condition d’une reconnaissance formelle de l’autorité califale.
Tout ceci a entretenu un climat de sécurité psychologique, avec le sentiment que « l’islam a réponse à tout ». Avec pour corollaire que, comme le disait le grand orientaliste Maxime Rodinson, des Musulmans donnent l’impression d’adorer l’islam plutôt que Dieu.
Tous n’ont pas cédé à cette facilité mais il a toujours été malaisé d’exprimer des réserves. Les ruptures officielles sont interdites par la condamnation à mort de l’apostat, qui peut être exécutée par n’importe qui. Aussi, il y a quelques décennies, l’intellectuel tunisien Mohamed Talbi a-t-il plutôt dénoncé le nombre croissant de gens qui, disait-il, quittaient l’islam « à bas bruit », « sur la pointe des pieds. » Ils continuent à prononcer les formules habituelles, à faire les gestes convenus, à adopter les attitudes rituelles, mais sans y croire. Il y a quelques temps, des intellectuels marocains m’ont dit que « l’islam est mort » dans leur pays car les jeunes, tout en se conduisant extérieurement de façon habituelle, ne songent qu’aux gadgets modernes. Même si la formule est outrée, elle témoigne d’une réelle inquiétude.
Pour les Musulmans vivant en France, cela se complique de ce que la revendication islamique est un marqueur d’identité. Mais là aussi on retrouve le même genre de difficultés. On confond tradition sociale et religion.
Combien de fois des gens, pourtant instruits, m’ont énoncé une formule qu’ils croyaient coranique alors que ce n’était pas du tout le cas et qu’il ne s’agissait que d’un quelconque proverbe. D’ailleurs certains sont conscients de ce risque de glissement du traditionnel à l’indiscutable révélé. Il m’est arrivé que, parlant avec des Musulmans et étant amenée à citer une phrase du Coran, je voie la conversation s’interrompre quelques instants, pendant que mes interlocuteurs mettaient en place les mécanismes de mémorisation pour retrouver tous le contexte de la citation, et assurer ainsi sa validité.
Il y a eu, en France, une tentative pour détacher quelque peu les jeunes musulmans de l’obsession juridico-religieuse (obligatoire-interdit, …) sous la forme d’une exposition itinérante intitulée : « L’histoire de l’islam et des musulmans de France de 720 à 2021. » Cette idée d’information est en soi excellente, mais c’est l’exploitation de cette information qui pose problème. Vouloir reconstituer tout un « roman » à partir d’éléments très hétérogènes et surtout très sporadiques est abusif. De plus l’information doit être aussi complète et objective que possible : par exemple, l’évocation d’un « émirat de Narbonne » au VIIIe siècle, lequel n’a laissé aucune trace civilisationnelle, ne renvoie qu’au fait qu’un émirat est le siège d’un « émir », qui n’est qu’un chef de guerre. Il ne s’agit donc guère que d’un centre de razzias dans cette région excentrée.
Il nous faut développer la connaissance et la diffuser, non la remplacer par la fantasmagorie.
Frédéric Saint Clair – Vous proposez cette définition de l’islamisme : « L’islamisme est la conviction que les lois de l’islam [la charia, ndlr] doivent prédominer sur la loi des hommes. » Or, l’étude de l’Institut Montaigne parue en 2016 comptabilisait 28% de musulmans qui estiment que la charia est plus importante que les lois de la République ; plus récemment, dans une étude de l’Ifop, ce chiffre s’élevait à 57% chez les jeunes. Peut-on en déduire que la France compte 28% d’islamistes, soit près de 2 millions, dont 57 % chez les jeunes musulmans ? Quelles leçons en tirer quant à nos tentatives d’intégration et à nos perspectives d’« identité heureuse » ?
Marie Thérèse Urvoy – Oui, si dur que cela soit, il faut admettre le fait que « la France compte 28% d’islamistes, soit près de 2 millions, dont 57% chez les jeunes musulmans. »
La question des actes violents est d’un autre niveau, bien qu’il ne faille pas oublier les nombreuses manifestations d’approbation à leur égard, les troubles des minutes de silence, les menaces d’amplification, etc.
Plus important, à mon sens, est la multiplication des pressions sur les enseignants, soit directement par les élèves et étudiants, soit même par les administrations qui ont peur du nombre, pour interdire de dire ceci et imposer de dire cela. Dans tous les cas que j’ai connus ou dont j’ai été informée, il n’y a jamais eu de demande de discussion, de proposition d’arguments. Mais c’est toujours, abruptement, un acte d’autorité.
L’islamisme ne cherche pas la conversion de tous les hommes, mais il veut la soumission du monde à l’ordre islamique.
Nous sommes en présence du processus, déjà bien analysé par ailleurs, de l’imposition d’un ordre mental. Il y a déjà plus de deux décennies, les responsables du centre de formation des imams du Fougeret cherchaient à faire admettre les « sciences islamiques » parmi les sciences humaines enseignées à l’Université, arguant que « les sciences islamiques sont des sciences humaines comme les autres. » Eh bien non ! L’esprit de chacune des deux catégories est totalement opposé et les sciences islamiques seraient inconcevables si on prétendait les priver de l’autorité religieuse. Ajoutons le phénomène ambigu d’un dialogue islamo-chrétien dans les sphères chrétiennes occidentales qui fausse les pistes de la connaissance mutuelle.[2]
Or là, c’est la société française qui est attaquée. Son tort est seulement d’avoir cédé. On a faussé la question en parlant de séparatisme. En fait il ne s’agit pas de se séparer, mais bien de se substituer à.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille baisser les bras. Après tout, si 57% des jeunes musulmans sont dans une perspective de conquête, il reste tout de même 43% dont on peut espérer qu’ils acceptent de s’assimiler.
Frédéric Saint Clair – Vous consacrez un chapitre entier à l’étude de la question : « Violence de l’islamisme ou de l’islam lui-même ? » Nous apprenons dans ce chapitre que les versets prônant la guerre et les versets prônant la paix sont, dans le Coran, de même valeur théologique et qu’ils sont par définition des lois dictées par Dieu. Existe-t-il donc une impossibilité scripturaire, et donc divine dans le cas de l’Islam où le Coran est une révélation, de dépassement de la violence ? La notion de « grand Jihad », de lutte intérieure contre le mal, suffirait-elle à éradiquer toute violence extérieure ?
Marie Thérèse Urvoy – Le rapport entre versets de paix et versets de violence a fait l’objet de tentatives de solution en utilisant la doctrine officielle de l’ « abrogation. » Selon cette doctrine, s’il y a contradiction entre deux versets, celui qui a été révélé en dernier abroge son prédécesseur dans le temps. Mais il n’y pas de consensus sur la chronologie de la révélation du Coran. Aussi, pendant longtemps, a-t-on préféré considérer le « verset du sabre », qui appartient à la sourate IX, la plus dure, comme abrogeant tous les versets conciliants. Au début du XXe siècle, certains ont proposé d’inverser le rapport et de considérer certains versets de paix comme abrogeants. Bref, c’est une question de choix d’attitude générale, où les circonstances historiques sont souvent déterminantes.
La notion de « grand jihad » ne relève que de cela. Outre que c’est une notion introduite assez tardivement, elle n’a jamais eu droit de cité dans le Fiqh où les chapitres jihad n’envisagent que le conflit armé.
Les musulmans ont produit des quantités de procédés rhétoriques, d’analyses lexicographiques, voire de recours à l’histoire pour essayer de discerner un « sens vectoriel », etc. tout cela pour donner des interprétations considérées comme « correctes » suivant les idéaux du temps et du lieu. Mais il n’y a pas en islam, même en islam chiite où le clergé est organisé hiérarchiquement, de moyen pour faire admettre par tout croyant une idée à laquelle il peut toujours opposer la matérialité du texte, lequel se dit lui-même révélé « en langue arabe claire » (XVI, 103).
Frédéric Saint Clair – Le chapitre que vous consacrez à la laïcité se clôt pour ainsi dire par cette phrase : « Quant à voir apparaître un islam laïque, c’est un leurre. » Dans celui consacré à ce que l’on pourrait appeler un « islam spirituel », vous écrivez à propos du soufisme – perçu en Occident comme un « antidote à l’islamisme » – qu’il peut au contraire constituer « une porte d’entrée vers l’islamisme », expliquant que même Ibn Arabî s’est montré très attaché à l’orthodoxie coranique. Et enfin, de « l’islam des Lumières », vous posez une critique qui disqualifie les tentatives récentes de voir dans la vie d’Averroès les germes d’un libéralisme et d’un progressisme propres à l’islam. Est-ce à dire que les Occidentaux se bercent d’illusions lorsqu’ils cherchent par tous les moyens à concilier civilisation chrétienne et civilisation islamique ?
Marie Thérèse Urvoy – Ce n’est pas seulement le fait de se bercer d’illusions dans cette recherche, c’est son principe même qui, à mon sens, pose problème.
Quand on procède ainsi, il n’y a pas d’équilibre : les uns s’échinent à trouver chez l’interlocuteur des points où ils croient se reconnaître, et les autres constatent tranquillement que puisqu’on pense en avoir trouvé, ils n’ont pas à faire plus de leur côté.
Un exemple de cette situation est donné précisément par l’évocation du nom d’Averroès : on a donné son nom à un lycée dans le Nord de la France, mais à Marrakech, c’est celui du Cadi ‘Iyâd -, soit son exact opposé sur le plan intellectuel – qui est mis en avant. Tout est une question de rapport au public, de « vitrine » ; on présente à chacun ce qui lui convient.[3]
Marie-Thérèse Urvoy
Islamologue française
Professeur émérite d’islamologie, d’histoire médiévale de l’islam, d’arabe classique et de philosophie arabe
Propos recueillis par Frédéric Saint Clair
[1]Voir M.-Th. Urvoy, Islamologie et monde islamique, Paris, Cerf, 2016, p. 155-163.
[2]Voir Ibid., p.285-300 et 335-347 ; et pour approfondir, M.-Th. Et D. Urvoy, La mésentente, Dictionnaire des difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien, Paris, Cerf, 2014.
[3]Pour savoir plus, voir Islamologie…, Op. Cit., p. 165-197.