« Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » écrivit autrefois Raymond Aron. On ne reviendra pas sur l’enchainement des évènements qui ont mené à la situation actuelle en Espagne et en Catalogne, la presse en faisant quotidiennement une relation minutieuse et équilibrée ; on se contentera de suggérer bien modestement aux protagonistes de cette affaire de méditer sur cette phrase du philosophe et politologue français.
Alors qu’elle s’est, presque jusqu’à une semaine avant la date fatidique du 1er octobre, désintéressée du vote catalan, l’assimilant sans doute au paisible et légal référendum écossais ou à ceux, purement consultatifs, de Vénétie et de Lombardie, l’opinion publique française découvre, stupéfaite, qu’un processus politiquement chaotique suivi d’une consultation populaire qui présente les apparences (et sans doute elles seules) de la légalité, peut aboutir à l’émergence d’un nouvel Etat à sa frontière. Nourri qu’il est au dogme indépassable de son propre Etat-Nation et persuadé que ceux qui composent actuellement l’Europe ont atteint le même stade d’équilibre et de perfection, l’esprit français a du mal à appréhender, voire même à prendre au sérieux, les forces centrifuges qui travaillent l’espace européen.
Pourtant on sait aujourd’hui et depuis quelques décennies que de l’espace yougoslave, toujours non stabilisé, à l’Ecosse mécontente du Brexit en passant par la Corse attentive à l’expérience catalane ou encore la Lombardie et la Vénétie de plus en plus rétives aux politiques redistributives de l’Etat italien, les probabilités d’occurrence d’évènements similaires ne sont pas négligeables.
Immaturité, déraison, jusqu’au boutisme aussi borné que stupide ; on peut certes, à juste titre du reste, déplorer tant en ce qui concerne l’exécutif madrilène que celui de la Generalitat de Catalogne, des comportements à tout le moins légers, pour ne pas dire irresponsables, fondés depuis des mois sur des stratégies de la tension et de montée aux extrêmes. On peut également stigmatiser ces « micro-nationalismes », en les qualifiant de populismes, pour certains peut être empreints d’égoïsme et de xénophobie, susceptibles de tous les travestissements et capables de toutes les manipulations pour se présenter en position victimaire, alors que leurs motivations profondes sont (ou seraient) moins nobles qu’il n’y parait. Et d’avancer que les Etats européens au sein desquels ils prospèrent pratiquent tous des gouvernances irréprochables, tant au plan de la démocratie représentative qu’à celui des péréquations socio-économiques qui rendraient sans objet, nuls et non avenus, ces prurits sécessionnistes, parfois illégaux quand ils ne sont pas inconstitutionnels, fondés sur des instincts primaires, grégaires, presque reptiliens et exempts de la moindre réflexion objective sur le cadre dans lequel ils évoluent. Les mots permettent ainsi de se faire plaisir à bon compte ; pour autant permettent-ils de bien appréhender ces phénomènes, disparates et complexes mais présentant néanmoins des constantes communes, sans rappeler quelques concepts de base aux origines de l’organisation actuelle du continent européen.
La géographie tout d’abord : l’Europe c’est ce qui se parcourt à pied avaient coutume de dire nos anciens les plus avisés, qu’ils fussent philosophes, géographes ou historiens ; façon de souligner la relative modestie des dimensions du vieux continent comparée à l’immensité des quatre autres. Façon également de mettre en exergue l’exceptionnelle densité et richesse de cultures et d’identités juxtaposées sur un territoire somme toute restreint. Car si d’autres populations estiment avoir vocation à occuper le temps, les civilisations européennes se caractérisent jusqu’à présent par une volonté de s’insérer dans des terroirs, des climats, des reliefs qui révèlent leur propension à s’approprier l’espace.
L’histoire ensuite ; en ce domaine l’héritage de 1789 est aussi novateur que sans appel : le souverain n’est plus le monarque mais la Nation. Le principe des nationalités et son corollaire, le nationalisme, valeurs progressistes et même libératrices à l’époque, car vécues en opposition à l’oppression monarchique des Empires centraux, traversera dès lors tout le 19ème siècle tant dans sa dimension intérieure qu’internationale. Il induit qu’une Nation puisse se définir et se reconnaitre elle-même en tant que telle, afin d’organiser le lien patriotique qui motive la défense du groupe et les solidarités socio-économiques, en bref de faire communauté. L’accès à l’auto gouvernance par le statut étatique, but ultime, est censé (il y a eu des exceptions) lui conférer l’existence juridique internationale. On sait, en dépit des tentatives de contention opérées par la Sainte Alliance d’abord, le Concert européen ensuite, tous les soubresauts révolutionnaires qui traverseront l’Europe entre 1815 et 1914, animés par ce principe des nationalités, jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale qui en constituera en quelque sorte l’acmé. En disloquant les dits Empires centraux pour les réduire à leurs briques élémentaires (Autriche-Hongrie) ou à l’inverse en en réagrégeant certains éléments constitutifs dont on savait la compatibilité incertaine (Tchécoslovaquie) voire instable (Yougoslavie), Lloyd Georges et Clemenceau pensaient en 1919 faire oeuvre humaniste et progressiste. L’entreprise trouva assez vite ses limites si l’on considère les dramatiques déplacements de population ainsi que les frustrations dues aux promesses non tenues (Arménie, Kurdistan) qui suivirent la signature de certains traités de paix tels que ceux de Sèvres ou de Lausanne. La Seconde Guerre mondiale, sur ce point précis, ne fut guère plus clémente mais eût pour conséquence de fixer, pour longtemps, les limites orientales du processus, en même temps qu’elle contribuait, du moins le croyait-on, à discréditer les folies totalitaires des différentes formes de nationalisme.
Etats-Nations stables considérés comme le nec plus ultra de modèle d’organisation des sociétés humaines et continent européen délimité du nord au sud sur sa frontière orientale par un mur idéologique jugé pour longtemps infranchissable. C’est dans ce contexte que se met en marche en 1957 une construction européenne censée éradiquer les poussées de fièvre dévastatrices des temps qui l’ont précédée. Ce sont précisément ces deux éléments, considérés à l’époque avec un peu trop d’optimisme comme des invariants, qui vont céder.
On prête à Mikhaïl Gorbachev d’avoir averti les Européens de l’Ouest qu’ils regretteraient un jour ou l’autre la chute du mur. L’effondrement soviétique va générer en effet une cascade de restructurations étatiques certes en ex-URSS, mais aussi dans une partie de l’Europe orientale ayant vocation à rejoindre l’U.E. La première alerte est venue en 1991 de la dislocation de la Yougoslavie ; première guerre interne au continent européen depuis 1945 (suivie depuis, sur un schéma plus modeste mais pas forcément moins dangereux par la partie orientale de l’Ukraine) ; le choc fut d’autant plus fort qu’un cortège d’atrocités relevant d’un Tribunal pénal international rappelait des souvenirs qu’on aurait voulu en Europe ne jamais devoir se reproduire. Le conflit agrège déjà tous les ingrédients que l’on retrouvera en des combinaisons et à des degrés divers à peu près dans toutes les situations européennes du même type : historiques, territoriaux, culturels, religieux, linguistiques, et bien sûr économiques, la riche Slovénie refusant de continuer de payer pour le sud « indolent et profiteur », argument que l’on retrouvera un peu partout et, au premier chef, dans la démarche concomitante de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi qui théorise l’opposition entre les Piémonts et les Mezzogiorno. « Small is beautiful » disait-on en 1991 à Ljubljana où se trouvait à ce moment, l’anecdote mérite d’être rapellée, Carles Puigdemont ; dit autrement, on est bien entre soi et le bonheur vaut bien qu’on le paye du prix d’un rétrécissement territorial. Or, parallèlellement, ces Etats-Nations européens commençent à subir de sérieux facteurs d’affaiblissement trop connus pour qu’il soit nécessaire de les analyser ici ; mondialisation, disparition des frontières, financiarisation de l’économie, globalisation des réseaux culturels et d’information, construction européenne qui cherche à valoriser ses grandes régions constitutives comme la Bavière ou précisément la Catalogne, immigration importante etc.. qui en rendent l’utilité et l’inéluctabilité moins aveuglantes pour des citoyens en recherche de repères protecteurs.
La crise catalane, avec (ou en dépit de) ses spécficités, comme toutes celles du même type à venir, trouve ses racines profondes dans cette double impasse :
l’Etat-Nation s’affaiblit au point de ne plus apparaitre comme une évidence tandis que l’Union européenne, aujourd’hui sans frontières définitives connues et tournée vers la mondialisation, ne protège plus.
Certains souhaitent qu’elle fournisse une ingéniérie de sortie de crise, d’autres comme les indépendantistes, dans une sorte d’invocation incantatoire, se réclament d’elle pour attester du caractère démocratique de leur démarche. La vérité est qu’elle est peut être une solution à court terme mais incontestablement une partie du problème à long terme. Tous ceux d’entre nous qui ont analysé ces micro-nationalismes surgis dans les années 90 en ont vite saisi les ressorts profonds ; plus on fabriquera de la mondialisation, plus grande sera la tentation du repli identitaire au niveau où peut, sinon s’organiser, du moins se ressentir la solidarité communautaire ; la tentation est aujourd’hui grande de « faire Nation » au niveau… régional.
Alain Meininger