Héritier de l’antique civilisation grecque au travers du Christianisme, l’Occident ne voit le Monde qu’au travers du politique. Pour lui, toute question de la vie publique -et en particulier, tout conflit- est politique par essence -et ne peut relever que d’un traitement politique. Il est donc normal qu’il affirme aujourd’hui que la guerre entre le Hamas et Israël est à comprendre comme un évènement politique. Comme l’a dit le Secrétaire des Nations Unies, cet évènement ne peut pas ne pas avoir une cause, elle aussi politique : l’absence de réponse aux aspirations des Palestiniens pour un État qui serait à eux -et qu’Israël devrait laisser se créer sur les Territoires qu’il occupe depuis 1967.
Le Moyen-Orient ne comprend pas le politique
Le problème est que cette approche occidentale est stérile : le Moyen Orient -et l’Occident le sait très bien- n’est pas la Grèce et n’a pas de catégorie mentale dans laquelle placer le politique. De fait, Islam et Judaïsme, qui sont les colonnes vertébrales spirituelles du Moyen Orient, n’ont jamais montré une quelconque appétence pour les concepts de la philosophie grecque. Ces deux « religions » -utilisons, faute de mieux, ce mot inadapté- se sont placées, chacune, au centre d’espaces -physiques, spirituels et mentaux- bâtis sur des visions holistiques et totalisantes de l’univers. Ces visions imprègnent complètement la vie des êtres humains et des États.
Il n’y a là aucune place pour le politique.
Quand ces deux Mondes se heurtent, comme c’est le cas aujourd’hui, ce ne peut donc être qu’un affrontement où l’essence de chacun -la religion, donc- est mise en jeu. La séparation entre guerre et politique, chère à Clausewitz, n’a pas de résonance dans ces Mondes. La séparation entre civils et militaires, également, n’a pas de sens : tous doivent combattre. Les guerres du Moyen-Orient ne sont, ni plus ni moins, que des guerres de religion. Évidemment, le seul prononcé de l’expression « guerre de religion », fait pâlir l’Occident. Le spectre de la Saint Barthélémy resurgit. Belfast réapparait en cauchemar. Emmêlé dans ses indécisions face au Christianisme, l’Occident ne peut supporter l’idée que la « religion » soit objet de guerre.
Il préfère évacuer l’idée et revenir sur le sol, plus solide pour lui, du « politique ». Ce faisant, il ne se place pas en position de comprendre ce qui est en jeu au Moyen Orient.
Une Terre islamisée
Les choses sont pourtant claires du côté du Monde Musulman.
On sait bien que, dès sa création, l’Islam a adopté une vision universelle de son action. Qu’il a pris le Monde dans son ensemble pour le diviser en deux parties, le Dar al Islam et le Dar el Harb. Ceci, à lui seul, suffit à comprendre que le Monde musulman, par construction de ce qu’est l’Islam, ne pourra jamais accepter volontairement qu’un morceau de Dar al Islam lui échappe. Et que, donc, son vrai problème, depuis un siècle, c’est la présence même de ce qu’il ne peut que considérer comme un corps étranger -Israël- sur une terre qui lui appartient spirituellement. Cette position de l’Islam est connue de tous.
Dès lors, à quoi servirent les rencontres d’Oslo, de Camp David et toutes les autres « négociations » politiques organisées par l’Occident ?
A quoi sert de répéter sans cesse des mantras comme la « solution à deux États » -sinon qu’à cacher cette réalité profonde et intangible que l’Occident ne veut pas reconnaître ?
Pourquoi espérer qu’un jour le Monde arabe se parjure en abandonnant, sous la contrainte de « négociations », un de ses principes fondamentaux ?
De fait, ce biais occidental -croire que tout le monde place le politique au-dessus de tout- est écrasant.
Quand on a dit que Hamas est un mouvement « extrémiste » du fait de son intention de faire « disparaitre » Israël, on a laissé penser, implicitement, que le reste du Monde arabe est modéré, qu’il n’adhère pas aux thèses du Hamas et qu’il se range donc sous la bannière « politique » de l’Occident : avec la présence d’un État palestinien, cette guerre ne serait pas arrivée. Or, comme on l’a vu dans les réactions unanimes du Monde musulman aux massacres du 7 Octobre, cette supposition ne correspond à aucune réalité : l’ensemble du monde arabe s’est retrouvé, ouvertement, derrière le positionnement du Hamas et sa perspective. D’ailleurs, pourquoi ne s’est-on pas demandé la raison pour laquelle, en 2000, Arafat avait refusé l’État palestinien (complet, avec Jérusalem Est comme capitale !) qu’avait négocié pour lui Clinton ?
Il faudra bien un jour se résoudre à le reconnaître : le problème véritable au Moyen Orient, pour le Monde arabe, est que cette terre aliénée doit être reprise en sa totalité -parce qu’elle a été un jour islamisée.
La question de l’État palestinien- n’est que le déguisement politique dont on entoure le
problème pour en cacher l’essence profonde.
Une Terre promise
Du côté d’Israël, et du Monde juif qui l’a créé, les choses sont tout aussi claires et la présence de la religion est tout aussi prégnante : la terre est également au centre.
Certes, contrairement au Monde musulman, le Monde juif se fonde sur une perspective particulariste.
Il repose, théologiquement, sur un triangle qui lie deux-à-deux, par « contrat », trois éléments : Dieu, un peuple et une Terre. Promise par Dieu à Abraham, cette Terre est celle de l’accomplissement du peuple, même si d’immenses divergences doctrinales existent sur savoir quand et comment on pourra la retrouver.
Le Monde juif ne se conçoit donc pas sans la terre qui lui a été promise et sur laquelle, aujourd’hui, est établi l’État d’Israël.
Un jeu à somme nulle ?
Cette opposition entre Islam et Judaïsme annonce-t-elle des heurts apocalyptiques, comme le croit -ou fait semblant de le croire- l’Occident ? Certainement pas. A nouveau : on est au Moyen-Orient et pas à Washington, Londres ou Paris. Le jeu à somme nulle y est particulier : ce sont deux Mondes qui s’opposent, -et non deux individus. Et ces Mondes sont immenses et fluides. Ils ont leurs multiples sinuosités et leurs diversités internes. Au Moyen-Orient, les possibilités d’échange, même dans un jeu à somme nulle, sont immenses et ne peuvent pas ne pas exister entre les joueurs.
Prenons le Monde musulman. Au-delà du principe religieux de non-abandon d’une terre islamisée, ne trouve-t-on pas aussi, dans le Coran, de multiples passages qui parlent en détail du retour des Fils d’Israël sur leur terre ? De fait, Mahomet pouvait-il ne pas tenir compte, dans son approche de la nouvelle croyance qu’il souhaitait propager, de ce concept fondamental de « terre promise » ? Dès lors, comment le Monde musulman d’aujourd’hui pourrait-il ignorer cela ? De même, du côté du Monde juif, des flexibilités de doctrine existent aussi. Car, si le concept de « terre Promise » est clairement au centre de ce Monde, la délimitation de cette terre n’est jamais indiquée de façon précise ou définitive dans les textes. On y parle de terre sans trop avoir des indications définitives sur ce que doivent en être les limites.
N’est-ce-pas avec de telles ambiguïtés qu’un rapprochement peut s’épanouir ? Encore faudrait-il que
l’Occident n’impose pas sa perspective politique et laisse les acteurs intéressés régler leur jeu à somme
nulle d’apparaître.
Le symbolique comme soutien du diplomatique
Les lignes qui précèdent, de toute évidence, n’ont pas pour objet de recommander, pour le MoyenOrient, le montage d’un quelconque « dialogue interreligieux ». Elles suggèrent plutôt que l’on substitue à la perspective politique occidentale actuelle une perspective religieuse, elle-même fondée sur une double démarche : symbolique et diplomatique.
Le symbolique religieux a une place capitale au Moyen-Orient. Une reconnaissance par tous les acteurs -et en premier par Israël- que le conflit a une base fondamentalement religieuse ferait apparaitre un symbole fort -bien plus puissant que la rhétorique ringarde de l’Occident sur le « droit des peuples ». Le pouvoir du symbolisme sera là pour montrer que chaque Monde accepte de se préoccuper des valeurs fondamentales de l’autre -et accepte de chercher à les concilier avec les siennes autant que faire se peut avec les siennes.
Il s’agira, ensuite, de fonder, sur le socle que constitue ce symbolisme religieux, une démarche diplomatique nouvelle. Cette démarche aura comme objectif de voir Israël définir avec le Monde arabe ses frontières sur le fondement du dialogue religieux préalable. Nul besoin qu’une telle définition couvre immédiatement toutes les frontières d’Israël. Certaines sont déjà définies, D’autres seront plus difficiles à obtenir. C’est la démarche diplomatique -et son fondement religieux- qui sera intéressante et non le résultat. On écarterait enfin la « politique du mégaphone » que l’Occident adopte depuis des décennies sur le sujet.
En agissant ainsi, on aboutira, en fait, au renversement salutaire de la perspective « politique » actuelle. D’ailleurs, les préoccupations occidentales au sujet d’un État palestinien ont-elles un sens tant qu’Israël n’a pas des frontières reconnues ?
N’est-ce donc pas par un travail diplomatique d’Israël avec le Monde arabe sur la question de ces frontières qu’il faut commencer -avant même d’aborder la question palestinienne ? N’est-ce pas ensuite au Monde arabe lui-même de s’occuper ensuite, comme il le souhaite, de l’érection d’un État palestinien ?
Le rôle de l’Arabie Saoudite ?
La démarche décrite ici mêlera le religieux et le diplomatique dans l’environnement subtil et fin du Moyen-Orient. Elle n’a pas pour objectif de régler les difficiles problèmes de court terme. Elle indique simplement qu’au bout du compte il y aura un obstacle final -et que mieux vaut reconnaître ouvertement la présence de cet obstacle maintenant.
Certains États arabes, en particulier, l’Arabie Saoudite, semblent conscients de cette situation. L’Arabie Saoudite joue un rôle de référence théologique suprême dans le monde musulman. Elle a un intérêt géopolitique à garder à ses côtés un Israël puissant et légitimement ancré sur sa terre. Ne serait-elle pas l’interlocuteur approprié à approcher par Israël pour commencer à opérer ce renversement de perspective du politique vers le religieux ?
José Garson