Pour le site de la Revue Politique et Parlementaire, Daniel Keller, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental, exprime son inquiétude quant à l’avenir de l’Europe et propose des pistes pour la sauver.
Pour certains, les élections européennes à venir seraient les élections de la dernière chance, avant que les peuples ne tournent définitivement les talons à une construction européenne devenue une machine à broyer les peuples et les États. C’est oublier que cet aboutissement s’inscrit dans le lointain prolongement de l’ambition postnationale à laquelle la faillite des États au XXème siècle a donné une légitimité longtemps incontestée.
Il suffit de relire les mémoires de Jean Monnet pour comprendre que le marché commun ne fut que le faux nez d’un projet dont l’objectif ultime reste les États-Unis d’Europe.
Il y a encore loin avant que l’Europe ne ressemble aux États fédéraux tels que nous les connaissons mais elle en a pris le chemin au lendemain du traité de Maastricht et le projet d’élargissement à trente-cinq États devrait lui faire franchir un pas supplémentaire dans cette direction. Telle semble devoir être la traduction institutionnelle d’une vision progressiste de l’Histoire selon laquelle les États nationaux auraient fait leur temps.
L’heure est à la construction de conglomérats ouverts à la diversité et au multiculturalisme qui accompagnent l’avènement d’une société mondiale globalisée régie par la liberté de toutes les circulations.
Ce faisant, on observera que l’Europe a produit un « despotisme tutélaire » pour reprendre l’expression de Tocqueville déconnecté des réalités vécues et adossé à une bureaucratie tentaculaire dont le débat en cours sur les normes est une illustration parmi d’autres. Le récent mouvement des agriculteurs a bien montré que l’Europe excellait dans le millimétrisme de règlementations indexées sur des objectifs chiffrés à la pertinence statistique incontestable. Mais pas plus qu’on pensait tomber amoureux d’un taux de croissance en mai 68, on ne saurait vibrer aujourd’hui à l’annonce de la réduction des émissions de CO2 ou au retour de l’assolement triennal.
Les agriculteurs qui manifestaient récemment ont bien compris que l’impératif écologique tel qu’il était conduit n’était que le faux nez de leur disparition programmée, tandis que la montée en gamme promise par les produits bio n’était qu’un mirage. Elle avait tout pour réussir, sauf les clients !
Et si cet horizon était annonciateur d’une implosion ? Il est en effet porteur d’une vision du monde selon laquelle tout est interchangeable, les biens, les services comme les personnes. Mais l’économie-monde débouche-t-elle nécessairement sur une société monde ? Ce serait potentiellement vrai si le matérialisme économique et social était devenu le ciment de l’humanité. On constate qu’il n’en est rien. Le poids des croyances et des religions continue d’ensanglanter l’univers, les cultures ne se transplantent pas comme on installe des usines. Les « habitus » hérités de l’histoire vécue sont autant d’obstacles à une osmose naturelle entre les peuples.
Il n’est pas certain qu’il soit possible d’échapper à cette nouvelle route de la servitude. Elle a en effet vocation à se dérouler au bénéfice des vainqueurs de la mondialisation mais elle sera fatale à tous ceux qui sont voués à disparaître, parce qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs, parce que le rythme des transformations ne laisse plus le temps à la « destruction créatrice » de gérer plus ou moins en douceur la transition d’un monde à l’autre.
L’Europe dispose pourtant de marges de manoeuvre pour infléchir le cours de son histoire et se réconcilier avec les peuples qui la composent.
Les voies d’ajustement s’offrent à elle avec une réelle clarté, si elle accepte de relever les défis qui sont devant elle.
À l’heure où l’affrontement entre les USA et la Chine dessine la nouvelle guerre du Péloponnèse du XXIème siècle, il est encore temps pour l’Europe de revendiquer le rang de troisième puissance capable de troubler le face-à-face qui s’annonce. Cela suppose qu’elle ose renouer avec une politique de préférence communautaire dont l’idéologie libre échangiste l’a éloignée. L’angélisme ne saurait en effet être le mantra d’une politique réaliste. Encore faut-il pour cela ne pas considérer que l’Europe se résume à un pur espace de simples consommateurs !
Dans une période où les équilibres géopolitiques issus de la seconde guerre mondiale sont remis en cause et alors que la guerre frappe à l’est de l’Europe, il devient aussi urgent que l’Europe mette sur pied une industrie de défense digne de ce nom, sur la base d’une coopération spécifique entre les États qui ont vocation à prendre le leadership de la communauté dont ils sont membres.
La France, puissance nucléaire, a un rôle spécifique à jouer.
Cette exigence rappelle simplement que nous nous situons à un moment de l’histoire humaine où le nombre de divisions de chars redevient l’étalon de la véritable puissance.
Rien ne sera possible si dans le même temps les équilibres intérieurs sont perturbés en raison de flux migratoires qui vont s’intensifier dans les décennies à venir en raison de facteurs que nous ne maîtrisons pas. L’urgence commande de mettre en place une véritable police aux frontières de l’Europe que Frontex n’est jamais devenue à ce jour, de restreindre également la liberté de circulation des extra-européens à l’intérieur de l’Europe en rétablissant les contrôles aux frontières intérieures de chaque pays membre. Ce n’est pas égoïsme mais simple lucidité de raisonner ainsi, n’en déplaise aux belles âmes qui seront promptes à s’émouvoir.
Enfin, un nécessaire rééquilibrage de la construction communautaire au profit d’une plus grande coopération inter-étatique et d’une restriction des compétences de la Commission européenne semble indispensable. Il peut s’agir d’un usage plus rigoureux du principe de subsidiarité dans des domaines tels que l’écologie par exemple. On peut aussi envisager de mieux encadrer le pouvoir d’initiative législative dont dispose à ce jour la Commission afin de mieux cadrer une production législative trop abondante.
On ne reviendra pas sur les acquis de la construction communautaire. On n’est pas pour autant obligé de verser dans la fuite en avant d’un élargissement sans fin, au détriment de compétences étatiques sans cesse rognées mais au bénéfice d’une gouvernance désincarnée dans laquelle personne ne se reconnaît.
À terme, il faudra savoir si l’on veut l’Europe ou pas. Mais si on la veut, il faudra avoir le courage de la construire autrement.
Daniel Keller
Ancien membre du conseil économique, social et environnemental