L’Amérique latine est devenue la deuxième région du monde, la plus touchée par la pandémie de Covid-19. Désormais, ce sont plus de 5 000 000 personnes qui sont contaminées et plus de 202 000 qui sont décédées. Quelles perspectives pour cette région frappée de plein fouet par la Covid-19 ? Pascal Drouhaud et Guillaume Asskari font le point pour la Revue Politique et Parlementaire.
Débordement, déflagration, perte de contrôle, autant de termes utilisés pour décrire une situation qui s’est terriblement dégradée depuis les premières mesures prises durant le mois de mars dernier. La Covid-19 est devenue en Amérique latine, non seulement le révélateur des inégalités et des faiblesses structurelles des sociétés mais, surtout, la principale menace, pour des pays qui affrontent le risque d’une explosion sociale inédite.
Autant le virus semblait anecdotique en début d’année, alors que l’Europe se confinait et affrontait une vague mortelle faisant d’elle le continent le plus touché en termes de décès (210 435), autant la Covid-19 apparaît comme le facteur le plus important de déstructuration sociale et économique en Amérique latine. Comment en est-on arrivé à cette situation ? L’Amérique latine est un continent marqué par des éléments d’unité, dans la diversité. Ce principe fédéral permet de mieux comprendre les différences inscrites dans une région du monde à la fois dans son histoire, ses schémas de développement, son organisation politique et dans ses structures économiques.
Avec 21 pays, 33 si l’on inclut la région des Caraïbes, l’Amérique latine n’a jamais constitué un bloc unitaire dans son histoire. Les réalités géographiques, ethniques, identitaires quelquefois, les mouvements sociaux, les termes du développement et les voies d’une croissance longtemps espérée, diffèrent parfois, comme en Amérique centrale, d’un pays à l’autre. Cette diversité se vérifie dans la crise de la Covid-19 tout comme dans sa gestion. Partout, l’augmentation des cas est réelle. Mais elle est contrastée d’un pays à l’autre.
Le Brésil et le Mexique, les pays les plus touchés
Le Brésil, le Mexique, le Pérou, le Chili et la Colombie occupent les premiers rangs des pays les plus touchés au monde. Ils ont largement dépassé, en nombre de contaminations, l’Italie (248 419), la France (192 334) ou l’Allemagne (212 331). Le Brésil est le second pays au monde le plus touché : 2 808 076 contaminés, 96 096 décès. Le Mexique n’est pas épargné avec 400 049 cas, 48 869 décès. Le Pérou, le Chili et la Colombie comptent désormais respectivement, 439 890, 362 962 et 334 979 contaminations.
Des pays comme le Costa Rica et El Salvador, qui avaient pris des mesures drastiques très tôt, voient leur situation s’aggraver. Médecins sans Frontières a même alerté la communauté internationale sur la réalité à San Salvador qui serait entré dans « une phase critique ». Aucun pays n’est épargné : l’Argentine (213 522 contaminés), l’Equateur (87 963), la République dominicaine (74 295), la Bolivie (83 361) voient la pandémie se développer. Celle-ci révèle les limites des systèmes de santé et les faiblesses de la protection sociale.
Vers une récession économique ?
Fort de ses 600 millions d’habitants, le continent devrait voir le tiers de sa population perdurer ou basculer dans la pauvreté. Les pertes d’emplois se chiffrent désormais à plus de 3 millions. Les fermetures d’entreprises se comptent par milliers. L’inquiétude se répand car c’est désormais, le secteur formel qui est atteint.
Et pourtant, l’illusion d’un développement durable a régné pendant quelques années, au lendemain des années 1980, qui marquaient la fameuse “décennie perdue”. L’hyperinflation, les conflits armés (Guatemala ; El Salvador, Colombie), l’instabilité politique, l’endettement, semblaient être constitutifs d’un continent qui est parvenu à casser cette malédiction dans les années 1990. Certains pays sont devenus des économies émergentes, membres du G20 comme le Brésil, le Mexique ou l’Argentine.
L’euphorie des années 2000 s’est heurtée à un ralentissement à partir de 2017, expliquant en partie, les tensions de la fin de l’année 2019. L’Amérique latine a de nombreux atouts, certains de ses centres urbains constituent autant de mégapoles, tirant les économies nationales : Sao Paulo, Mexico, Bogota, Santiago de Chile, Buenos Aires, en sont des exemples forts. Ceci étant, les structures sociales et économiques sont aujourd’hui en surchauffe car la pandémie a entraîné le secteur informel dans un ancrage durable de la pauvreté. Mais plus grave, le secteur formel, que ce soit dans le bâtimnt, les transports (notamment le transport aérien avec la faillite de Latam, les difficultés d’Avianca), l’énergie mais également les services accélèrent le ralentissement économique. Dans plusieurs pays de la région, on assiste à la baisse des fameuses « remesas », ces envois financiers issus des latino-américains vivant notamment aux Etats-Unis. Des aides sectorielles mises en place, temporairement, par certains Etats du Brésil, ou gouvernements nationaux comme en Colombie, ne font que retarder l’heure de vérité après des mois de mesures de confinement. Et surtout, la crise sanitaire, se prolonge et s’aggrave.
Comment peut-il en être autrement alors que les taux d’imposition sont notoirement faibles. Cette réalité ne permet pas aux Etats de développer un système universel, de se doter d’infrastructures qui pourraient répondre aux défis sociaux qui freinent le développement durable des pays concernés. La Banque interaméricaine de développement (BID) estime que le reflux économique sera compris entre 8 et 10 % du PIB. Les chiffres sont inquiétants : avec la hausse de la pauvreté et le risque de marginalisation de près de 200 millions de personnes, le retour de la malnutrition est annoncé. L’ONU estime à 7,4 % le taux de la population qui souffre de la faim sur le continent. L’organisation prévoit un taux de 9,5 % d’ici 2030.
Un développement au ralenti ?
L’inquiétude touche tous les secteurs de la société : l’environnement souffre de la pandémie. Certains secteurs, comme les orpailleurs, profitent de la crise pour investir de nouveaux territoires, notamment en Amazonie et dans la région du Péten, en Amérique centrale, accélérant ainsi le risque de propagation de la Covid-19 auprès de populations vulnérables. Les incendies n’ont pas cessé : la déforestation se poursuit. Ce processus semble inéluctable tant l’Amérique latine est prise dans un schéma de développement dont elle ne maîtrise pas tous les ressorts, notamment les prix de ses matières premières. C’est la raison pour laquelle le Secrétaire général de l’ONU, M. Antonio Guterres, a lancé, le 9 juillet dernier, un appel à l’Amérique latine et la région des Caraïbes, en faveur d’un nouveau modèle de développement :
« Dans une région où l’inégalité est devenue intenable, cela signifie mettre en place des systèmes de protection sociale complets et accessibles à tous. Cela signifie créer un système d’imposition équitable, promouvoir des emplois décents et renforcer la durabilité environnementale ainsi que les mécanismes de protection sociale. Cela signifie une intégration économique régionale. Et cela signifie que les femmes participent pleinement et en toute sécurité à la vie publique et économique ». Vaste programme pourrait-on dire, mais il est certain que la crise de la Covid-19 a fait apparaitre la faiblesse des coopérations régionales. Celles-ci ne manquent pas mais elles ne sont pas parvenues à soutenir les Etats touchés. Pas de plan de relance, pas de concertation régionale, les Etats ont été seuls à devoir gérer des situations disparates à l’intérieur de chacune des frontières nationales.
Autant d’éléments d’inquiétude qui ont été abordés lors d’une visio-conférence des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne1 qui a rappelé l’urgence de la situation et la volonté conjointe d’apporter une solution aux défis économiques et sociaux posés par la crise. L’Union européenne est le premier investisseur en Amérique latine et dans la région des Caraïbes, premier contributeur de la coopération avec le continent. Pour les représentants des Etats européens et latino-américains, le « seul moyen de surmonter la crise », est de tout faire pour réactiver l’économie. Les pays européens concernés ont décidé de « réorienter les instruments nationaux de coopération et les fonds de programmes européens afin de faciliter la reprise et de parvenir à une sortie de crise durable qui aboutisse à des sociétés plus prospères, justes et démocratiques, accordant une place importante au numérique ».
L’engagement est fort, nécessaire et peut ouvrir la voie à une nouvelle coopération fondée sur de nouvelles orientations économiques en faveur d’un développement durable.
Au delà de l’urgence sanitaire immédiate, l’enjeu est de taille. Il permet de repositionner l’Union européenne sur un continent qui a développé ses liens commerciaux avec la Chine ces dernières années, devenant même, dans certains pays comme le Brésil ou l’Equateur, le premier client. Mais surtout, cette implication laisse entrevoir un nécessaire soutien à une organisation économique plus inclusive, offrant une protection sociale à tous, un accès à l’éducation, à la formation technique et professionnelle. La fiscalité doit être revisitée afin de donner à l’Etat les moyens d’une intervention sur l’ensemble de son territoire, à la fois dans une dimension sécuritaire et de protection sociale, mais également économique : établissement de normes garantissant une sécurité juridique par exemple, incitations aux investissements, meilleure prise en compte de l’environnement. Autant de pistes nouvelles que la crise de la Covid-19 peut favoriser afin que l’Amérique latine, au sortir de la crise, puisse retrouver sa place dans les relations internationales.
(Chiffres au 5 août 2020)
Pascal Drouhaud, spécialiste de l’Amérique latine
Président de l’Association France-Amérique latine, LATFRAN ( www.latfran.fr)
Vice-Président de l’institut en relations internationales Choiseul.
Auteur de nombreux articles sur les relations internationales
Guillaume Asskari, journaliste, spécialiste de l’Amérique latine
- Les pays concernés sont les suivants : Allemagne, Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Costa rica, Croatie, Equateur, Espagne, France, Italie, Mexique, Pays-Bas, Pérou, Portugal, République dominicaine, Slovénie, Suède. ↩